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La Gardienne du Phare/28

La bibliothèque libre.
Le Courrier Fédéral Ltée (p. 70-75).

CHAPITRE XXVIII

La débâcle.

On était au premier jour de mai. Dans l’après-midi de ce jour. Claire et Zilumah, accompagnées de Tribord, allèrent faire une promenade ; mais elles ne restèrent pas longtemps dehors. La température, sans être bien froide, était humide et d’épais nuages gris couraient très bas à l’horizon. Même Tribord ne semblait pas jouir de sa promenade ; il ne gambadait pas, il restait près de Claire et se plaignait tout bas.

« Rentrons, » dit Claire, « ce n’est pas agréable dehors aujourd’hui. »

— « Non, ce n’est pas agréable », répondit Zilumah. Et ses yeux fouillèrent la plaine glacée tandis qu’un pli se creusait entre ses fins sourcils. Décidément, l’Esquimale était inquiète.

Après souper, Claire essaya de lire un chapitre d’un roman captivant, dont on avait commencé la lecture la veille ; mais bientôt elle ferma son livre et dit à Zilumah :

« Je ne me sens pas disposée à lire ce soir. J’aimerais mieux t’entendre chanter. Veux-tu me dire cette chanson esquimale dont j’ai essayé de faire la traduction l’autre jour ? »

— « Avec plaisir, Claire ; même, je la chanterai en français, telle que vous l’avez arrangée… je la trouve plus jolie ainsi et, » ajouta-t-elle en souriant, « elle sera plus compréhensible pour vous. »

« Et l’Esquimale, d’une voix claire et souple chanta :

CHANSON ESQUIMALE

L’Esquimau, sur la plaine
De glace,
Tout le jour se promène ;
Il chasse.
Des flèches dans son grand
Bissac,
Sur son dos, un pliant
Kaïak.
II
Le walrus qui sommeille,
En songe
Voit l’ennemi qui veille…
Il plonge.
L’Esquimau le poursuit
Sans peur,
Le monstre a, plus que lui,
Frayeur.
III
Il frôle la banquise ;
Qu’importe :
Une vitesse exquise
L’emporte.
Et quand, vide, est son grand
Bissac,
Il dort dans son pliant
Kaïak.

Ces paroles françaises semblaient étranges sur cette mélodie esquimale ; mais elles n’en étaient pas moins jolies pour cela. Zilumah chanta plusieurs chansons qui furent fort appréciées par Claire. À chanter et à converser le temps passa vite et les jeunes filles furent surprises, en levant les yeux sur le cadran, de constater qu’il était onze heures…

On se sépara pour la nuit et bientôt, le silence se fit au « phare des glaces » ; toutes deux dormaient. Claire avait repris sa chambre et Zilumah occupait celle du vieillard.

Claire ne put jamais comprendre ce qui l’éveilla tout à coup, à deux heures du matin. Trois choses auraient pu la tirer de son sommeil : d’abord, le poêle à l’huile qui brûlait toute la nuit entre sa chambre et son cabinet de travail s’était éteint et Claire se rappela n’en avoir pas renouvelé la provision d’huile la veille au matin. Le poêle du premier étage chauffait à tout rompre, il est vrai ; mais, dans ces régions glacées, ce n’était pas suffisant et le thermomètre dans la chambre de Claire ne marquait que 28 degrés sur zéro.

Une autre chose pouvait avoir éveillé la jeune fille : Tribord avait quitté son canapé dans le cabinet de travail ; il était debout près du lit de Claire et, la tête appuyée sur l’oreiller, se plaignait tout bas.

« Pauvre Tribord ! » dit Claire, « c’est le froid qui t’a ré veillé ! »

Mais le chien ne broncha pas, il continua à geindre assez tristement.

Un autre bruit parvint bientôt aux oreilles de la gardienne du phare : c’était celui de corps opaques s’entre-choquant. Claire se leva et alla regarder par la fenêtre, puis elle recula épouvantée… Qu’était-ce que ces énormes fantômes qui s’avançaient ainsi, encerclant l’ilot du phare dans leur gigantesque étreinte ?…

« Zilumah ! Zilumah !! » appela Claire.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda la jeune Esquimale. En deux bonds elle fut rendue dans la chambre de Claire.

— « Vois, oh ! vois donc ! » s’écria Claire. « Qu’est-ce, mon Dieu ?… »

— « Ciel ! La débâcle !!…, Nous sommes dans un épouvantable danger, Claire ! Venez, courons à la cave ! Le phare est condamné ; si nous ne nous hâtons pas, nous périrons avec lui. »

— « Je ne comprends pas bien, Zilumah », murmura Claire.

— « Ne comprenez-vous pas, pauvre Claire, que cet îlot est placé sur le chemin des glaces venant du nord ?… Le phare se brisera comme verre !! À la cave du rez-de-chaussée ! À la cave !! »

l’Esquimale saisit le poêle à l’huile et remit un fanal à Claire, toutes deux descendirent au premier étage. Zilumah ouvrit la trappe conduisant au rez-de-chaussée et se mit à enlever de la salle commune tout ce qu’elle trouvait sous sa main.

« Vite, vite, Claire, aidez-moi ! » cria-t elle, car Claire, stupéfaite, regardait Zilumah se démener sans rien faire pour lui aider.

À ce moment, le phare fut secoué jusque dans ses fondations, puis on entendit le bruit de verre cassé et tout devint obscur : c’était le fanal de phare qui venait de tomber, et aussi sans doute, le deuxième étage.

— « Hâtons-nous, hâtons-nous, ou nous sommes perdues !!… »

Le rez-de-chaussée du phare était séparé en deux compartiments. Le premier, c’était la soute au charbon, séparée du reste par un mur en ciment. L’autre partie était à deux étages : le premier contenait l’huile propre à l’alimentation du fanal du phare, le second, servait de dépôt pour les provisions : viandes, légumes en boîtes, lait condensé, etc., etc. La cave du rez-de-chaussée contenait seulement des caisses vides et des poches de copeaux. C’est dans cette cave que Zilumah décida qu’on se retirerait. Elle continuait à jeter des objets pêle-mêle dans le premier étage : dans des tapis de tables ou des couvertures de lit ; elle entassait les objets, sans presque regarder, quand un autre éboulis eut lieu : le premier étage allait s’effondrer… Jetant à la hâte les derniers objets recueillis, dans la trappe, Zilumah alluma un second fanal et descendit l’escalier en spirale, fermant la trappe derrière elle.

Claire et Zilumah descendirent jusqu’à la cave. Elles se jetèrent sur les poches de copeaux et, la main dans la main, écoutèrent le bruit sinistre des glaces attaquant le phare. À six heures du matin, tout bruit cessa.

Zilumah se mit à inspecter la nouvelle demeure. Elle fit une grande découverte : dans un coin, elle aperçut un baril d’huile. Sans doute, en déchargeant le bateau de ravitaillement, un des matelots aurait, par maladresse, déposé là ce baril. C’était une chance inespérée pour les captives. l’Esquimale remplit le poêle et bientôt, une température supportable régna dans la pièce.