La Franc-maçonnerie des femmes/19

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Bourdilliat (p. 203-206).

CHAPITRE X

Sésame, ouvre-toi !


Philippe reçut selon la promesse du comte, une invitation pour le bal de l’hôtel d’Havré. C’était une faveur très grande assurément, car les salons de l’hôtel d’Havré ne s’ouvraient, deux ou trois fois l’an, qu’à une foule héraldique. Philippe aurait pu s’étonner davantage ; mais, depuis quelques jours, l’étonnement était devenu en lui une sensation émoussée. Aux réalités glaciales avaient succédé sans transition les magies radieuses ; les menaces sinistres, dont l’écho ne bourdonnait plus à son oreille, s’étaient vu remplacer par le chœur léger des espoirs, pareils à ces figures célestes qui précèdent le char de l’Aurore dans le tableau du Guide.

Il était onze heures à peu près lorsqu’il mit le pied à l’hôtel d’Havré. La première personne qu’il aperçut, avec cette rapidité de coup d’œil que les aigles seuls disputent aux amoureux, fut Amélie.

Elle avait cette divine parure blanche des jeunes filles qui les enveloppe comme d’une nuée ; le marbre de ses épaules luisait sous la gazer ordonnée par la sévérité maternelle ; les lis de ses bras éclataient pour la première fois. Sa tête, balancée sans embarras, exposait, renversés et roulés en puissantes torsades, ses cheveux du noir le plus hardi. Il se pouvait qu’Amélie ignorât sa beauté, mais elle la portait avec cette sûreté de race qui veut un palais pour théâtre ; elle la portait royalement — car cet adverbe est celui qui peint le mieux — sans perdre une seule de ses grâces de jeune fille, c’est-à-dire la modestie, le calme et le sourire.

L’admiration rendit Philippe immobile pendant quelques instants. C’était la deuxième fois que la fille du comte d’Ingrande le charmait, et à des titres bien différents : aujourd’hui par l’éclat, hier par la simplicité. Il manœuvra pour se rencontrer avec Amélie. Elle le reconnut, lorsqu’il fut à quelques pas d’elle. Ses beaux yeux se baissèrent, et elle rougit plus vivement que ne le comporte une impression de surprise. Au même instant, Philippe sentit plutôt qu’il ne le vit le regard de la comtesse tomber sur lui et s’arrêter. Il s’inclina profondément. Mais la comtesse ne répondit point à son salut. Pourtant, elle n’avait pas cessé de l’examiner. Une intention aussi injurieusement soulignée ne pouvait échapper à Philippe Beyle. Elle n’échappa point non plus à Amélie, chez qui la rougeur fit soudainement place à une pâleur douloureuse.

— Diable ! murmura Philippe en tournant bride, je n’ai pas les sympathies de la mère.

La foule était nombreuse. À chaque minute, il était reconnu par quelqu’un et pris affectueusement sous le bras. Son crédit remonta beaucoup dans cette soirée.

À travers la houle du bal, il ne lui était guère possible de s’attacher aux pas d’Amélie. De temps en temps, de loin en loin, il la voyait se détacher sur le vide ouvert par un quadrille, puis rentrer et disparaître dans le flot tournoyant des robes.

— S’il était là, que son père serait heureux ! pensait Philippe.

Deux heures se passèrent à cette contemplation malaisée et souvent interrompue. Il songea à se retirer. Depuis quelques moments d’ailleurs Mlle d’Ingrande se dérobait à ses recherches ; il supposa qu’elle était partie. En traversant une pièce qui reliait le salon principal aux antichambres, il se trouva face à face avec elle. La jeune fille poussa un demi-cri. Peu de monde passait alors.

— Oh ! monsieur, dit-elle à Philippe avec un accent qui lui alla jusqu’au cœur ; excusez ma mère, je vous en prie… Croyez bien qu’elle ne vous a pas reconnu.

— Vous êtes trop bonne mille fois, mademoiselle, répondit-il ; mais madame la comtesse n’a pas besoin de justification ; qui suis-je à ses yeux, en effet ? qui suis-je aux vôtres ?

Ces derniers mots furent prononcés sur un ton plus bas et presque tremblant.

— Vous êtes l’ami de mon père ! reprit Amélie en levant sur lui un regard brillant qui semblait l’inviter à la fierté ; et mon père sait place dignement ses amitiés, j’en suis sûre.

— Merci ! s’écria Philippe transporté par la noblesse de la jeune fille ; vos paroles m’auraient guéri si j’eusse été blessé ; mais de votre mère je souffrirai tout sans jamais me plaindre.

— Vous souffrirez peut-être plus que vous ne croyez, dit-elle avec un craintif sourire.

— Qu’importe ! dit Philippe ; est-ce que je n’emporte pas dès aujourd’hui un remède infaillible pour toutes mes souffrances ?

— Quoi donc ? demanda-t-elle inquiète.

— La vision de cet instant et le souvenir de votre admirable sollicitude, dit Philippe Beyle.

L’arrivée de quelques personnes les sépara. Le sein d’Amélie s’était soulevé aux dernières paroles du jeune homme. Elle se sentit presque heureuse de pouvoir le quitter. Mais, auparavant, elle lui envoya un de ces regards par où le cœur s’élance tout entier, et qui ont la valeur d’un engagement.

Philippe la regarda s’éloigner, sans pouvoir faire un pas, et semblable à un home frappé de paralysie. On le coudoya, il ne se dérangea pas. On lui adressa la parole, il n’eut pas de réponse. Tout à coup, revenu à lui, il sortit brusquement de l’hôtel d’Havré, et il commença, à pied, dans Paris, une de ces courses folles, divagantes, qu’ont accomplies tous ceux qu’atteint un bonheur terrible ; une de ces courses sans but, sans souci des rues boueuses et noires, avec des discours prononcés tout haut, avec des apostrophes aux murailles, avec des sourires aux étoiles, la tête nue, le sang rapide comme un fleuve, le cœur battant à grands coups dans la poitrine ; une de ces courses qui dévorent des lieues, des faubourgs, des barrières, tantôt s’arrêtant brusquement pour admettre une considération, pour discuter un obstacle oublié, puis continuant plus frénétiquement que jamais, après avoir repoussé la considération, après avoir pulvérisé l’obstacle, le regard vainqueur, le bras théâtral, toutes sortes de petits cris de joie, et le pied infatigable comme un Juif-Errant de la félicité ! Il faisait grand jour lorsqu’il remonta dans sa chambre de la rue de Vintimille.

Philippe Beyle était bien décidément désensorcelé. Il naissait à une vie nouvelle ; il allait naître à des sentiments nouveaux. Par l’intervention active du comte d’Ingrande, il reçut diverses autres invitations qui lui fournirent l’occasion de revoir Amélie. Chaque fois, la jeune fille semblait heureuse de sa présence, mais sous l’œil glacial de sa mère, elle était forcée d’imposer silence à son cœur.

Pendant que les rencontres de Philippe Beyle devenaient une tendre habitude pour Amélie, elles devenaient une tendre habitude pour Amélie, elles devenaient une obsession et une inquiétude pour la comtesse. Elle s’étonna d’abord, elle s’irrita ensuite de voir tous les salons, les plus aristocratiques et les plus puritains, accueillir ce jeune homme, comme s’il eût retrouvé quelque talisman des contes arabes. Sa surprise et son courroux n’eurent plus de bornes lorsque, à un grand dîner donné par le consul de Danemark, l’un de ses parents, elle vit placé à côté d’elle M. Philippe Beyle.