La Garçonne/2/05

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 181-199).
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v

Elle ne fut plus, dès lors, qu’un instinct lâché. Toutes les heures coulèrent, également mornes, dans leur variété. Monique s’agitait dans une sorte de nuit morale. L’énergie qui la poussait à vivre n’était plus assez forte pour la guider, dans sa dérive. Après le rétablissement qu’elle était parvenue à faire, c’était de nouveau la chute, et cette fois, estimait-elle, irrémédiable. Réagir ? Dans quel but ? Elle ne croyait plus à rien.

Cet obscur sentiment de la lumière qui est au fond de tous les êtres et qui subsistait en elle, parmi les ténèbres de l’inconscient, la soulevait pourtant encore à son insu, au-dessus de la boue où sans regrets et sans remords elle croyait enfoncer, définitivement.

Monique restait, malgré elle, de ces natures si foncièrement droites qu’un coup de barre les peut redresser, à l’instant où il semble qu’elles chavirent. Mais, de cette conviction, seuls étaient pénétrés les deux êtres qui la connaissaient bien et qui avaient gardé pour elle un peu de l’affection portée à la tante Sylvestre.

Mme Ambrat et le professeur Vignabos avaient vu avec peine Monique s’éloigner d’eux, espacer les occasions de rencontre. Mais, après un dernier déjeuner rue de la Boëtie, où elle avait, dans un élan soudain d’expansion, vidé la poche à fiel, ils avaient fini par en prendre mélancoliquement leur parti.

Elle-même, depuis, avait senti un besoin de fuir leurs visages attristés, parce que clairvoyants. Le jugement de ces vieux amis n’avait pas eu besoin d’être formulé. Elle en devinait le reproche, d’autant plus sensible à son amour-propre qu’ils lui rappelaient, avec le souvenir de la disparue, les bons et les mauvais jours passés…

Jamais plus maintenant elle ne se retournait vers ce cimetière. Elle vivait uniquement le présent. Changement d’ailleurs apprécié par la plupart. Elle s’était mise à l’unisson, roulait, à niveau de leur bassesse. Boire, manger, dormir, et, pour compléter le programme des réjouissances tout ce qu’hommes et femmes ont imaginé, dans le possible des plaisirs et des vices. « Elle devient bonne fille », disait-on d’elle.

— Vous valez mieux que ça ! lui avait dit Mme Ambrat un jour qu’elle s’était malgré tout décidée à entrer, en passant devant les fastueuses vitrines, maintenant livrées au seul goût, d’ailleurs raffiné, de Mlle Claire.

Celle-ci avait pris la direction effective de la partie artistique. Monique s’en remettait à elle jusque du soin de faire établir, après indications sommaires, toutes les grandes décorations. M. Angibault, chef de la partie commerciale, assurait devis et recouvrements.

Debout devant Mme Ambrat, dans le petit salon de réception, Monique, qui à deux heures de l’après-midi venait de se : lever, répétait en soupirant :

— Mais non ! je vous assure… C’est même amusant, au fond, cette existence-là !… Je l’avais prise au tragique, et puis au sérieux… J’avais tort. C’est une farce. En se plaçant au point de vue comique, et surtout en n’exagérant rien, car rien au fond n’a d’importance, on peut très bien s’accommoder !… C’est la sagesse. T’en fais pas !

Mme Ambrat contempla tristement le teint plombé, les bras pendants.

— Quelle sagesse ! murmura-t-elle.

— C’est la meilleure.

— Et c’est une femme qui parle ! C’est vous, Monique…

— Bien sûr. Pourquoi une femme, qui n’a ni mari, ni enfant, — qui n’a même pas de parents… car les miens ! — s’embarrasserait-elle de scrupules que les hommes n’ont pas ? Il faut vous résigner à ce fait, chère madame. Chacun sa vie ! Et puis la mort, pour tous !… Et surtout n’allez pas me plaindre, parce qu’en attendant je mène une vie de garçon !

Mme Ambrat esquissa un geste impuissant. Il y aurait eu trop à dire ! Elle avait embrassé Monique avec tendresse, car elle avait malgré tout foi en elle, puis était repartie, toujours courante. C’était une de ces maigres quadragénaires, sans âge et presque sans sexe, qui n’ayant jamais été mères, se vouent, de tout l’élan féminin insatisfait, au trompe-cœur de l’éducation. L’habitude de professer lui avait donné une autorité un peu sèche, sous laquelle une sensibilité ardente couvait.

Monique, en bâillant, écoutait les explications que lui donnait Mlle Claire : Le baron Plombino était enchanté de son nouveau fumoir, en érable veiné et velours cendre… Il présentait ses hommages à « Mademoiselle ». Les maquettes des décors pour la nouvelle pièce de Fernand Dussol seraient prêtes ce soir… Madame Hutier avait déjà téléphoné deux fois. Elle redemanderait la communication, un peu plus tard…

— C’est bien, merci, Claire.

Monique étouffa un nouveau bâillement. Rien ne l’intéressait plus… La journée s’étendit monotone, au regard de son ennui. Elle jeta, en s’arrêtant devant une glace qui reflétait un savant éboulis d’étoffes, croulant et cascadant en flots violet et or, un regard mécontent…

Quels yeux ! Pas étonnant, après une nuit pareille !

Elle l’avait passée tout entière à fumer, seule avec Anika Gobrony. Heures délicieuses aux sens engourdis, mais qui lui laissaient le lendemain, avec une sensation de vide, le dégoût de tout ce qui n’était pas oubli apaisant de la drogue. Heures de nirvana, coupées de longues causeries, entre les pipes. Heures blanches, où toutes deux, fraternellement allongées de chaque côté du plateau, évoquaient d’interminables histoires, sans aucune espèce d’intérêt… Potins misérables, reflétant l’atonie du cercle où lentement s’enlisaient, avec le talent de la grande violoniste qu’avait été Anika Gobrony, les jolis dons de l’artiste et de la femme, en Monique.

Elle tressaillit. L’appel impérieux du téléphone retentissait. Elle avait maintenant une phobie de ces sonneries brutales, comme d’une intrusion d’importuns, dans son marasme.

M. Angibault montra son visage carré de Lorrain méthodique :

— Madame Hutier ?

— J’y vais.

Monique soupira. Les distractions que d’ordinaire lui proposait Ginette ne la divertissaient guère. Mais, après tout, autant cela qu’autre chose !

Elle s’était petit à petit laissée reprendre aux camaraderies d’autrefois. Hélène Suze et Michelle d’Entraygues étaient, avec Mme Hutier et Ponette, redevenues de ses intimes. Même elle trouvait, à les revoir quotidiennement, un agrément qu’elle n’avait pas connu lorsque, contrastant du tout au tout avec leur mentalité, elle réprouvait cette veulerie et cette corruption dont, imprégnée elle-même aujourd’hui, elle partageait l’habitude.

Un peu de mélancolie, irraisonnée mais douce, s’ajoutait à ces amitiés qui l’engluaient, comme un fond de vase. Rappels inconscients du passé, — l’image de la Monique qu’elle avait été, aux jours de l’illusion, quand elle appareillait vers le bel avenir…

Elle écoutait, le récepteur à l’oreille, et soudain sourit, d’un air ambigu :

— Non, impossible ce soir. Je dîne avec Zabeth, et je dois la mener ensuite chez Anika…

— …

— Oui, elle n’a jamais fumé. Ça l’amuse.

— …

— Justement ! La lucidité, le détachement d’esprit que cela donne… Ça va très bien avec la théosophie.

— …

— Oui, et avec le spiritisme ! On voit double.

— …

— Eh bien ! chérie, puisque tu y tiens tant, voilà ce qu’on pourrait faire. Passez nous prendre, après dîner. Où ? Au restaurant indien, vous savez ? À Montmartre… Oui, c’est cela. Ensuite, on verra. Après tout elle sera peut-être enchantée. L’éducation se complète à tout âge… C’est ça !… Au revoir, chérie.

Elle raccrocha. À ses yeux las, l’étincelle que la proposition vicieuse avait allumée s’éteignit. Monique promena un regard d’ombre sur le petit salon, où naguère elle aimait à travailler, entre les visites. Les dessins inachevés gisaient, sous l’abattant du bureau Louis XV fermé. La pièce lui parut vide, vide comme la journée qui s’annonçait. Vide, comme l’existence…

Alors, bâillant plus fort, elle sonna. Mlle Tcherbalief montra son visage de slave volontaire, aux yeux d’acier.

— Je remonte, Claire. Ne me demandez pas. Je vais sortir, jusqu’au dîner.

— Mais le rendez-vous, avec Mlle Marnier ?

La dogaresse amatrice, — ayant troqué son argentier belge et son appartement rue de Lisbonne contre un businessman américain et un hôtel avenue Friedland, — renouvelait entièrement son mobilier.

— Vous lui direz… ce que vous voudrez. J’approuve tout d’avance. Bonsoir.

Elle regagnait, d’un pas traînant, son entresol, où — depuis Peer Rys, le député, l’ingénieur et le peintre, — aucun homme n’avait pénétré. La consultation du docteur Hilbour l’avait guérie des liaisons inutiles. Menant, comme elle l’avait dit à Mme Ambrat, la vie de garçon, — garçonnière comprise, — elle couchait, aux hasards de l’aventure. Le plus souvent dans les deux petites pièces qu’à double fin elle avait aménagées à Montmartre. Au sortir des music-halls et des boîtes de nuit, où de nouveau elle se montrait assidue, c’était commode, cette salle de bains et ce salon, meublé seulement d’un immense divan.

Tremplin propice au rêve toujours plus fréquent des fumeries, et parfois, aux réalisations d’exercices sexuels. Elle avait pris, de ses interminables séances chez Anika, le besoin d’avoir, en véritable opiomane, sa propre installation, et, de ses fréquentations improvisées (généralement à trois ou à quatre), celui d’un champ de manœuvres suffisamment vaste…

Elle s’étira, désœuvrée. Puis, ayant fermé ses volets au grand jour, elle se réétendit sur son lit défait. Les yeux clos, elle chercha longtemps le sommeil. Elle songeait, avec un dégoût fait aussi d’un remords, à la rue bruyante, aux magasins où Claire et Angibault se multipliaient, au soleil dont la splendeur planait, sur la fourmilière de la ville, en pleine activité de labeur… Et, comme dans un coma, elle se sentit descendre, voluptueusement, à travers son néant.

Elle ne s’éveilla qu’au soir tombant, avec le sentiment d’une journée encore gâchée. Mais qu’est-ce que cela faisait ? Maintenant le jour pour elle ne commençait qu’avec la nuit… La nuit, où — l’ivresse du stupéfiant aidant et l’imprévu des rencontres mouvementant un peu son éternel À quoi bon, — elle se figurait vivre intensément.

Elle usait, aux rites mécaniques de la toilette, d’interminables instants, s’attardait à des choix et à des combinaisons de robes, elle jadis habillée, et si vite, d’un rien… Futilités qui la menaient à neuf heures où, généralement, elle dînait.

Il en était huit, quand, entendant la sonnerie de la porte d’entrée, elle tint en suspens le doigt frotté de fard rose dont elle allait aviver ses pommettes… « Zabeth ! déjà. Zut, je suis en retard ! »

— Entre ! cria-t-elle, comme la femme de chambre annonçait Lady Springfield.

Avec une émotion fugitive, elle voyait dans son miroir, comme du fond soudain ressuscité de sa jeunesse, apparaître sa grande amie d’autrefois. Longues et flexible, — une liane brune, — lady Springfield, en dépit d’une robe généreusement échancrée, avait si peu changé que Monique crut revoir Élisabeth Meere… Le visage mat gardait cette expression volontaire, mais aussi un peu énigmatique, qui faisait dire à tante Sylvestre : « Élisabeth, c’est une dalle, sur un secret. »

Monique, sans se retourner, tendit le cou :

— Embrasse-moi, mais ne me mets pas de rouge ! Zabetb rit :

— Le mien est sec, il ne tache pas… Tu n’as pas honte ? Encore en chemise !

Monique posa lentement la dernière touche, — une nuance de bleu, au coin de la paupière.

— Là. Je suis prête. J’ai mes bas.

Elle se leva, vêtue seulement d’une courte combinaison sous le kimono. Lady Springfield la contemplait, émerveillée :

— Comme tu es devenue belle !

Elle ajouta en rougissant :

— Tu l’étais déjà.

Son regard, posé sur les seins de Monique, évoquait le soir trouble où dans une atmosphère d’orage, poitrines nues, elles avaient comparé, comme la pomme et la poire, leurs rondeurs naissantes. Instinctivement l’Anglaise étendit la main, caressa, dans leur corbeille de dentelles, les beaux fruits qu’elle sentit frémir. En même temps Monique, — tandis que dans sa mémoire se réinstallait l’heure disparue, — voyait sous le corsage de Zabeth, deux pointes surgir, tendant la soie légère. Alors, elle rougit à son tour, les joues empourprées du même feu que son amie.

Une vague honte la troublait, Cependant la sensation lui avait été agréable, et ce fut d’une voix douce qu’elle murmura, instinctivement, les mêmes mots qu’elle avait proférés jadis, mais avec une autre intonation : « Finis ! qu’est-ce qui te prend ?… » Zabeth sourit, si clairement, que son volontaire visage n’eut cette fois plus rien d’énigmatique. Et Monique, amusée, déclara à son tour :

— Tu n’as pas honte ?

Lady Springfield secoua délibérément la tête. Non ! elle n’avait pas honte… Et pourquoi aurait-elle honte ? Son mari était trop occupé des affaires de l’État pour prendre souci de sentiments. Il lui avait fait deux enfants, comme il eut planté deux arbres. Leur éducation ? La nursery pour l’instant y pourvoyait ; ensuite ce serait le collège… Quant au spiritisme, voire théosophique, il suffisait sans doute aux curiosités de l’esprit. Lady Springfield ne détestait pas les joies qui achevaient de prendre corps. Et quel corps plus plaisant que celui d’une jolie femme ? Entre toutes, celui de Monique, longtemps désiré, occupait dans ses souvenirs la première place. Place réservée, d’autant plus précieuse.

Gaiement, les deux amies dînaient seules, dans le petit restaurant indiqué à Ginette Hutier. Il était connu seulement de quelques initiés, pour sa cuisine exotique. Pimentée de curry et de poivres rouges, elle leur fit mieux apprécier le frappage d’un champagne sec. Coup de fouet, qui accéléra leur abandon…

Elles se laissaient aller aux fous rires qui les secouaient, comme deux gamines. Lady Springfield, reprise par sa marotte, tentait de convertir, à ses croyances d’au-delà, Monique rebelle. Mais celle-ci, entre deux bouchées, protestait :

— Non ! non ! Et non !… Tu as beau dire. Nous ne sommes qu’un agrégat de cellules, une matière qui, à la longue, après des millénaires de perfectionnement, a produit l’âme, comme la fleur produit le parfum… Mais l’âme et le parfum meurent tout entiers, quand la matière s’est désagrégée…

— Oh ! c’est sacrilège !

— Non. C’est rationnel. Je ne crois pas à la survivance de l’esprit, — excepté dans les formes que l’art et la science des vivants ont pu créer… Survivance elle aussi éphémère !… Quant aux esprits !… Ah ! non, s’ils en avaient seulement un tout petit peu, ils ne s’exposeraient pas à revenir faire un tour dans cette sale vie. Ils resteraient où ils sont !…

Elle montra une potée succulente que le garçon, un Cingalais au chignon tressé, apportait :

— Tiens ! dans les choux. Mais il n’y a pas d’esprits. Il y a des forces inconnues sur lesquelles influe peut-être notre intelligence comme elles influencent notre sensibilité.

— Yes, des forces surnaturelles !

— Non ! des forces naturelles. Nous ne les connaissons pas encore. On les analysera peut être un jour. Nous commençons bien à pénétrer seulement le mystère de la chaleur et de l’électricité !

— Et la télépathie, voyons ? Et les prémonitions ? Et la prophétie d’événements impossibles à prévoir ? Ce sont des réalités scientifiquement démontrées. Et les photographies de corps fluidiques ? Comment expliques-tu tout cela, à moins d’une intervention spirituelle, à la fois humaine et divine ?

Indignée, Lady Springfield frappait la table de son couteau, si vivement que le Cingalais accourut.

— Ah ! l’esprit ! railla Monique. La table a parlé.

Elle commanda, par contenance, une seconde bouteille de champagne : « — Nous la boirons bien, va ! »

— Yes, continua la spirite, en souriant. Et comme cela, ensuite, la table tournera toute seule !… Non, je ne suis pas naïve au point de tout croire. Mais je pense, véritablement, que nos âmes ne meurent pas en même temps que le corps. Leur essence astrale est éparse dans l’infini jusqu’à ce qu’elle se réincarne, sous d’autres formes. Ainsi il y a un rythme de vie universelle dont l’harmonie est conforme à la justice de Dieu.

La conviction faisait trembler sa voix, et lui rendait, du coup, un léger accent.

— Dieu ! s’écria Monique, qu’amusait cette phraséologie chez une matérialiste aussi déterminée… Quel dieu ? Celui des armées, peut-être ? Alors quelle peau jugera-t-il assez douce pour y enfermer… un Guillaume II, par exemple ?… Tu me fais rire, avec ton immortalité et ta métempsychose !

Elle s’animait, à son tour. La vanité de vivre résonna, sourdement, sous le voile des mots : — Autour et au-dessus de nous, avant et après tout, il y a la nuit de la matière ! Nos étincelles d’une seconde y jettent, avant de disparaître, leurs éclairs de feux follets. Voilà tout. En attendant, mon nez luit.

Elle se poudra, vivement. Mais Lady Springfield, lasse de philosopher, avait tiré une cigarette d’orient d’un large étui d’argent plat. Le Cingalais, attentif, présentait la flamme d’un briquet.

— Merci…

Elle regarda Monique, avec une attention tendre.

— Chérie, tu me fais de la peine… Sous ta gaîté, je sens qu’il y a plus de tristesse… oui ?… J’étais sûre… Découragée, pourquoi ?… Ça, ce n’est pas rationnel.

Monique haussa les épaules, en tendant sa coupe :

— La vie !… Ne parlons pas de cela… Il y a des gens qui se noient dans un crachat. J’aime mieux le champagne.

Elle vida la rasade, d’un trait. Zabeth, avançant sa chaise, emprisonna entre ses genoux les jambes étendues.

Et d’une voix câline :

— Les hommes n’entendent rien au bonheur des femmes. Ils ne se sont jamais intéressés qu’au leur…

— Ça dépend ! dit Monique. Hier Ginette me disait le contraire, en parlant de son mari.

L’Anglaise s’écria, sincère :

— Oh ! celui-là, c’est un cochon !

La réputation de M. Hutier, — thème ordinaire de facéties, dans les journaux satiriques, – avait passé, avec les frontières de Maxim’s et d’Irène, celles de la Manche. Lord Springfield, trompé par l’apparence chafouine du ministre, qu’il avait rencontré à la dernière conférence interalliée, n’y pouvait croire. Mais Mylady, mieux documentée, ne conservait aucun doute, ayant un jour été surprise, dans ses propres effusions avec Ginette, par M. Hutier. En guise de réparation, il avait exigé, pour sa satisfaction solitaire, qu’elles continuassent.

— Tu vas la voir, d’ailleurs ! fit Monique… Elle vient nous chercher… Tiens, la voilà !

La ministresse montrait, dans l’entre-bâillement de la porte, sa mine futée de brune hardie. Les deux amies lui faisaient signe. Imposante dans son manteau du soir, Ginette traversait avec autorité le restaurant. Il n’y avait plus, hors la patronne jouant aux cartes avec une amie à petit chien, que le Cingalais anachronique.

Sans que le moindre étonnement parût sur sa face de bronze, il reconnut, en Mme Hutier, la « demoiselle » qui, accompagnée d’une autre jeune fille et d’un monsieur élégant, l’avait autrefois, — un jour qu’il avait congé, enlevé au Thé Daunou, où il servait. Le regard équivoque et le rire muet du Cingalais rappelèrent en même temps à Ginette la scène qui s’était passée, ensuite… Précisément dans l’atelier de Cecil Meere ! Le grand diable noir sodomisant celui-ci, tandis qu’elle-même et Michelle d’Entraygues leur servaient de témoins, et d’aides…

Elle adressa, sans broncher, un clin d’œil objurgateur à l’homme et, rapidement, proposa de filer. Les autres attendaient, dans l’auto… Lady Springfield s’enquérait :

— Qui ?

— Max de Laume et Michelle…

— Où va-t-on ?

Ginette mit un doigt sur ses lèvres… « Tu verras bien ! » Elle eut un sourire engageant. Elle évoquait. après une heure au Music-Hall, un groupement nouveau : Zabeth remplaçant son frère, et Max, le Cingalais. Elle n’allait pas jusqu’à la distribution des rôles, laissant une part d’autant plus large à l’imprévu qu’elle avait résolu — (d’accord avec son mari, sa propre liberté étant à ce prix) — d’inaugurer ce soir un nouveau théâtre d’exploits.

L’ex-ministre (car, depuis le souper chez Anika, le cabinet Pertout avait été renversé) assistait ou n’assistait pas à ces petites fêtes. Mais, dans ce dernier cas, il exigeait toujours un compte rendu fidèle. À défaut de l’excitation de visu, un récit détaillé lui était devenu nécessaire pour le mettre en état d’être ensuite flagellé avec fruit, chez cette bonne Irène. M. Hutier, — lumière du progressisme, — méritait ainsi sa réputation de cérébral…

— Dans le fond ! ordonna Ginette, en poussant lady Springfield, tandis que Max de Laume se levait, pour saluer… Rasseyez-vous, Max !… Michelle sur vos genoux… Et Monique sur ceux de Zabeth ! Là, moi au milieu…

Elle jeta l’adresse. Et comme Lady Springfield observait :

— Et Anika qui nous attend !

Michelle déclara :

— Pensez-vous ! Anika ?… Pour elle il n’y a plus que la pipe qui compte…

— Et c’est dommage ! fit Max de Laume. Elle avait du talent.

Il jugeait, avec sévérité, le laisser-aller qui de la grande artiste avait fait, petit à petit, un déchet humain. Le plaisir, à ses yeux de calculateur réglant sa vie méthodiquement, comme une machine à succès, n’excluait pas la volonté. À chaque heure son emploi. C’est ainsi qu’à trente ans il était président du Cercle de la Critique Littéraire, et désigné déjà, par le salon Jacquet, comme le Benjamin futur de l’Académie.

Monique ne pensait à rien. Un bien-être l’engourdissait, dans lequel la griserie intervenait pour une part, et, pour l’autre, le tendre enlacement de Zabeth, contre laquelle elle se pelotonnait. Il y avait, dans son abandon, le réconfort d’une tendresse semblable à celle d’une grande sœur, mêlée à tous les souvenirs de l’adolescence, et aussi le ragoût d’une sensation nouvelle : comme une curiosité un peu incestueuse…

À l’Olympia, où l’entrée dans une avant-scène fit sensation, la bande fut vite lasse d’être le point de mire de la salle. Un moment distraits par l’apparition d’un phoque parleur, puis d’une chanteuse à voix, imitant Damia, tous se ralliaient à la proposition de Ginette : « Si on filait ? »

Lady Springfield fut bien, à la sortie, un peu surprise de se voir poussée dans un taxi ; dont le chauffeur, sur un billet supplémentaire glissé par Max de  Laume, acceptait de les charger. Mais Ginette expliqua :

— J’ai renvoyé ma voiture en disant que madame d’Entraygues nous ramènerait… Tu ne voudrais pour tant pas que nos chauffeurs sachent que nous allons au bouic !

Zabeth répéta, sans comprendre : « Au ?… » Mais avec un éclat de rire, Ginette, en lui coupant la parole, redoubla sa stupeur :

— Eh ! bien, oui, au clac !…

— Au clac ?

— Au bordel, enfin, puisque tu ne connais pas le français !…

— Oh ! s’écria lady Springfield, avec un accent d’indignation si sincère que tous les quatre se tordirent.

— Eh bien quoi ? riposta Ginette. C’est le dernier salon où l’on s’amuse. Pas besoin de présentation, ni de chichis. Le naturel en liberté. Et puis, au moins, là on n’est pas trompé sur la marchandise !

Zabeth se tourna vers Monique. Et nettement :

— Rentrons !

Mais celle-ci murmura :

— Reste donc, bête !

À observer jusqu’à quel point le sens de la respectabilité et le culte de la théosophie s’allieraient, chez l’Anglaise, à sa dépravation soigneusement cachée sous l’hypocrisie religieuse et mondaine, Monique souriait, amusée.

Elle serra la main de son amie :

— Allons ! ce sera drôle.

Lady Springfield esquissa une dernière défense :

— Mais si on nous reconnaissait ?

— Impossible, trancha Max de Laume, qui depuis le matin, avait été mis avec Michelle dans la conspiration… D’abord, là, personne ne peut nous reconnaître, puisque personne ne nous connaît. Ensuite personne ne nous verra… Et enfin, (il eut un geste noble), il y a la discrétion professionnelle.

Zabeth prit son parti.

— J’espère au moins, fit-elle en menaçant Ginette, que ton mari…

— Sois tranquille ! Il n’arrivera pas avant une heure. Il doit venir me prendre, en sortant du Banquet de l’Association de je ne sais plus quoi…

— Je serai partie !

— Bah ! il n’est pas gênant !… On y est.

Le taxi s’était arrêté quelques numéros avant la lanterne rouge qui indiquait, avec une discrétion relative, la maison close. Max de Laume sonna, parlementa. La sous-maîtresse lança des ordres. On entendit une galopade dans l’escalier. Des portes battirent, en se fermant. Précédées par la grosse femme minaudante, les quatre amies montaient avec une petite gêne, à l’idée de ces murs qui avaient des yeux. Max, d’un air dégagé, formait l’arrière-garde.

Elles ne respirèrent sans arrière-pensée que lorsqu’elles furent installées dans la chambre turque, à défaut de la chambre de glaces, occupée. C’était une vaste pièce — style Constantinople-Place Clichy, — dont les lampes aux verres de couleur projetaient une lumière mystérieuse sur les tentures épaisses. Des amas de coussins prolongeaient l’immense divan, si profond qu’on s’y pouvait coucher plusieurs, côte à côte, dans la largeur.

La sous-maîtresse s’enquit, — l’inévitable champagne commandé, — du reste de la consommation : Brunes ? Blondes ? Elle offrit même, classiquement, la négresse. Mais, Max se récusant, Ginette opta, sur le conseil de la matrone, pour Irma, Flamande, et Michelle pour Carmen. « — Une Espagnole en vrai, et de Séville ! »

Zabeth et Monique, désintéressées du choix, s’étaient aussitôt étendues de tout leur long, les mains croisées derrière la nuque, en spectatrices. Lady Springfield, le coude enfoncé dans les coussins, et haussant le buste par dessus l’épaule de Monique, surveillait, sans en avoir l’air, chaque geste.

La grasse beauté d’Irma et l’élégance nerveuse de Carmen, — qui entraient en saluant, désinvoltes dans leurs peignoirs qui aussitôt tombèrent, — furent immédiatement sympathiques, à son œil de connaisseuse. Nues, les filles dépouillaient toute la livrée des conditions sociales. Elles revenaient à la simplicité animale, à l’inconscience primitive.

Il n’y avait plus dans la chambre turque, — hors Zabeth et Monique, qui avaient gardé leurs robes, — que des bêtes blanches. En même temps que Carmen et Irma, Ginette, Michelle et le beau Max avaient envoyé promener, à travers la pièce, les vêtements superflus.

Zabeth, devant leurs jeux, s’enflammait.

Déjà, sous les baisers dont la Flamande lui parcourait le corps, Ginette, les bras devant les yeux, poussait son habituel roucoulement, tandis qu’à côté d’elles, Carmen et Michelle, lovées en cercle avec Max, nouaient étroitement, de bouche à sexe, une ondulante guirlande.

Toute l’ivresse de Monique s’était dissipée. Morne, elle contemplait Zabeth rivée au tressaillement de ces chairs… Émoi de novice ! Que de fois, en des lieux pareils, à des heures de même égarement, Monique les avait-elle aussi caressées ! Michelle, Ginette, une autre Carmen ou une autre Irma, formes familières, presque anonymes, de l’écœurement toujours étreint, de l’oubli jamais atteint…

L’étouffante chaleur de la pièce calfeutrée, un vertige de fatigue en même temps qu’une immense paresse la clouaient inerte, sur la couche de stupre, quand d’un sursaut elle eût voulu pouvoir se relever, fuir…

Mais un visage se penchait au-dessus d’elle. Elle vit luire, avec résignation, l’irrésistible désir, aux yeux de Zabeth. Les lèvres goulues s’emparèrent des siennes. Leurs seins se touchaient. Un long corps, sous les étoffes froissées, s’enroula à ses membres las, comme une liane brûlante… Elle soupira, conquise.

Évanouissement où Monique éprouvait, avec son plaisir, la dégradante, l’abominable conscience qu’à cette minute achevait de vivre prostituée, jusque dans son souvenir, la dernière image d’elle-même qu’elle eût, jusque-là, conservée intacte.

La Monique d’Hyères… Toute la pureté, toute la blancheur encore immaculée de sa jeunesse.