La Formation des États-Unis/IV

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La Nouvelle RevueTome 104 (p. 495-516).

LA

FORMATION DES ÉTATS-UNIS[1]




LES INFLUENCES ÉTRANGÈRES ET LES AMBITIONS NATIONALES


Les Européens qui parcourent les États-Unis avec le désir d’en analyser les particularités politiques et sociales s’étonnent du peu de place que tiennent leurs pays respectifs dans les préoccupations américaines. On les reçoit fort bien, on s’enquiert avec intérêt de leurs familles, de leurs demeures, de leurs habitudes de vie. On a presque toujours un mot aimable à leur dire sur la gaieté du boulevard des Capucines ou du Corso, l’ampleur du Ring ou de la perspective Newski, les beautés de l’Acropole ou de l’Alhambra, les tableaux de la Pinacothèque ou les clochers de Sainte-Gudule. On leur parle d’un restaurant célèbre, d’une ruine féodale, d’une collection de vieilles monnaies, d’un paysage alpestre ou d’une danse de paysans. Mais on ne les interroge pas sur les débats parlementaires, sur l’administration, sur les graves questions de politique extérieure, sur les éventualités d’un conflit toujours redouté. Si on le fait, c’est par politesse et sans conviction. Il est visible que les Américains ne désirent pas être informés de ces choses ; on dirait qu’ils considèrent nos hommes d’État comme des contemporains des momies du musée de Boulaq ayant en moins le mystère des papyrus, la poésie des scarabées et l’ombre prestigieuse des Pyramides. Cette indifférence une fois constatée, le voyageur curieux s’applique à en déterminer les causes et la lumière ne tarde pas à se faire dans son esprit. Comment les États-Unis pourraient-ils s’intéresser aux affaires du vieux monde, alors que leur isolement géographique se double d’un isolement national presque complet ? En tout, ils ont innové ; leur gouvernement ne ressemble à aucun autre ; ils comprennent d’une manière nouvelle les rapports de l’individu et de la société ; ils ont transformé l’État, l’atelier, même la famille. Ils n’ont point de modèles à prendre en Europe et leur heureuse situation leur donne une sécurité que nos querelles et nos rivalités ne sauraient troubler. Leur sphère d’action est d’ailleurs assez vaste pour que, vivant sur eux-mêmes, ils n’aient à craindre ni la monotonie dans l’existence, ni la routine dans les esprits. Dès lors rien d’étonnant à ce qu’à travers l’Atlantique le commerce des marchandises ait seul prospéré, tandis que le commerce des idées languissait.

Sur cette question si importante de l’influence réciproque que peuvent exercer l’une sur l’autre l’Europe et l’Amérique, l’étude de l’histoire des États-Unis ouvre une percée inattendue et l’on se rend compte alors que l’action du vieux monde sur le nouveau n’a été ni aussi rare ni aussi anodine qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. La séparation d’avec l’Angleterre créa véritablement une nation, qui, dès les premières heures de son existence, se montra résolue à user des droits et prérogatives que confère l’indépendance nationale. On ne saurait trop insister sur ce point. C’est une erreur communément répandue de croire que les Américains, en se révoltant, n’eurent en vue que de soustraire leur commerce et leur industrie naissante aux entraves d’une législation surannée et ne voulurent former qu’une communauté de marchands aspirant à fixer la fortune et à atteindre un idéal de prospérité matérielle. Nous avons vu quel rôle prépondérant jouèrent la raison pure, la logique, les tendances réformatrices et les passions religieuses dans la formation de la plupart des colonies, comment le commerce et l’industrie ne se développèrent qu’accessoirement et tardivement, combien enfin la patience des coloniaux fut lente à se lasser tant que les intérêts furent seuls en jeu et leur susceptibilité prompte à s’exaspérer dès qu’un principe moral se trouva menacé. La déclaration d’indépendance précisa le caractère de la révolution. Ce document se compose de deux parties. L’une est un réquisitoire dressé contre le roi d’Angleterre et dans lequel se trouvent énumérés les nombreux griefs que les colonies invoquent pour légitimer la déchéance de ce monarque ; l’autre est un exposé de principes où l’influence de Rousseau et des philosophes se fait manifestement sentir. Un long préambule consacré à l’affirmation des droits de l’homme et du citoyen n’était pas nécessaire pour donner à la déclaration une force qu’elle empruntait aux circonstances mêmes. Lorsqu’on agit, il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour souligner les actes. Si, en cette circonstance, Jefferson crut devoir proposer et ses collègues approuver un texte dont l’emphase a fait sourire quelquefois leurs descendants, c’est qu’à travers l’Océan le Contrat social avait agi directement ou indirectement sur la partie la plus éclairée de la société américaine. Plus tard, quand le moment vint de rédiger une constitution, on s’inspira de Montesquieu ; l’on respecta sa doctrine de la séparation des pouvoirs. Comme, d’ailleurs, les Américains étaient plus hommes de pratique que de théorie, il faut bien admettre que l’action européenne s’exerçait sur eux avec une certaine puissance. Et, en effet, nul parmi eux ne songeait alors à se passer de l’Europe. Les uns nourrissaient l’espoir d’amener l’Angleterre à composition, les autres de se ménager quelque alliance sur le continent ; les plus indépendants repoussaient l’idée d’une intervention étrangère armée, mais escomptaient pour l’avenir l’appui moral et pécuniaire qui serait nécessaire à la jeune république. La perspective d’avoir pour voisine une monarchie du vieux monde ne les effrayait plus du moment que leur existence nationale était reconnue et leur territoire garanti contre toute agression. Après s’être battus pendant si longtemps contre les Français, ils acceptèrent sans trop se faire prier les clauses du traité de 1778 par lequel, en échange de l’appui que ceux-ci allaient leur donner, ils s’engageaient à respecter l’intégralité des possessions « présentes et à venir de la couronne de France » en Amérique. À cette époque, on ne s’avisait pas que le nombre des États pût augmenter, qu’il pût s’en créer de nouveaux qui demanderaient à faire partie de la confédération. La plupart des citoyens eussent ressenti plus d’effroi que de satisfaction à la pensée d’une extension territoriale au delà du Mississipi.

L’avenir de leur pays était à leurs yeux essentiellement maritime et surtout européen. L’acquisition de la Louisiane (1803) déplaça le centre de gravité des États-Unis en même temps que, par son attitude, l’Europe contribuait à les détourner d’elle. Dès le début, deux grands partis s’étaient dessinés qui, sous l’étiquette de fédéralistes et de républicains démocrates, groupaient en réalité les anglophiles et les francophiles ; les anglophiles étaient en même temps francophobes el les francophiles, anglophobes ; ils l’étaient avec passion, avec frénésie. D’un parti à l’autre, les modes, le langage variaient ; tous les moyens étaient bons pour marquer ses préférences. Les modérés déploraient de telles exagérations ; elles paraissent avoir surtout affecté Washington et lui avoir dicté le célèbre passage de son message d’adieu, dans lequel, prémunissant ses compatriotes contre l’influence étrangère, il les adjurait de ne s’abandonner à aucun sentiment de haine ou d’amour exalté envers une autre nation. « Le peuple, disait-il, qui se laisse aller à nourrir une antipathie marquée ou une sympathie enthousiaste à l’égard d’un autre peuple devient en quelque sorte l’esclave de sa passion. Dans l’un comme dans l’autre cas, il est aveuglé au point de méconnaître sa dignité et ses intérêts véritables. » La parole de Washington, surtout en une circonstance aussi solennelle, ne pouvait manquer d’impressionner l’opinion. D’autre part, des incidents survinrent qui montrèrent en quel dédain la France et l’Angleterre tenaient les États-Unis.

La France révolutionnaire se crut tout permis envers un pays qu’elle s’imaginait avoir tiré du néant. L’Angleterre traita ses anciennes colonies comme un serviteur infidèle auquel on refuse le certificat qui lui permettrait de se placer ailleurs. Il s’en fallut de peu que la guerre n’éclatât avec la France. En fait, elle avait déjà commencé, le commodore Tuxton s’étant emparé d’une frégate française, lorsque très sagement le président John Adams arrêta les hostilités. Avec l’Angleterre, les relations se tendirent de plus en plus, et la rupture ne put être évitée. La paix ne fut rétablie qu’en 1814 par le traité de Gand. Ces événements, bien entendu, refroidirent le zèle des partisans des deux pays, mais ne suffirent pas à annihiler leur action. Au point de vue des rapports avec l’étranger, il y eut donc trois courants bien marqués. Les liens du sang rattachaient, malgré tout, les États-Unis à l’Angleterre ; la reconnaissance et une certaine sympathie naturelle les inclinaient vers la France. Le bon sens et les conseils de Washington leur dictaient une attitude de neutralité absolue. À partir de 1810 des influences nouvelles se manifestèrent. Les colonies espagnoles levèrent l’étendard de la révolte et se formèrent en républiques indépendantes au moment même où les États-Unis, ayant franchi la ligne du Mississipi, commençaient à entrevoir la possibilité d’occuper un jour tout le nord du continent et où la démocratie populaire allait remplacer au pouvoir l’aristocratie virgilienne. La connexité de ces faits s’affirma par la suite. C’est alors que, dans son fameux message du 2 décembre 1823, le président Monroë énonça « la doctrine » à laquelle son nom est demeuré attaché : « L’Amérique, dit-il, a conquis une indépendance qu’elle est résolue à défendre et, dès lors, ne peut plus permettre que des colonies européennes s’établissent sur son sol… Pour nous, nous devrons considérer toute tentative d’ingérence des pays d’Europe dans les affaires d’une portion quelconque du domaine américain comme attentatoire à notre repos et à notre sécurité et y voir une manifestation hostile à l’égard des États-Unis. »

Il n’y avait pas là, comme on l’a prétendu depuis, une simple bravade inspirée par le plaisir de la popularité ; encore moins Monroë cédait-il, en écrivant ces lignes, à une pression du cabinet britannique. Il est vrai que Canning se montra fort empressé à reconnaître les républiques espagnoles et vit avec satisfaction l’attitude adoptée par les États-Unis en cette circonstance. Mais une décision dans ce sens avait été prise par le cabinet de Washington dès le 13 mai 1818 et deux mois plus tard le ministre des États-Unis à Londres en avait informé lord Castlereagh. Une déclaration analogue fut faite par M. Gallatin à M. de Chateaubriand au mois de mai 1823, six mois avant le message présidentiel. Ces faits enlèvent à la doctrine de Monroë tout caractère d’improvisation ; en l’énonçant, Monroë, qui avait consulté Jefferson sur l’opportunité de l’acte qu’il préméditait, ne fit qu’enfermer en une formule précise une idée déjà courante parmi ses administrés. Aussi l’approbation qu’obtint son message fut-elle à peu près unanime. Il y avait pourtant deux façons d’interpréter le principe de droit international qui venait d’être posé. Pris à la lettre, il proclamait l’égalité entre les États du nouveau et ceux de l’ancien monde, la liberté pour les uns comme pour les autres de se constituer sous la forme et de se gouverner d’après les principes dont il leur conviendrait de faire choix.

Mais, d’autre part, il était facile d’en tirer une conclusion un peu différente au profit des États-Unis, légitimant l’intervention protectrice de cette république, la première en date et la plus puissante, dans les affaires des autres États américains. Ce rôle grandiose n’était pas pour déplaire à une génération qui avait devant elle la libre étendue du continent depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique, qui se sentait appelée à civiliser ces vastes régions et dont l’épopée napoléonienne venait d’enflammer l’imagination. Il ne se forma pas de nouveaux partis ; toutes ces tendances si diverses agirent simultanément, tantôt se combattant, tantôt se confondant, comme s’entre-croisent les courants qui, par un temps calme, moirent parfois la surface de la mer. L’influence française s’affaiblit la première. Pendant les guerres de l’empire, le commerce américain avait eu fort à souffrir, non pas seulement des conséquences du blocus continental, mais aussi des saisies opérées par des capitaines français, lesquels s’obstinaient à traiter en ennemi tout ce qui parlait anglais. À plusieurs reprises, le gouvernement fédéral avait réclamé des indemnités ; finalement le principe en fut reconnu, mais le traité négocié par les ministres de Louis-Philippe avec les représentants du président Jackson échoua devant les Chambres françaises et la guerre, une fois encore, menaça d’éclater. L’affaire s’arrangea grâce à la médiation de l’Angleterre ; elle causa néanmoins du ressentiment en Amérique. Ces querelles successives laissaient après elles une amertume qu’aggravaient singulièrement les expressions de dédain, d’indifférence ou de condescendance, habituelles aux Français lorsqu’ils parlaient du nouveau monde : « Qu’allez-vous faire dans ce pays de sauvages ? » écrivait la princesse de la Trémoïlle au baron Hyde de Neuville, nommé par Louis XVIII ministre de France à Washington, et l’ambassadeur avait beau répondre que « ces colons révoltés… montent à pas précipités vers les destins les plus hauts », il ne parvenait à convaincre ni son gouvernement ni son aimable correspondante. Quand La Fayette eut cessé de vivre, les souvenirs de la guerre de l’indépendance prirent un caractère plus exclusivement national ; on oublia une intervention que la France elle-même négligeait de rappeler. Les Américains lui en voulaient, d’ailleurs, de son retour à la monarchie. Ils avaient cru voir dans la proclamation de la république un hommage rendu à leur initiative. Ces perpétuels changements de constitution et de dynastie leur semblaient indignes d’une grande nation. En 1848, ils ne prêtaient plus d’attention aux affaires françaises ; leur armée venait d’entrer à Mexico, le pavillon étoilé flottait encore sur le château de Chapultepec et la paix de Guadalupe-Hidalgo faisait passer sous leur domination des territoires grands comme l’Allemagne et la Russie réunies.

Ces événements rejetaient dans l’ombre la révolution de Paris, et le contre-coup qu’elle pouvait avoir en Europe. L’insurrection hongroise pourtant éveilla un écho sympathique au delà des mers, comme l’avait fait vingt ans plus tôt l’insurrection grecque. Il avait été question alors d’envoyer aux Hellènes des secours en argent et un message sympathique. Cette fois-là, le président Taylor dépêcha en Hongrie un envoyé spécial sur le rapport duquel il comptait s’appuyer pour reconnaître solennellement le gouvernement autonome. Mais le voyage était long ; quand l’envoyé parvint à destination, il trouva les Autrichiens maîtres du terrain et ne put que constater l’échec de la rébellion. Cette démarche parut à Vienne fort incorrecte et le chargé d’affaires d’Autriche à Washington, M. Hülsemann, reçut l’ordre de faire des représentations au gouvernement fédéral. Daniel Webster, alors secrétaire d’État, y répondit, à la date du 21 décembre 1850, par une lettre qui n’eût pas manqué, entre gouvernements européens, de déchaîner la guerre. Il y était dit, en termes hautains, que les Américains n’admettraient jamais qu’on discutât leur droit de reconnaître un gouvernement révolutionnaire ni de se renseigner par tous les moyens sur ce qui se passait dans un pays éloigné du leur. Que pouvait faire l’Autriche ? Les États-Unis étaient hors de son atteinte. Le ton de M. Hülsemann baissa.

Mais peu de temps après, Kossuth et les Hongrois réfugiés en Turquie arrivèrent à New-York sur une frégate américaine qui avait été les chercher tout exprès. On leur fit une réception enthousiaste à laquelle les autorités s’associèrent sans trop de discrétion. M. Hülsemann fut rappelé et l’Autriche n’obtint aucune satisfaction. La diplomatie américaine prenait déjà ces allures singulières qui distinguent la plupart de ses représentants ; jusqu’alors ceux-ci avaient porté l’uniforme comme leurs collègues européens ; le président Pierce le leur retira, leur donnant Franklin comme un modèle de simplicité digne d’inspirer tous leurs actes et leur rappelant que l’habit noir était par excellence l’uniforme de la démocratie. Désormais, la légation des États-Unis se singularisa dans les grandes capitales par son costume comme par son attitude. Rien de plus libre que ses secrétaires ou ses attachés, si ce n’est le ministre lui-même. Chacun choisit ses relations, va, vient, étudie, écrit et parle avec une indépendance presque absolue. Dans un poste diplomatique, ce sont presque toujours les Américains qui frayent le plus avec la population native ; ils ne craignent pas les incidents, n’ont guère d’égards pour l’étiquette, en prennent à leur aise avec le protocole et ne se souviennent de leur mission que lorsqu’ils ont un intérêt national à sauvegarder ou un concitoyen à protéger. Alors ils confectionnent des mémoires où la franchise des termes le dispute à l’énergie de la pensée et entre les lignes desquels on aperçoit la silhouette de ce puissant despote qui s’intitule « le peuple et le gouvernement des États-Unis d’Amérique », formule qui rappelle, en plus vrai et en plus fort, car ici il s’agit d’une démocratie de 70 millions d’hommes, le fameux senatus populusque romanus devant qui des siècles ont tremblé.

De toutes les publications par lesquelles la diplomatie américaine a scandalisé les chancelleries, l’une des plus étonnantes, à coup sûr, est le Manifeste d’Ostende. On résume ainsi un document qui porte la date d’octobre 1854 et dont le texte fut arrêté par les ministres des États-Unis à Paris, à Londres et à Madrid. Ils se réunirent en conférence sur l’ordre du président Pierce, à seule fin de porter à la connaissance de l’Europe, et cela en termes appropriés, la « violente amour » que les États-Unis avaient conçue pour l’île de Cuba, cette perle des Antilles, et leur résolution de se l’approprier, en la payant le moins cher possible. Sous la présidence de Polk ils en avaient offert 500 millions de francs ; c’était une belle somme, mais l’Espagne préférait garder Cuba. En 1851, Lopez, un aventurier, était parti de la Nouvelle-Orléans avec cinq cents hommes déterminés pour soumettre l’île ; avant lui, d’autres expéditions du même genre s’étaient organisées dans le même but et sans succès. Lopez échoua, lui aussi, le cabinet de Washington ayant jugé honnête, avant d’encourager une telle tentative, de prévenir l’Europe. Ce qui fut fait par le manifeste d’Ostende. On y établissait avec une logique imperturbable qu’il n’y aurait de paix et de sécurité pour la République que lorsque Cuba en ferait partie intégrante. Cette audace ne produisit aucun effet ; le procédé était si naïf et la prétention si exorbitante, que le manifeste d’Ostende souleva une hilarité générale. Aux élections de 1856 et de 1860, l’annexion de Cuba n’en figura pas moins dans les programmes du parti démocrate ; la guerre de sécession survint à propos pour tirer l’Espagne d’un mauvais pas. Vers le même temps un nouveau parti entra en scène qui eut une existence éphémère, mais influença néanmoins l’opinion. Ses membres, organisés en sociétés secrètes, s’engageaient à favoriser en tout les Américains d’origine au préjudice des naturalisés ; ils devaient surtout écarter les candidatures de ces derniers aux élections ; en dehors de cela ils ne voulaient « rien savoir ». D’où le sobriquet de Knownothings sous lequel on les désigna.

L’âme américaine est ainsi influencée par des tendances contradictoires dont il faut connaître l’origine pour comprendre les effets. Lorsque Jonathan raisonne avec ce clair bon sens qu’il a hérité des premiers fondateurs de sa fortune, il juge les événements de haut, apprécie le travail régulier, l’évolution normale, répudie les ambitions malsaines, préfère aux éclats grandioses du canon le sifflement de la charrue à vapeur qui trace dans les plaines de l’ouest des sillons géométriques. Mais lorsque, par contraste avec sa grandeur présente, lui revient le souvenir de son très court passé, une bouffée d’orgueil monte à son cerveau. Il jette un regard sur le drapeau national et y voit inscrits en termes symboliques les progrès accomplis ; treize bandes blanches et rouges qui figurent les treize colonies et tout un firmament d’étoiles qui représentent le nombre actuel des États. Un peu plus d’un siècle a suffi pour cette merveilleuse transformation ; le monde n’en vit jamais de semblable. Alors son pays lui apparaît sous un jour providentiel, avec une mission de Dieu à remplir et tout vibre en lui. L’Américain est impressionnable à un point dont nous n’avons pas idée. Il l’est, au Nord plus qu’au Sud, parce que les émotions y sont plus concentrées, à l’Ouest plus qu’à l’Est, parce que les instincts y demeurent plus primitifs. Le même homme que vous avez vu assis à son bureau, l’œil froid, la parole calme, alignant ses chiffres, combinant ses opérations, tout entier à ses préoccupations commerciales, ce même homme est susceptible, l’instant d’après, pour un rien, pour un anniversaire patriotique, pour l’inauguration d’une statue, pour un discours bien tourné, d’éprouver un bouleversement de tout son système nerveux, de se sentir remué jusque dans les fibres les plus intimes de son être. S’il est très jeune, il s’exalte, se démène, crie, verse des larmes. Si l’âge a déjà ralenti ses expansions, c’est dans son regard que se concentre sa passion. Elle y tremble comme une flamme. J’ai souvent noté l’impression qu’il subit au contact de la foule, mais de sa foule seulement. Car le même spectacle, entrevu hors de chez lui et parfois dans un cadre bien plus saisissant, ne l’ébranle en rien. Il s’intéresse alors à ce qu’il voit, s’en amuse ; il ne se sent pas à l’unisson avec ceux qui l’entourent. Pour savoir ce que c’est qu’une masse énorme d’hommes n’ayant plus qu’une seule âme, il faut aller aux États-Unis. Partout ailleurs on devine les restrictions de l’individu sous la pensée de la foule. Rien n’est plus probant au point de vue de l’unité de la race, et rien n’est plus suggestif au point de vue de son avenir que cette facilité qu’éprouve l’Américain à se mouvoir et à sentir collectivement, sans autre discipline que celle du consentement unanime.

Ce drapeau si ingénieusement combiné pour rapprocher le passé du présent n’est pas seulement l’emblème de l’armée et ne flotte pas seulement sur les demeures officielles. Chacun l’a dans sa maison : les enfants s’en servent dans leurs jeux ; on l’arbore en toute occasion, on l’associe à toutes les solennités de l’existence. Il s’en fabrique des millions en format réduit ; on les emporte avec soi à l’étranger ; on s’en sert pour saluer les navires qui partent ou qui arrivent, pour acclamer les élus dans les élections et les vainqueurs dans les matchs athlétiques. Aucun peuple n’a jamais vécu dans une intimité pareille avec son drapeau. Aucun peuple ne possède mieux sa propre histoire et ne sait aussi bien en tirer les enseignements qu’elle comporte ; et, chose curieuse, ce ne sont pas les événements qui agissent sur l’esprit de la nation, ce sont les personnalités ; ce ne sont pas les actes d’un Washington ou d’un Lincoln qui demeurent, c’est leur caractère, ce sont leurs pensées. Tout Américain a lu leurs proclamations, leurs messages, leurs appels au pays et s’est assimilé cette prose sacrée. Quand il s’abandonne aux rêves de domination que Webster et Clay lui ont soufflés, le langage du « Père de la patrie » le rappelle à la prudence et à la modestie. Quand il exalte les glorieux services d’un Grant ou d’un Sherman, les paroles de Jefferson lui rendent la notion de l’égalité démocratique ; il a voué à Napoléon une admiration enfantine, mais tout de même il trouve que Franklin valait mieux. Tous subissent ces fluctuations, depuis le président de la République jusqu’à ses plus modestes électeurs. C’est ainsi que les États-Unis surprennent le monde par leur mobilité, tantôt s’ouvrant sans entraves aux étrangers, tantôt créant des ligues pour les exclure ; lançant des menaces de guerre parce qu’on ne répond pas assez vite à leurs avances et attendant avec patience qu’un tribunal d’arbitrage consacre des droits dont le bien fondé n’est pas discutable, parlant à de puissants souverains un langage de défi et respectant avec une honnête timidité des petits États résignés à la conquête.

Au point de vue des influences européennes, la guerre de sécession rapprocha l’Amérique de l’Angleterre et l’écarta définitivement de la France. Napoléon iii s’était empressé, après la bataille de Bull-Run, de proclamer sa neutralité et de reconnaître les confédérés comme belligérants, contrairement à la demande des États-Unis qui insistaient pour qu’ils fussent regardés et traités comme des rebelles. Cette reconnaissance leur donnait le droit de se ravitailler et de réparer leurs navires dans les ports français. En agissant de la sorte, la France ne faisait que suivre l’exemple de l’Angleterre. Mais tandis qu’en Angleterre l’opinion se prononçait énergiquement contre l’esclavage, sans se laisser influencer par le bénéfice que le triomphe du Sud aurait eu pour effet d’assurer à l’industrie cotonnière, en France les sudistes furent tout de suite populaires. L’empereur, que le rôle de médiateur séduisait, au point qu’il eût volontiers suscité des conflits pour avoir le plaisir de les apaiser, voulut associer à sa démarche l’empereur de Russie et la reine d’Angleterre. Ses avances ayant été repoussées à Londres et à Pétersbourg, il intervint tout seul. M. Drouyn de Lhuys chargea le ministre de France à Washington de transmettre au congrès le conseil que voulait bien lui donner l’empereur des Français et qui était d’entamer au plus tôt des négociations avec les confédérés en vue de nommer des commissaires qui examineraient les griefs des deux parties. Le Congrès répondit qu’il ne se trouvait pas un seul homme aux États-Unis pour demander une intervention étrangère et que le peuple rejetterait avec indignation une paix obtenue au prix de la dissolution de l’Union. Cette politique maladroite n’eût pas suffi cependant à causer un irréparable dommage à l’influence française si Napoléon iii n’avait pas profité de ce qui se passait dans l’Amérique du Nord pour réaliser dans l’Amérique centrale le rêve le plus absurde que jamais souverain ait conçu. Le débarquement des troupes impériales au Mexique et l’accession de l’archiduc Maximilien au trône restauré de Montezuma soulevèrent la colère des Américains et leur laissèrent au cœur une rancune haineuse. Leur premier acte, la paix rétablie dans leur pays, fut de réclamer de Napoléon la cessation de l’occupation française en donnant à entendre que son maintien les amènerait à intervenir. Ce n’était pas le zèle antimonarchiste qui les enflammait. Quelques années plus tard, on devait voir le général Grant, devenu président des États-Unis, ouvrir solennellement l’exposition centeniale de Philadelphie ayant à ses côtés l’empereur et l’impératrice du Brésil. Si depuis lors l’établissement de la République au Brésil a créé une sympathie de plus entre les deux pays, dom Pedro n’en est pas moins resté jusqu’à sa mort populaire et respecté. En proclamant leur empire, les Brésiliens, d’ailleurs, s’étaient séparés de l’Europe et soustraits à son influence. Tandis qu’au Mexique, les Français venaient imposer le joug d’un prince autrichien à une population qui n’en voulait point.

Le ressentiment des Américains n’avait pas eu le temps de se calmer quand éclata la guerre franco-allemande de 1870. Le triomphe de l’Allemagne fut accueilli avec une satisfaction évidente ; on s’apitoya bien sur les souffrances des vaincus ; des secours en argent et en nature affluèrent vers nos ambulances ; à la Nouvelle-Orléans et à San-Francisco, où la langue française n’avait pas cessé d’être en usage, les collectes furent particulièrement abondantes ; mais des manifestations germanophiles se produisirent dans un grand nombre de villes et le général Grant, qui venait de s’asseoir dans le fauteuil présidentiel, s’oublia jusqu’à adresser à l’empereur Guillaume, à Versailles, un télégramme de félicitations. On se plut à comparer la constitution germanique à celle des États-Unis et à répéter que le nouvel Empire était un hommage rendu au principe fédéral, une victoire de la théorie américaine, et constituait un acheminement vers la confédération des peuples d’Europe. Bismarck prit dans l’imagination populaire la place de Napoléon ier ; des pionniers de l’Ouest donnèrent son nom à une cité qu’ils venaient de fonder ; son portrait se répandit jusqu’au pied des montagnes Rocheuses où il orna les huttes sauvages des cowboys. Il en résulta un regain de l’idée dictatoriale qui, depuis Andrew Jackson, sommeille au fond des cœurs yankees. Quand le deuxième terme du général Grant fut près de finir, on constata qu’il y avait un parti tout disposé à le maintenir en fonctions et même à employer pour y parvenir des moyens illégaux. Mais les éléments anglo-saxons, le bon sens, le respect de la tradition dominèrent encore une fois et découragèrent les « impérialistes ». Un autre péril grandissait, que personne ne s’avisa de combattre, parce que ses progrès, son existence même n’étaient pas aisément perceptibles. L’influence allemande, si elle ne pouvait mettre en danger les institutions, minait sourdement l’esprit national et le détournait de ses voies naturelles. Or, chose étrange, ce travail n’était pas accompli par les Allemands que l’émigration avait jetés sur les rivages du nouveau monde, mais bien par les Américains eux-mêmes venant chercher en Allemagne une méthode et un complément d’instruction.

Depuis la guerre de l’Indépendance jusqu’en 1820, à peine 250,000 étrangers avaient pénétré aux États-Unis. Dans les cinquante années suivantes il en vint près de 8 millions. Le mouvement s’accentua à partir de 1840 : de 1850 à 1860 et de 1860 à 1870 on releva à peu près 2,500,000 émigrants par période décennale. Au 1er juin 1870, d’après le recensement officiel, près de la moitié des individus recensés étaient Européens ou nés de parents européens. Il s’était formé des groupements Scandinaves importants dans l’Iowa[2] et le Wisconsin, beaucoup d’agglomérations allemandes dans la vallée du Mississipi ; enfin un nombre considérable d’Irlandais s’étaient répandus dans tout le pays. On put constater bientôt que si les Irlandais demeuraient hostiles à l’Angleterre, les Allemands, fidèles à la choucroute, les Scandinaves épris de poésie brumeuse, tous marquaient leur sympathie pour la nouvelle patrie par leur empressement à adopter ses coutumes, ses espérances et jusqu’à ses préjugés. La nationalité américaine est une des plus absorbantes qui soient ; elle se superpose aux sentiments antérieurs et s’accommode d’un attachement pour le « vieux pays » que peu à peu elle fait descendre dans le passé comme s’il n’avait plus de réalité que dans l’histoire et ne continuait pas d’exister au delà des mers. Les Américains ont une telle tendance à vivre l’avenir que pour eux le présent est déjà âgé. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme de la civilisation transatlantique et ce qui explique comment son empreinte, si rapidement apposée sur l’individu, est ensuite si difficilement effaçable. Une génération suffit parfois pour que l’américanisation soit achevée et qu’il ne subsiste du pays d’origine que quelques caractéristiques inoffensives.

Mais si l’on passe de la vie populaire, des travaux matériels, du monde des négociants et des employés à la vie purement intellectuelle, aux travaux scientifiques, au monde universitaire, ce que nous venons de dire n’est plus vrai. Là, sans doute, la nationalité américaine s’accuse encore par des traits puissants et indélébiles, mais l’influence du vieux monde est partout sensible et elle s’exerce presque exclusivement sous une forme germanique. Les professeurs les plus en vue ont conquis leurs grades dans les universités allemandes ; les autres y ont étudié en passant : tous reçoivent leurs publications et s’en inspirent. Il serait intéressant de rechercher ce qui a pu déterminer, il y a une trentaine d’années, cette odyssée de la pensée américaine vers les bords du Rhin. La cause en est, je crois, très simple. L’Allemagne fut seule à encourager les efforts du nouveau monde vers la haute culture. L’Angleterre ne le pouvait pas : Oxford et Cambridge sont des institutions très particulières dont l’enseignement ne rayonne guère et n’atteint même que certaines catégories de citoyens ; le mouvement si génial qui a mis à la portée des classes moyennes et aussi des classes ouvrières l’enseignement supérieur ne date que d’hier. La France ne le voulut point. Par une singulière aberration, elle s’est obstinée et s’obstine encore aujourd’hui à offrir aux Américains ce qu’ils possèdent en abondance, à vouloir rivaliser avec eux sur un terrain où leur supériorité s’est affirmée dès longtemps, à ne leur parler que de ce qu’ils savent mieux qu’elle. On raconte qu’Ingres, blasé sur les éloges que lui valaient ses tableaux, quêtait de préférence des compliments immérités sur sa manière de jouer du violon. La France fait de même ; elle oublie les progrès que ses fils ont fait accomplir à l’esprit humain pour prouver son génie commercial et néglige ses trésors littéraires pour s’adonner au volapuk financier. Les Français d’ailleurs, ayant de la société américaine une conception fausse, n’ont jamais songé qu’elle pût s’ouvrir au culte des Muses ; ils ignorent encore qu’il y ait des universités aux États-Unis et se mettent à rire quand on leur en parle. Le câble scientifique fut donc dirigé vers l’Allemagne et l’échange des idées n’eut lieu que par cette voie ; nous allons voir ce qui en résulta.

Les générations qui précédaient la nôtre pensaient avoir acquis cette certitude que le courant de la civilisation avait passé par la France, héritière de la Grèce et de Rome et devenue en quelque sorte le trait d’union entre l’antiquité et le monde moderne. Or, depuis quarante ans, il s’est tramé contre cette vérité une sorte de conspiration dirigée par l’Allemagne avec l’appui de l’Angleterre et de la France elle-même. On a créé de la sorte à la race teutonique un rôle artificiel et rétrospectif. Cette conspiration s’est nouée lentement : elle a été singulièrement favorisée par les circonstances ; beaucoup y ont pris part inconsciemment ; très peu en apercevaient toute la portée. En même temps que l’Allemagne aspirait à une unité politique plus parfaite, elle réclamait pour ses grands ancêtres, pour ses écoles, ses savants, ses poètes et ses littérateurs des honneurs légitimes et afin de convaincre le monde de la justesse de ses prétentions, elle inventoriait ses richesses, classait ses illustrations, cataloguait les germes qu’elle pensait avoir semé dans le monde, dressait en un mot un tableau magnifique de la civilisation teutonique. Pour cadre, ce tableau reçut les lauriers de la victoire ; la couronne impériale le surmonta et tous les regards se fixèrent sur lui. L’univers fut ébloui ; on ne vit point les exagérations, les solutions de continuité, les sophismes et les à priori ; on admira sans réserve la méthode et les procédés à l’aide desquels un pareil travail avait pu être exécuté. Or cette méthode, ces procédés étaient ceux des fourmis qui élèvent dans les bois d’étonnants monticules, chacune se dévouant à sa besogne sans s’inquiéter de sa voisine, travaillant avec une régularité, une ardeur, on oserait presque dire une abnégation sans pareille, comme si la grandeur de l’œuvre à réaliser suffisait à rendre le travail intéressant et le zèle facile.

Les étudiants américains, en quittant les universités d’Allemagne, emportèrent chez eux, avec le désir d’édifier quelque chose de semblable, ce qu’ils croyaient être le secret de la construction ; et ils se mirent à tailler les matériaux, à les préparer, à les superposer comme ils l’avaient pu faire aux Allemands. Or s’il existe, en dehors du peuple français, un peuple qui répugne aux horizons successifs, dont l’esprit soit façonné de manière à poursuivre des idées générales et à s’en saisir, chez qui l’individu ressente toujours la tentation de pousser au plus loin sa propre entreprise, dont le tempérament enfin supporte mal les entraves et la réglementation, c’est le peuple américain. Son ingéniosité et sa curiosité sont extrêmes ; il est rapide dans ses desseins, varié dans ses conceptions, volontiers superficiel et léger dans ses jugements, mais prompt à reconnaître ses erreurs et à profiter des leçons de l’expérience. Il est fait pour les grands coups d’aile et il en a besoin. Le microscope n’est pas son instrument. L’imagination est sa faculté maîtresse.

Non seulement les méthodes allemandes sont absolument contraires au génie d’un tel peuple, mais pour les appliquer les éléments font défaut. Le passé allemand est une mine inépuisable pour le savant ; la légende y double l’histoire ; le vrai et l’invraisemblable s’y côtoient ; partout des recoins obscurs où la lumière n’a jamais pénétré et qui renferment des trésors de génialité populaire ou d’information de détail. On comprend, rien qu’à voir cet ensemble compliqué de tours, de galeries, de donjons, de chemins de ronde, que l’investigation germanique, avec sa lenteur et ses minuties, soit née du désir d’en dresser un plan exact. Mais, en Amérique, où tout est neuf, où les géologues et les ethnographes ont seuls quelque découverte à espérer, qu’y a-t-il à débrouiller ? Où sont les manuscrits poudreux, les vieux grimoires, les longues généalogies, les inscriptions demi-effacées ? Et si tout cela fait défaut, à quoi bon allumer tous ces petits flambeaux bons à guider des explorateurs de catacombes et non pas à éclairer des constructeurs d’édifices cyclopéens ?

Ce qu’il faudrait à l’Amérique, ce sont des poètes audacieux, des romans populaires, quelque grande épopée nationale, une critique littéraire et une critique d’art analysant librement les productions du monde entier, des journaux traitant d’une manière très large les sujets de politique universelle et suivant de haut la marche des sociétés. La matière ne manque pas et le talent non plus. L’histoire américaine ouvre aux travailleurs d’imagination un champ vaste et fertile. La critique serait, là-bas, plus indépendante, et par conséquent plus aisée que partout ailleurs. L’attention du public est éveillée ; on lit énormément. Les professeurs tiennent un rang social très élevé. Les présidents des grandes universités sont des personnages considérables ; on recueille leurs moindres paroles. Harvard, Yale, Princeton, Columbia, sont des centres de savoir et d’étude sur lesquels tout ce qui pense a les yeux fixés. Un peu moins en vue, les universités de Pensylvanie, de Virginie, de Michigan, de Wisconsin, de la Louisiane, de Californie exercent pourtant une action énorme. La Johns Hopkins de Baltimore multiplie ses publications. Partout l’activité et le zèle débordent ; on voit des étudiants pauvres déployer des trésors d’énergie pour se procurer les ressources nécessaires à leur instruction supérieure et il s’agit d’une instruction qui ne les mènera à rien, qui, au point de vue pratique, ne leur sera d’aucune utilité ; on voit des professeurs sans fortune refuser des situations lucratives pour s’adonner à des travaux qui les passionnent. Toutes ces universités possèdent des revenus fabuleux et pourtant, comparés à ce qu’ils sont en Angleterre, les traitements des professeurs demeurent relativement bas. Tout passe à édifier de somptueux bâtiments, à constituer des bibliothèques, à équiper les laboratoires. Cette richesse doublera d’ici à cinquante ans ; l’enthousiasme va croissant à chaque génération et se traduit en legs inscrits dans les testaments par la reconnaissance des anciens élèves envers leur alma mater. Il y a longtemps que le monde n’avait vu un mouvement intellectuel aussi intense. La chasse à la science est plus vigilante et plus animée que la chasse au dollar.

Mais les bons effets de cet état de choses sont jusqu’à un certain point annihilés par l’esclavage dans lequel se tiennent volontairement les esprits ; esclavage des formes et des méthodes qui n’est pas sans analogie avec celui de la vieille scolastique. On redoute les envolées de l’imagination ; on arrête ses élans ; on se couche sur des faits dont très peu ont de l’importance, dont la plupart sont insignifiants. Ce peuple, qui aimait l’éloquence et versait volontiers dans le pathos, se méfie maintenant de tout ce qui est coloré, de tout ce qui jaillit, sauf au temps des élections ; alors il a congé et s’en donne à cœur joie ; puis il retourne à la sécheresse des déductions mathématiques, à la froideur de cette statistique qui a aussi son pathos, le pire de tous ! Faute de faits, la presse vit de niaiseries et de blagues. Par crainte de l’inutilité des idées générales, on atteint l’absurdité des détails infimes. La nationalité américaine est trop vigoureuse pour ne pas briser le moule dans lequel on l’enferme, mais elle perd un temps précieux ; c’est peut-être un demi-siècle de retard que la science allemande, malgré ses mérites et ses beautés, lui aura imposé. Jamais une race n’a agi sur une autre race d’une façon aussi pernicieuse et aussi néfaste. Le remède, au point de vue du nouveau monde, consisterait dans un rapprochement avec la civilisation latine et française ou simplement dans un retour vers les pures traditions anglo-saxonnes.

Lorsqu’au lendemain de la paix de Versailles le roi d’Angleterre reçut les lettres de créance du premier ambassadeur des États-Unis qui n’était autre que John Adams, le souverain fut d’abord un peu troublé ; puis, se remettant de son émotion, il répondit en ces termes aux compliments qui lui étaient présentés : « Monsieur, les circonstances qui ont amené cette entrevue sont très particulières, mais le langage que vous venez de tenir et les sentiments dont vous m’apportez l’assurance sont si bien en rapport avec ces circonstances que je puis vous assurer très sincèrement du plaisir que j’éprouve à vous recevoir. Je désire que vous sachiez et que tous les Américains sachent de même que je n’ai rien fait, pendant la durée du récent conflit, qui ne m’ait été dicté par le sentiment de mes devoirs envers mon peuple. J’ai été le dernier à admettre la séparation ; aujourd’hui que la séparation est accomplie et scellée définitivement, je veux être le premier à reconnaître amicalement l’indépendance des États-Unis. Du moment que j’entrevois chez vos compatriotes une tendance à traiter mon pays d’une manière privilégiée, je ne puis que souhaiter très sincèrement que l’unité du langage, la similitude de la religion et les liens du sang exercent sur les relations des deux peuples une heureuse et complète influence dans l’avenir. »

Ce speech n’était pas absolument correct, mais il se trouva prophétique. Georges iii ne devait point voir les jours qu’il évoquait. À vrai dire, ils furent longs à venir, puisqu’ils commencent à peine. Les Anglais, par leur mauvaise volonté et leur arrogance, découragèrent le parti anglophile ; à un moment ils l’anéantirent presque et Tocqueville put écrire dans la relation de son voyage : « On ne saurait voir de haine plus envenimée que celle qui existe entre les États-Unis et l’Angleterre. » La guerre de sécession modifia les dispositions des Anglais ; ils se sentirent fiers d’avoir donné le jour à une nationalité si vivace et cessèrent de se moquer de la prononciation yankee. Les deux gouvernements réglèrent par voie d’arbitrage des contestations qui eussent amené, vingt ans plus tôt, un conflit armé. Les froissements d’amour-propre sont encore fréquents ; on les évite pourtant avec soin. L’attitude est celle de très proches parents qui, pendant une brouille, se sont écrit beaucoup de lettres d’injures et qui se sentent un peu gênés, la réconciliation opérée, de dîner les uns chez les autres. Ce qui favorise le rapprochement, c’est que la famille est maintenant nombreuse. Les États-Unis ont des cousins avec lesquels ils sympathisent franchement ; le Sud-Afrique, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et même le Canada qui ne craint plus d’être envahi regardent la démocratie américaine avec une admiration non équivoque et souhaiteraient peut-être de la voir rentrer dans la grande communauté anglo-saxonne d’où eux-mêmes songent de moins en moins à sortir. Elle n’y rentrera pas, mais elle y jouera un rôle important, à moins que les affaires de l’Amérique du Sud n’en détournent trop complètement son attention et n’ouvrent à ses ambitions de grande puissance des perspectives trop séduisantes.

Il ne serait pas, du reste, au pouvoir des États-Unis, même s’ils le voulaient énergiquement, de s’abstenir de toute ingérence de cette sorte. Leur frontière méridionale n’est pas définitive. Chose curieuse : au nord, où une ligne conventionnelle les sépare d’un pays qui est de leur sang, qui parle leur langue, dont les intérêts sont plus ou moins similaires des leurs, les perspectives pacifiques s’affirment chaque jour sur la base d’un respect réciproque. Au sud, au contraire, où race, langage, religion, traditions, formes sociales, tout diffère, les limites géographiques sont sans cesse franchies, les conventions fatalement violées et l’action des deux gouvernements demeure impuissante. Les Mexicains ont cette mauvaise chance d’être séparés de leurs voisins par une région minière et agricole dont ils ne savent pas exploiter les richesses. Leurs hautes terres jouissent d’un climat qui convient mieux à l’homme du Nord que celui de la Louisiane, de la Floride et des États environnants. Ils ont de bons ports sur les deux océans et laissent des étrangers — Allemands ou Anglais — y établir des maisons de commerce. Les districts miniers de Chihuahu et de la Sonora sont déjà à demi yankees ; trois lignes de chemins de fer mettent en communication le réseau de l’Union avec Guaymas et Mexico et lentement l’infiltration se fait au profit du peuple le plus viril et le mieux doué. Si ce peuple avait un gouvernement monarchique, le protectorat serait déjà établi, en attendant l’annexion, jusqu’à l’isthme de Panama. Mais, nous l’avons dit, l’opinion n’est pas favorable aux agrandissements ; elle n’a pas donné suite à ses projets sur Cuba ; elle a découragé les vues du président Johnson sur les possessions danoises de Saint-Thomas et Saint-Jean et celles du général Grant sur Saint-Domingue. Il faut qu’en quelque sorte on lui force la main. Or cela est arrivé. Les choses se sont passées ainsi pour le Texas. Le Texas, constitué en république indépendante, a attendu dix ans que l’Union voulût bien l’admettre. Quelque jour, la Sonora fera de même. On ne repousse pas indéfiniment une population qui veut se donner et qui est libre de le faire.

La situation n’a pas d’issue, car le Mexique n’aurait qu’un moyen de résister à l’invasion pacifique des États-Unis : ce serait d’appeler à son aide l’émigration étrangère, les capitaux et les travailleurs d’Europe ; cela, les États-Unis ne sauraient le permettre. C’est aussi ce qui peut les amener à intervenir dans le reste du continent américain. À Washington, on suit avec infiniment d’attention les mouvements des émigrants du vieux monde au Brésil, au Chili, au Pérou ou dans la République Argentine, et une organisation discrète, mais active et semi-officielle, est déjà sur pied dans le but de déterminer les jeunes Américains à tourner leurs regards vers ces lointains pays. Le Bureau des républiques américaines porte un nom modeste, mais son rôle deviendra vaste ; ses publications sont habiles ; on y réunit tout ce qui peut séduire l’esprit entreprenant de la race et le but que l’on poursuit est facile à percer. Les États-Unis n’ont pas craint l’émigration européenne chez eux ; ils se sentaient sûrs de la dominer : ils la craignent dans l’Amérique du Sud, parce qu’ils sentent que là elle pourrait dominer. Le monde s’est moqué d’un certain congrès pan-américain, qui se réunit à l’ombre du Capitole en 1889 ; le programme en était quelque peu indécis et les organisateurs semblaient d’ailleurs peu pressés d’en voir discuter les principaux points. Des travaux de ce Congrès, on n’entendit guère parler ; mais, en revanche, les délégués, qui appartenaient à toutes les Républiques du continent, se promenèrent pendant six semaines à travers les États-Unis aux frais du gouvernement fédéral. Un train somptueux les conduisait de ville en ville, et ce qu’ils virent les enthousiasma ; tout avait été combiné, sérié, préparé pour qu’ils eussent, en partant, la plus haute idée de la force, des ressources, des destinées des États-Unis. L’intérêt des rapports qu’ils présentèrent à leurs gouvernements respectifs ne résida pas dans le compte rendu des séances, mais dans celui du voyage. Et c’est ce qu’avait voulu James Blaine, l’auteur de ce plan si ingénieux ; Blaine, dont la postérité dira qu’il préféra faire des présidents que le devenir lui-même et préparer l’avenir que le réaliser.

Les choses n’ont donc pas beaucoup changé, puisqu’aux approches du xxe siècle, nous retrouvons dans l’esprit du citoyen des États-Unis presque tous les germes contradictoires que le passé y déposa. La formidable crise qui marqua le milieu de son histoire et faillit amener le démembrement de son pays interrompit le rêve grandiose dont il se berçait ; mais voici que le rêve a repris et s’est développé. Depuis qu’un matin, la brise, en dissipant les brumes du Mississipi, lui a permis d’entrevoir les horizons ensoleillés de la plaine immense, le sens de la grandeur a pénétré en lui : grandeur matérielle d’abord ; il a voulu un recul de frontières, des conquêtes, de la gloire militaire, puis des richesses qu’on ne puisse compter et des progrès qui échappent à la statistique. Mais les coloniaux, ses ancêtres, avaient poursuivi une autre grandeur, toute morale ; et peu à peu leur dessein suprême s’est de nouveau fait jour à travers ses préoccupations, à lui. Il s’est assimilé leur idéal ; il veut maintenant construire la nation modèle, la nation qui résoudra les grands problèmes, fera l’accord des âmes et redressera les écarts du destin. Prenez l’Américain le moins accessible aux exaltations du chauvinisme, le plus sceptique, le plus égoïste, vous trouverez encore en lui cette conviction que l’Amérique est le porte-flambeau de l’univers et qu’elle possède l’antidote pour toutes les maladies sociales. De là à vouloir frapper l’empreinte américaine sur toutes choses, il n’y a qu’un pas. L’Amérique, c’est convenu, rajeunira les arts, éclairera la philosophie, créera la véritable sociologie, fécondera la littérature, guidera les sciences et surtout réformera la religion. Tout cela, du moins, elle le tentera. Sa résolution s’est inscrite en caractères géants sur les édifices de cette exposition de Chicago qui fut un poème naïf d’ambition nationale. Mais quelle grandeur dans cette naïveté ! Depuis le moyen âge, on n’avait jamais vu l’âme humaine aussi sûre d’elle-même et aussi certaine d’avoir une réponse prête pour toutes les questions, une solution pour toutes les difficultés. La Renaissance n’alla pas sans une pointe de scepticisme qui, du reste, était une force de plus ; elle raillait doucement sa propre foi et souriait de ses propres enthousiasmes. Depuis nous avons connu des peuples qui croyaient, qui croient encore à leur mission ; mais s’ils en exagéraient un peu la portée, ils acceptaient d’en spécialiser le caractère. Ici, rien de semblable. L’Amérique est une rénovation générale, c’est un point de départ nouveau, tout un credo. Ce credo, chacun le récite quotidiennement et beaucoup sans doute seraient prêts à le confesser avec leur sang ; mais ils ne veulent pas de sang. Ceci encore est caractéristique. Les rénovations d’ordinaire se font par la mort. Or un sentiment inconnu prend racine au delà des mers : le respect de la vie humaine. Il n’existait pas encore quand le rêve américain n’était que matériel. Alors on sacrifiait les hommes comme les sacrifient encore quelques représentants de la formule passée survivant à sa condamnation. Aujourd’hui, une pitié immense, une charité incommensurable commencent à détendre le ressort d’acier. Partout, aux États-Unis, on en trouve les traces ; les fondations ingénieuses, délicates se multiplient : elles empêchent les uns de tomber et relèvent les autres. Alors, peut-être n’est-ce pas si utopique cette ambition de tout réformer, car savons-nous ce que peut la force unie à la douceur ? Comment le saurions-nous ? Le monde jamais ne les vit à l’œuvre ensemble.


Pierre de COUBERTIN.

FIN
  1. Voir la Nouvelle Revue du 15 décembre 1896, 1er  et 15 janvier 1897.
  2. Les Scandinaves émigrés de 1860 à 1876 représentent un total de près de 250,000.