La Garçonne/2/06

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Ernest Flammarion, Éditeur (p. 200-219).
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VI

Quelques jours après, — Zabeth était le lendemain repartie pour Londres, assister au grand bal donné à Buckingham-Palace pour les fiançailles de la Princesse Mary, — Monique fit, au Musée du Louvre, dans les salles de la collection Dieulafoy, une rencontre inattendue. Elle y était allée, dans l’espoir de secouer sa neurasthénie croissante, chercher un motif ornemental pour Sardanapale, — la pièce babylonienne de Fernand Dussol.

Le décor du trois, une terrasse sur l’Euphrate, exigeait, entre deux colonnes, une tenture. La couleur et les broderies imaginées par Mlle Claire, satisfaisaient bien le vieux maître, mais n’avaient pas eu l’heur de plaire à Edgard Lair, qui dirigeait tout…

Monique songeait avec accablement, devant les taureaux ailés et les frises géantes, aux civilisations mortes et à la vanité de sa besogne, lorsqu’un visiteur vint se planter à quelques pas devant elle, pour mieux contempler le détail de l’architecture. Il se retourna. Leurs regards se croisèrent. Elle reconnut après qu’il l’eut saluée, Georges Blanchet. Plus moyen de l’éviter !…

Elle l’avait, depuis sa fameuse rencontre chez Vignabos, revu une ou deux fois. D’abord rue de Médicis où, hostile, elle lui avait à peine adressé la parole. Puis à Vaucresson, chez Mme Ambrat. Ils avaient alors vaguement sympathisé. Blanchet, nommé professeur au lycée de Versailles, — où il avait sauté, de Cahors, après un livre de pédagogie remarquable, — était venu au Vert-Logis se documenter pour un article sur l’œuvre des Enfants Recueillis. Évidemment c’était un homme bon et intelligent. Mais elle ne lui pardonnait pas d’avoir été, autrefois, trop perspicace devin.

Il avait toujours sa courtoisie discrète et sa mine souriante d’évêque. Le visage glabre s’était seulement un peu empâté. Il s’enquit poliment de ses travaux, en la félicitant de ses succès. Elle éluda, avec une modestie si peu feinte qu’il en manifesta sa surprise, et, piqué d’une curiosité, la regarda mieux. Le teint, naguère si éclatant, avait perdu de sa fraîcheur. Un cerne profond soulignait de bistre les yeux désenchantés. Un pli donnait à la bouche, pourtant ravissante, une expression dure…

Elle perçut le constat. Et devinant qu’il était, par Mme Ambrat, au courant de bien des choses, elle fut prise d’un accès d’amère franchise :

— Vous me trouvez changée, hein ? Oh ! pas de phrases !… Vous avez raison. Je ne ressemble guère à la jeune fille avec qui vous avez autrefois disserté : Du Mariage !…

Il entr’aperçut, sans en deviner la profondeur, une plaie secrète, protesta, avec une sympathie spontanée :

— Monique Lerbier est belle, autrement. Et elle est célèbre.

Elle ne répondait pas, perdue dans son passé. Il ajouta, non sans une ironie imperceptible :

— N’êtes-vous pas maintenant à égalité, avec les plus favorisés de ces hommes dont vous trouviez si injustes les privilèges ?

Elle eut envie de crier : « Que m’importe, puisque j’ai perdu au change tout le bonheur de vivre ? Je suis seule et sans but. L’humanité me dégoûte au point que je n’ai même plus l’envie, ni la force de lutter, pour quoi que ce soit ! Mais si vilaine que je la trouve, il n’y a personne encore qui me dégoûte autant que moi-même ! » Elle dit seulement, en montrant les pierres colossales :

— L’égalité ?… oui, dans le néant !… C’est ça, tenez, qui vous fiche une leçon !… Quel écroulement !

Les blocs épars reconstituaient, dans leurs pensées, les temples ruinés depuis des millénaires. Les dynasties et les peuples agitèrent leurs fantômes, au fond du gouffre immémorial. L’histoire confusément s’enchaîna, à travers l’espace et le temps. Des foules étaient nées, avaient souffert, étaient mortes. Et de ce tourbillon de poussière évanouie, voilà ce qui restait : des pierres insensibles, et un souvenir aussi décevant que l’oubli !

En hâte, elle lui serrait la main, le laissait sur place, rêveur. Il suivait d’un regard intrigué cette silhouette élégante qui s’éloignait, redressant la taille, le pas vif… Masque de crânerie, sur un visage de douleur. Et, philosophe, il poursuivit sa promenade.

Rentrée rue de la Boëtie, Monique tenta de travailler. Crayons et pinceaux ne lui tenaient pas aux doigts.

Elle revenait, de sa velléité laborieuse, plus démoralisée encore… Que faire, qui l’absorbât ? Courageuse, oui, elle se fût peut-être donnée corps et âme à n’importe quelle tâche. Il n’en manquait pas d’intéressantes, — de passionnantes même. Ne fût-ce que de reprendre, à son compte, en l’amplifiant, l’œuvre de Mme Ambrat…

« Que de misères, partout, à soulager ! que de bien à faire ! se disait-elle… Mais on n’est altruiste qu’à condition de ne plus penser à soi… Bon à quarante ans, pour Mme Ambrat. » Monique, jeune, ne pensait qu’à elle. Les mauvaises habitudes prises, et jusqu’à sa réussite dans son métier de luxe l’enserraient aussi de mille liens mous, mais tenaces…

Elle se fit soumettre le dessin de la tenture incriminée et jugea charmante la nuance brique, avec ses broderies de fausses gemmes incrustées.

— Quel idiot que ce Lair ! Il faudrait que je passe au Vaudeville, dit-elle à Claire… voir le décor posé… Si j’y allais ?

— On ne répète pas, mademoiselle. C’est jeudi, matinée…

— Zut !… Alors montrez-moi le velours cerise, pour le cabinet de travail de M. Plombino.

— Nous ne l’avons pas encore.

Monique s’en tint là. L’effort pour aujourd’hui suffisait… En même temps la fin de l’après-midi allongea, devant elle, son ornière déserte… Comment user jusqu’au soir, où elle irait fumer chez Anika, les heures interminables ? Il y avait bien, au Ritz, un rendez-vous avec Hélène Suze, qui pilotait un jeune couple suédois susceptible d’achats… Mais l’idée d’une politesse intéressée ! Et la vision du thé avec ses petites tables couvertes des éternels gâteaux, la rengaine des jazz-bands, la stupidité des papotages !

Une sauvagerie de plus en plus fréquente succédait à ses promiscuités avec ce monde dont elle était, et dont les Hélène, les Ginette et les Michelle — ministresses, bourgeoises ou marquises — ne valaient pas mieux, si même elles valaient autant, qu’une Carmen ou qu’une Irma.

Elle remit son chapeau, réendossa la jaquette de son tailleur. Elle en avait depuis quelques jours adopté l’uniforme, même le soir, ayant renoncé, — depuis sa dernière expédition, — à la coquetterie de ses toilettes. Elle n’avait ainsi qu’une agrafe à détacher, la jupe tombait. Et Anika l’aidant à se défaire de son corsage, elle était aussitôt prête, à l’aise dans la draperie du kimono, pour la cérémonie quotidienne.

« Je la trouverai certainement en train de fumer, se dit-elle. Elle doit avoir reçu sa drogue. Une bonne pipe !… Il n’y a encore que ça ! » Décidée soudain, Monique se rasséréna… Elle était dans une de ces périodes d’intoxication, où l’opium lui était nécessaire, comme l’air. Elle ne pouvait plus maintenant s’en déshabituer. Il fallait qu’elle respirât l’apaisante fumée, sinon elle étouffait. Une sueur d’angoisse lui glaçait la peau.

Souvent, cessant après des semaines ainsi englouties dans la légère ivresse, elle avait eu de ces symptomes douloureux. Elle avait alors réussi, par une reprise de volonté, à espacer les stances. Elle sentait bien qu’à prolonger l’abstinence, elle retrouvait, pour l’action, une lucidité en train de s’appliquer toute, stérilement, au rêve… Mais, cette fois, avant pris le poison à doses massives, elle n’éprouvait qu’un désir : en prendre encore…

L’abrutissement ? Non, l’anéantissement, le merveilleux mépris de tout ce qui n’était pas la béatitude dont, à la première pipe, elle sentait le bienfait, et dont, à la vingtième, elle était pénétrée jusqu’à la jouissance suprême : dissoute, volatilisée !

Elle trouva, comme elle s’y attendait, Anika prostrée sur ses coussins, dans le noir. La minuscule lampe, aveuglée à demi par un papillon d’argent, luisait faiblement, sur le plateau des ustensiles. On eût dit une veilleuse funéraire.

— C’est moi, dit Monique. Ne bouge pas.

En sortant de l’éclatant crépuscule d’été, l’atelier aux tentures hermétiques, tout imprégnées de la pesante odeur, lui fut doux comme une grande tombe. Mais déjà Anika avait tourné le commutateur. La lanterne éclaira, d’un feu pourpre, la fumeuse couchée, l’attirail rituel. Le visage de la violoniste apparut cadavérique, la chair plaquée sur l’ossature brune…

Elle déclara d’une voix enrouée :

— Tu tombes mal. Pas de confiture !

— Je croyais…

— Non. Le type qui devait me l’apporter, — et de la bonne, directe, arrivant de Londres ! — s’est fait chopper hier, au Saphir… Tu vois ça ? Pas à cause de l’opium, on ne savait pas qu’il en avait… À cause de la coco !… On a raflé le tout.

Elle ricana. Et, loquace, jeta d’un trait, avec cette volubilité mécanique que lui donnait la poudre blanche :

— Ce qu’ils nous embêtent, tous ces poireaux du Parlement, avec leurs lois ! Ils me font rire… Les stupéfiants ! C’est eux qui le sont… Le père Hutier, marchand de vertu !… Tu vois ça ?… Et si je veux m’intoxiquer, moi ?… D’abord, puisqu’ils parlent de poison, qu’ils s’occupent donc de l’alcool ! Mas ça, ils n’oseront pas… C’est le bistro qui les nomme…

Elle baissa le ton, et confidentielle :

— De la « neige » heureusement, il m’en reste. La Souillarde, celle qui tient le lavabo au Pélican, m’en a vendu. Tiens, plein cette boîte !… Tu vois ça ?

Elle montra, en riant, une petite bonbonnière d’émail.

— Et puis, je sais où on en trouve ! Y a le pharmacien, à Javel… Tu vois ça ?… Mais pour la confiture, alors, rien à faire ! Il t’en reste pas ?…

— Si ! un fond de pot…

— Va le chercher… T’as la flemme ? Ça ne fait rien, va, reste. On fumera le drops… J’ai raclé toutes les vieilles pipes… Tiens, y a encore le fourneau de la grande, celle d’ivoire… il en est plein. Le drops, c’est bon aussi ! J’sais pas si j’l’aime pas autant…

Elle toussa, malgré son gosier blindé, et répéta de sa voix rauque :

— Le drops, c’est plus fort. Ça grise mieux…

Il lui fallait, comme à l’ivrogne, du raide.

Elle soupira :

— Tout de même, si on n’avait pas ça, dans la vie !… Allez, viens ! Couche-toi…

— Attends que je passe ma robe.

Monique, en habituée, se dévêtait à travers l’obscurité. Drapée dans un manteau chinois elle prit place, le long du plateau. Comme elle tournait machinalement le papillon de la lampe, dont la flamme la gênait, Anika, qui avait profité de l’intermède pour se bourrer le nez, récrimina, avec une vivacité colère :

— Quand tu auras fini, de me fiche le phare dans l’œil !

Monique pensa : « Qu’est-ce qu’elle a pris ! » À la bavarde surexcitation de la cocaïne, à laquelle la violoniste essayait depuis quelques jours de la convertir, elle préférait le silencieux vertige de l’opium.

Refusant la prise que, radoucie, Anika lui tendait, elle aggloméra, en le pétrissant en boulette, un peu du résidu noir qui constituait, ce soir, tout son régal… Une fois de plus elle dînerait par cœur ! Mais le drops, trop dur, ne s’enroulait pas bien, en fondant au bout de l’aiguille. Il retombait, grésillait, sur la flamme. Elle parvint pourtant à arrondir suffisamment la lourde goutte, et, saisissant sa pipe, à garnir à peu près le fourneau…

Alors, portant le bambou à ses lèvres, elle tira avidement, d’une longue aspiration… La fumée était si âcre qu’elle la rejeta, la boulette consumée. D’ordinaire, quand l’opium était frais, elle avalait le capiteux poison, savourait le délice de le sentir entrer en elle, liquéfiant, presque instantanément, tout son être.

Elle reposa la pipe, se laissa aller sur les coussins, étourdie. Le relent dont l’atelier était saturé, ce fade et puissant parfum du baume noir l’avait saisie, la charriait, sous le souffle violent du premier effluve.

Anika s’exclama, avec un ricanement satisfait :

— Eh bien ! ma vieille !

— Ne crie pas ! supplia Monique. On dirait un train qui passe !

Le bruit se répercutait en elle, multiplié… Mais, bientôt, l’onde sonore s’effaçait. Les murs reculèrent. Tout devenait lointain, lointain, en même temps que s’assourdissait, au point de n’être plus qu’une confidence chuchotée, la verbosité saccadée d’Anika. Le temps avait cessé d’être. L’espace s’était empli d’une douceur fluide. Monique éprouvait, extasiée, une double impression de vide et de plénitude.

— Dis donc, — gouaillait la voix, transposée comme si elle venait d’un autre monde, — ça te fait de l’effet !… Et si tu avais pris un peu de coco !… Moi, c’est mon troisième gramme depuis hier. Tu vois ça ?… Il n’y a pas à dire… c’est ce qu’on a inventé de mieux, ces drogues-là, pour vous guérir du mal de mer… L’existence, moi, ça me fait vomir… Une bonne pipe, une bonne prise ! cela remet les boyaux en place… Supprimer l’opium et la coco, tu vois ça ?… Faut-il être assez bête ! C’est comme un médecin qui vous refuse de la morphine, quand on souffre ! Il y en a, sous prétexte qu’on y prend goût !… Alors on pourrait plus même claquer en douce ?… De quel droit ces salauds voudraient-ils me condamner à la vie ? C’est ma guenille, c’est pas la leur… Pour ce qu’on y fait de beau, dans leur boutique !… Tu vois ça ?… Ah ! la ! la !… L’amour, d’abord, ça n’existe pas, c’est des bruits qu’on fait courir ! Y a que des bêtes qui se déchirent, quand elles ne se baisent pas. Le plaisir ?… oui, le cul ! Un cul-de-sac, on en voit vite le fond !… L’art ?… Oh ! ma chère ! oùs–qu’est mon violon !… Du talent, oui, j’en ai eu, peut-être… Oui, oui, une grande artiste, c’est entendu !… Y a longtemps. Et après ?… Chopin aussi, a eu du talent. Seulement, lui, il a pu au moins croquer ses notes… Ça reste. Moi, fallait bouffer… Tu vois ça ? J’ai joué la musique des autres… Une ratée, quoi !… Pas même d’enfants ! Une propre à rien !…

Elle ouvrit, nerveusement, sa bonbonnière, y puisa une copieuse prise. Et, autoritaire :

— Prends, je te dis ! C’est le vrai remède… Avec ça, le reste, on s’en fout !…

— Non ! dit Monique, j’aime encore mieux ton sale drops.

La violence de la sensation première s’était dissipée. Elle se remit patiemment à façonner, puis à cuire ses boulettes, mais elle ne réussit plus à les fumer d’un seul trait. Alors, nerveuse à son tour, et ne trouvant pas le calme qu’elle poursuivait, elle suivit le conseil d’Anika, prisa coup sur coup.

Mais loin de la détendre, la dangereuse poudre, mal dosée, exaspérait son agitation. Elle crut avoir, soudain, un visage de bois, le nez, le front, les tempes durcis, dans une anesthésie si brutale qu’elle se sentait devenue machine. À son tour, inlassablement, elle se mit à moudre des paroles, dans le vide. Une insensibilité complète la roidissait. Avec des gestes secs, elle continuait à pérorer, sans arrêt…

Toute la nuit, séparées par le plateau où à l’aube la lampe s’éteignit, elles conversèrent ainsi, comme des sourdes.

Quand Monique se réveilla, glacée, il était plus de midi. L’atelier restait mystérieux, dans sa pénombre. Anika dormait encore, si blême qu’elle la contempla, avec inquiétude. On eût dit une morte. Elle toucha Sa main qui était froide… Mais un souffle court soulevait, régulièrement, la poitrine plate… Monique partit, sans la déranger.

L’après-midi, si mal en train qu’elle se sentit, elle passa au Vaudeville. On répétait pour la seconde fois dans le décor, et l’administration avait téléphoné, le matin, que M. Lair désirait voir Mlle Lerbier, en personne. Quand elle entra sur le plateau, elle s’arrêta, interloquée, en entendant des éclats de voix. C’était Lair qui hurlait :

— L’académie ? Je m’en fous… Votre pièce n’est pas meilleure pour ça ! Une ordure, je vous dis ! Ici il n’y a qu’une chose qui compte. La mise en scène.

— Mais enfin, monsieur !…

Elle reconnut le timbre irrité de Dussol, aussitôt couvert par le rugissement du comédien. « Aah ! » Tout se tut, comme elle paraissait.

Fernand Dussol, stupéfait, contemplait son interprète qui, saisissant son chapeau, s’en coiffait avec une fureur froide, et gagnait la porte, en brandissant sa canne. Aux émois, le régisseur et le directeur, Bartal, couraient à ses trousses, le retenaient par le pan de son veston. Mais Lair, outragé, ne voulait rien entendre. Tous trois s’engouffrèrent, dans la fente d’un portant,

Fernand Dussol avisa Monique et, tout en feu sous ses cheveux gris, lui conta l’aventure. Exproprié jusque-là des répétitions par l’autocratie de Lair, qui ne tolérait, dans sa création, aucune espèce d’ingérence, surtout celle de l’auteur, — il avait dû, pour éviter un esclandre, remettre ses observations au moment où la pièce, étant sue, lui serait présentée d’affilée…

— Mais comment, Maître, vous célèbre, avez-vous accepté ?…

— Il aurait fallu ou retirer Sardanapale, — et Bartal m’a supplié de ne pas le faire : trente mille francs de dédit à cet animal, engagé spécialement !… — ou en venir aux mains ! Et vraiment…

— Non ! dit Monique, en souriant. Je ne vous vois pas…

Traîné par Bartal, Edgard Lair précisément réapparaissait, mi-de gré mi-de force.

Elle contempla le poète fameux, gringalet en dépit de sa grosse tête, et le cabot herculéen… Il était Sardanapale lui-même, et rentrait, en roi, dans ses États. La tenture brique, heureusement, servit de diversion. Il expliqua que, vêtu d’une robe blanche, il voulait un fond noir…

— Ce sera peut-être un peu dur ? objecta Monique.

Fernand Dussol, ayant eu le malheur d’être du même avis, le monarque le toisa de haut :

— Vous bavez, monsieur !… Moi, je bave quand je veux.

Et se retournant vers Monique, il conclut, d’un ton sans réplique :

— J’ai dit : noir !

Elle s’inclina, serra avec une compassion respectueuse la main de Fernand Dussol, qui tremblait de rage dédaigneuse, et fila… Malsain, les fous en liberté !… Elle regretta d’avoir pénétré dans cette ménagerie. L’accès de cabotinage aigu auquel elle venait d’assister ajoutait une tristesse à la dérision de la tragique farce à laquelle, jour à jour, elle était plus lasse de participer.

Ce qui lui avait, un moment, paru comique était, dans l’effroyable identité de son imprévu, redevenu ce qu’il n’avait en réalité jamais cessé d’être. Noir ! comme disait l’autre.

Les jours qu’elle passa, jusqu’à la répétition des couturières, furent les plus sinistres qu’elle eût encore connus. Ils n’étaient qu’un pesant sommeil ou un interminable bâillement, entre la pause morbide des nuits, et la double asphyxie de l’opium et de la cocaïne. Elle ne mangeait plus, rassasiée aux premières bouchées. Un goût de cendre lui montait aux lèvres.

Elle se retrouvait, définitivement meurtrie par la dégringolade qu’était son apparente ascension, au même point de chute que le jour où, dans le vestibule de l’avenue Henri Martin, elle avait retrouvé, sur la civière, tante Sylvestre écrasée. Elle gisait au bas de la grande roche, sur les récifs. L’eau glacée tourbillonnait, furieuse, sous un ciel d’encre.

Si Mlle Tcherbalief ne l’avait contrainte, elle eût laissé Lair Sardanapale s’exhiber, ce soir-là, sur la terrasse assyrienne, sans mêler, aux bravos enthousiastes de la salle, son applaudissement machinal. Elle s’en voulait de la lâcheté de son geste, comme d’une abdication de plus. Mais quoi ? Elle n’en était pas à une veulerie près !…

Elle était en train de prendre une glace, au Napolitain, avec le baron Plombino, Ransom et Mme Bardinot, rencontrés à la sortie, quand, sur la banquette opposée, un homme, dont le regard venait d’attirer le sien, s’inclina, après une hésitation. Elle chercha : qui est-ce ?

Cet air de carnassier bilieux, ces yeux de chat et cette barbe rousse ?… Elle ne trouvait pas. Consciencieusement l’inconnu s’était remis, en rêvassant, à fumer sa courte pipe. Mais Fernand Dussol et sa femme, qui avaient fait sans bruit leur entrée, s’asseyaient à côté de l’inconnu… Elle comprit, bientôt, qu’on parlait d’elle. Dussol lui fit des signes amicaux. Un instinct — sympathie pour l’un, curiosité pour l’autre — la poussa.

Elle se leva, afin de complimenter le vieux poète et sa femme… Aux premiers mots, Dussol présenta :

— Régis Boisselot… Monique Lerbier.

— Je connais monsieur, dit-elle, en serrant cordialement la grosse main noueuse qu’il avançait, maladroitement.

— Tout le monde a lu Les Cœurs sincères, observa Mme Dussol.

Boisselot grogna :

— Cinquième édition. Le monde est petit ! On le savait, madame.

Monique plaisanta :

— Mais non, puisque voilà quatre ans que je n’avais pas eu le plaisir de vous rencontrer !…

Elle expliqua, pour les Dussol :

— Chez Vignabos… Il y a… longtemps.

Elle surprit l’étonnement du romancier ; dans le regard qui, timide, n’osait se poser, et la dévisageait à la dérobée. Moche à ce point ? Elle pensa à l’expression de Blanchet, l’autre semaine… Boisselot aussi n’en revenait pas !

— Oui… longtemps ! murmurait-il.

— Au point que vous avez même failli ne pas me reconnaître ?

Il protesta :

— Ce sont vos cheveux courts… D’ailleurs je vous ai reconnue le premier…

— Difficilement…

Il se tut… C’est vrai, elle n’avait plus rien de commun avec l’éclatante fille dont le souvenir lui était resté. Une femme était née, qui avait dû être malheureuse, et se rencogner, meurtrie, au fond d’elle-même. Le papillon était redevenu chrysalide. Que de larmes il y avait en suspens dans ces yeux qu’il se rappelait bleus, et qu’il voyait gris… Un ciel de pluie…

Il avait fini sa pipe. Ils causèrent. Les Dussol partis, l’entretien continua. Même, — sensation dont elle s’étonna, — ils s’entendirent mieux, d’être seuls. Elle retrouvait avec plaisir cette rudesse d’esprit et cette franchise brutale qui autrefois l’avaient frappée, sans la choquer.

— Vous, dit Boisselot, en la regardant droit, vous êtes en train de faire des bêtises… Vous fumez !

— Vous aussi.

— Pas le même tabac ! Le mien stimule, le vôtre abrutit…

— Et ça se voit ? fit-elle, en détournant les yeux vers la glace qui lui renvoya son visage maigri, sous le fard.

— Un peu ! grogna-t-il. Vous savez que vous avez une mine de chien ! Les joues creuses… Et des yeux ! Opium et coco !… J’ai vu ça tout de suite ! Ça ne trompe pas.

Elle déclara, gravement.

— Si ! Cela trompe.

— Quoi ?

— Les heures.

Il s’indigna :

— Vous avez besoin de ça ! Et vous vous croyez intelligente ?… Il y a pourtant des choses à faire, dans la vie ! Au lieu de contempler votre nombril, et de pleurer, sur vos petits malheurs !… Le malheur savez-vous seulement ce que c’est ? Je vais vous le dire. Ce matin, en entrant dans ma cuisine, pour donner un ordre à ma femme de ménage, je la trouve avec la porteuse de pain. Une grande vieille, à l’air dur. Un moment après, Julia m’apporte mon petit déjeuner et me dit : « — Monsieur a vu la femme qui porte le pain ? — Oui, elle a une sale tête ! — Oh ! monsieur, la pauvre, elle a la figure du chagrin ! Avec les soixante ans qu’elle paraît, elle n’en a pas quarante-cinq. — Qu’a-t-elle ? — C’est une réfugiée du Nord. Y a tout de même des gens calamiteux ! Écoutez ce que la guerre leur a fait, à ceux-là… Elle habitait un village près de Lille. À force de travail, son mari et elle, ils avaient pu achever une petite maison. Ils avaient un commerce qui marchait bien. Ça les faisait vivre, avec leurs deux fils et leur fille. La guerre arrive. Le mari, les deux fils partent… Un jour. v’là les Allemands. Elle se sauve, avec sa fille. Un mois après on annonce à la petite, qu’était souffrante, la mort d’un de ses frères. Ça lui tourne les sangs. Au bout de la semaine on l’enterrait. Une belle jeune fille, monsieur, qu’était leur joie ! Ensuite ils apprennent que leur maison, qui était toujours debout, les obus anglais la détruisent, rasibus… Enfin le second fils est blessé, grièvement. Quand c’est l’armistice, ils sont tous les trois à Paris et ils triment, en attendant l’indemnité, qu’ils n’ont seulement pas vue encore, à c’t’heure ! Le père et le fils sont embauchés dans une usine. Vous croyez qu’ils sont tranquilles ? Le fils peut pas continuer, il est usé, il vomit le sang. Et l’an dernier, v’là le tour du mari ! Il est pris par une machine. Une main coupée. Et le crâne démoli ! A fallu qu’on le trépane… Il peut plus rien faire. Il a un œil enflé, et fixe, à croire qu’il va devenir fou. Cette nuit, il lui disait à la pauvre, en pleurant, — « Je n’te fais pas de mal, au moins, quand j’souffre ? Quel malheur si fallait encore que j’te fasse du mal, toi qu’as déjà tant enduré !… » V’là ce qu’elle me racontait, monsieur. Aujourd’hui, y a plus qu’elle qui travaille… »

— C’est affreux ! dit Monique, bouleversée.

— Croyez-vous qu’après cela on puisse s’attendrir sur votre sort ? Vous êtes désœuvrée ? Tenez, voilà des peines à consoler !… L’adresse ? oui, je vous la donnerai… Moi, quand Julia a eu fini, je m’en suis voulu ! Comment n’avais-je pas senti tout de suite ce que cette épave contenait d’horreur, de résignation, de sacrifice ! J’ai regretté de ne pouvoir lui serrer la main, lui demander pardon de tout le mal que lui ont fait la bêtise et la méchanceté humaines !

Ils se turent. Sur eux pesait l’écrasant fardeau de la destinée.

— Vous avez raison, murmura-t-elle, avec une confusion de pitié, et de honte… On ne pense qu’à soi ! Je n’oublierai pas votre leçon.

Elle le regarda avec amitié. Il reprit au bout d’un moment :

— Si vous n’êtes pas capable de faire la sœur de charité, au moins travaillez, grattez !… Tenez, moi, mon papier, ça n’est pas une terre épatante !… Ça ne fait rien, je ne me décourage pas, je pioche…

Elle objecta :

— Soit ! Donnez-moi votre plume. Et je vous passe mes pinceaux.

— Non. Pas de pommade ! Je n’ai peut-être pas plus de talent que vous. Mais je crois à l’utilité de l’effort, pour l’effort. Tout le monde ne peut pas être Hugo ou Delacroix… Mais c’est déjà gentil d’être…

— Qui ?

— Qui ? je ne sais pas, moi…

Il chercha, jeta des noms. Il jugeait, d’un mot, et qui peignait. Ils disaient leurs préférences, souvent communes. Monique, tout en se laissant aller au divertissement de discuter arts et lettres avec le romancier, se demandait pourquoi la sympathie, entre eux, s’accrochait de la sorte… Il était laid, et, plus encore qu’à leur première rencontre chez Vignabos, faisait parade d’un esprit féroce…

Pourtant, cette fois encore, la brusquerie bourrue de Boisselot ne lui déplaisait pas… Oui, pourquoi ? Obscure attirance vers le compagnon d’une heure gravée dans son souvenir ?… Invisible lien d’un passé qui avait été doux ? Mais alors elle eût de même prolongé sa conversation avec Blanchet, lorsqu’il l’avait abordée, au Louvre… « Non, ce qui m’intéresse, songeait-elle en écoutant la voix tranchante, c’est la droiture de ce caractère… Voilà quelqu’un d’honnête… » La personnalité que les propos de Boisselet révélaient, et aussi la naïveté qu’il devait cacher sous son air de fauve, lui semblaient une chose si rare et si nouvelle qu’elle en appréciait, soudain, la révélation.

À diverses reprises, apercevant les signes de reproche que lui adressait Mme Bardinot, elle s’en était débarrassée d’un geste : « Je viens ! » Mais les minutes passaient… elle causait toujours.

— Adieu lâcheuse ! lui jeta Ponette, en s’en allant, sans s’arrêter.

Elle s’embêtait ferme entre Ransom somnolent et Plombino furieux, qui, Monique les lâchant, s’étaient remis à parler de leurs éternelles affaires… Elle jugeait cette petite Lerbier décidément toquée. Rien à tirer d’une pareille idiote ! Faire fi de millions, quand il n’y avait qu’à prendre, et en échange, rien à donner !… Préférer au baron cette espèce de rouquin hostile !

Dignement tous trois passaient, réprobateurs, devant la table où Boisselot, pour les regarder défiler, s’arrêtait court… Quand, le dernier, à travers la porte tournante, Plombino, courbant le dos sous le sac qu’il semblait toujours porter, eut disparu, Monique lança gaiement :

— Bon voyage !

Boisselot la taquina :

— Pourtant, le gros… l’hippopotame, comme vous dites ! Il paraît rudement pincé.

— Pauvre homme !…

Elle conta, en deux mots, la passion malheureuse de Plombino, et comment, au prix de sa clientèle, elle en avait fait un des bienfaiteurs les plus importants du comité Nansen :

— C’est un philanthrope que le baron ! conclut-elle, ironique. Ne le blaguez pas !

— Baron ? s’écria Boisselot avec un étonnement feint… Baron ? Qu’est-ce que c’est que ça ?…

En fait de barons, il ne connaissait, pour en avoir mangé un jour, que le baron d’agneau… Le baron de Plombino lui semblait moins comestible…

Elle rit. Comme lui elle trouvait absurdes ces titres de pseudo-noblesse, qui ne correspondaient plus à rien, qu’à la vanité la plus sotte. Attrape-gogos dont des malins, spéculant sur la bêtise endémique, s’étaient fait des titres de rentes…

— Et dire, railla Boisselot, qu’il y a eu la nuit du 4 août ! Révolution, où es-tu ?

Ils s’aperçurent, soudain, que le café s’était vidé. Les garçons commençaient à empiler les chaises sur les tables.

— Une heure, dit Monique, en regardant la pendule. Déjà !…

— C’est vrai, constata Boisselot. Comme le temps a passé !

Sur le trottoir, au coin de l’Opéra, il s’apprêtait gauchement à prendre congé. Elle allait héler un taxi, quand il lui demanda :

— Où habitez-vous ? C’est important, à cause du quartier…

— Rue de la Boëtie, voyons !

Il grommela :

— Vous pourriez ne pas avoir votre appartement au même endroit que vos magasins !

Elle sourit en songeant, — pourquoi ? — à sa garçonnière de Montmartre, et répondit :

— Mais si. J’habite à l’entresol au-dessus. Et j’espère que vous me ferez un de ces jours le plaisir de venir déjeuner, avec notre ami Vignabos…

Il restait coi, flatté. Pas banale, et simple, malgré sa renommée… En somme, oui, il la reverrait volontiers. Il prit et serra, amicalement, la main qu’elle lui tendait. Elle lui jeta, comme il refermait la portière :

— Entendu, n’est-ce pas ?… Ah ! votre adresse ?

— 27, rue de Vaugirard.

— Au revoir. Je vous enverrai un mot…

Comme le taxi démarrait, elle se pencha, regarda la silhouette trapue qui s’éloignait, à pas lents :

— Gentil, ce Boisselot…