La Gouvernante/Acte III

La bibliothèque libre.
La Gouvernante
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome III (p. 121-146).
◄  Acte II
Acte IV  ►


ACTE III



Scène I.

JULIETTE, ANGÉLIQUE.
Juliette.

Allons, il faut un peu faire tête à l’orage.

Angélique.

Trop de confusion a glacé mon courage.

Juliette.

L’amour est cependant fait pour en inspirer.

Angélique.

Je ne puis que rougir, me taire, & soupirer.

Juliette.

Reprenez vos esprits.

Angélique.

Reprenez vos esprits.Non, quoi que je me dise,
Je ne puis revenir d’avoir été surprise.

Juliette.

Pour un petit malheur faut-il se dérouter ?
La Baronne, entre nous, n’est pas à redouter ;
Elle est femme du monde, & n’en fera que rire :
Pour l’autre, au pis aller, il faut la laisser dire.

Angélique.

C’est elle qui me cause aussi le plus d’effroi.

Juliette.

Quelle enfance ! Eh ! qui peut, malgré vous, malgré moi,
Vous contraindre à rester ainsi sous sa tutelle ?

Angélique.

Sa raison, sa vertu.

Juliette.

Sa raison, sa vertu.Je n’en ai pas moins qu’elle.

Angélique.

Je ne sais, mais je sens qu’elle ne me dit rien,
Qui véritablement ne soit que pour mon bien :
C’est un fait ; mais j’ai beau m’en convaincre moi-même,
Quelle conviction tient contre ce qu’on aime ?
Quand Sainville paroît, tout est évanoui.

Juliette.

Cela se doit ; il va venir.

Angélique, en regardant de côté & d’autre.

Cela se doit ; il va venir.Eh ! vraiment, oui.

Juliette.

Arrangez-vous tous deux, tandis que la Baronne
Dans le fond du jardin est avec votre Bonne,
En un grand pour-parler.

Angélique.

En un grand pour-parler.C’est à notre sujet.

Juliette.

Bon ! bon ! Qu’importe ? Adieu, je vais faire le guet.



Scène II.

ANGÉLIQUE, SAINVILLE.
Sainville.

Nous nous étions promis qu’une ombre salutaire
De nos vœux mutuels couvriroit le mystere :
Cependant vous voyez que tout est découvert.
Vous puis-je, à ce sujet, parler à cœur ouvert ?

Angélique.

Hélas ! Vous le pouvez ; je répondrai de même.
Que vois-je dans vos yeux ?

Sainville.

Que vois-je dans vos yeux ?Mon désespoir extrême.

Angélique.

D’où vient ?

Sainville.

D’où vient ?Je suis perdu.

Angélique.

D’où vient ?Je suis perdu.Vous ! Quel trouble est le mien !

Sainville.

On pourroit me sauver ; mais vous n’en ferez rien.
Vous savez que l’amour nous a faits l’un pour l’autre.

Angélique.

Eh ! bien ?

Sainville.

Eh ! bien ?Vous trahirez & son choix, & le vôtre.

Les persécutions vous feront succomber
On travaille au malheur où nous allons tomber.

Angélique.

De quoi me grondez-vous ? Puis-je aimer davantage ?

Sainville.

Je veux autant d’amour avec plus de courage.

Angélique.

Laissez-moi vous aimer comme je puis aimer.

Sainville.

Non, ce n’est pas assez.

Angélique.

Non, ce n’est pas assez.Qui peut vous alarmer ?

Sainville.

L’instant où je vous parle est le seul qui nous reste ;
On va vous accorder cette grace funeste
Que votre complaisance a fait solliciter ;
On sçaura vous résoudre enfin à l’accepter.
Que dis-je ! On obtiendra de votre obéissance
D’agréer les horreurs d’une éternelle absence.

Angélique.

À subir cet arrêt je dois me préparer ;
Mais sans nous désunir on peut nous séparer.

Sainville.

Oui, je dois prendre en vous de grandes assurances !
Jamais l’éloignement, le tems, les remontrances
Ne produiront sur vous leur infaillible effet,
Et vous braverez tout, comme vous avez fait.

Angélique.

Que me reprochez-vous ?

Sainville.

Que me reprochez-vous ?Une épreuve cruelle.

Angélique.

Eh ! n’avois-je pas lieu de vous croire infidelle ?

Sainville.

Cruelle ! On vous aidoit à vous l’imaginer ;
mais au fond du désert où l’on va vous mener,
On ne tardera guere à vous le faire croire,
À noircir un absent par quelque fausse histoire
Que l’on aura grand soin de circonstancier ;
Et je n’y serai point pour me justifier.
Vos feux ne pourront pas se nourrir de leurs cendres.

Angélique.

Ne m’écrirez-vous pas ?

Sainville.

Ne m’écrirez-vous pas ?Les lettres les plus tendres
Ne peuvent soutenir long-tems un foible cœur :
Notre ennemie alors usera de noirceur ;
Les unes en secret seront interceptées ;
Les autres à son gré seront interprétées.
La perfide saura, d’un air doux & trompeur,
Vous fasciner les yeux de l’esprit & du cœur.

Angélique.

Mais je les lirai seule.

Sainville.

Mais je les lirai seule.Elle les aura vûes :
Vous n’en recevrez point qu’elle ne les ait lûes ;
Elle s’en servira, vous dis-je, à mes dépens,
Et les supprimera quand il en sera temps.

Angélique.

Je vois, en frémissant, quel péril nous menace.
Puis-je le détourner ? Que faut-il que je fasse ?

Sainville, en tirant un papier.

Me croire, m’imiter, & m’en signer autant ;
Voilà ce que l’amour exige en cet instant :
(En lui donnant l’écrit.)
De notre sûreté c’est-là l’unique gage.

Angélique, en prenant le papier.

Quel est donc ce papier ?

Sainville.

Quel est donc ce papier ?Le serment qui m’engage
À rendre à vos appas un hommage éternel,
Le garant & le sceau de ce don solemnel,
Que vous font à jamais l’amour & l’hyménée,
De ma main, de mon cœur, & de ma destinée…
Quoi donc ! vous hésitez à recevoir ma foi,
Et votre main balance à se donner à moi !

Angélique.

Eh ! le puis-je ?

Sainville, animé.

Eh ! le puis-je ?Comment !

Angélique, tremblante.

Eh ! le puis-je ?Comment !Quel courroux vous enflamme ?

Sainville.

L’impossibilité n’est qu’au fond de votre ame.
Eh ! quel obstacle empêche un nœud si plein d’appas ?
Hélas ! vous le cherchez & ne le trouvez pas.

Si vous m’avez dit vrai, vous êtes à vous-même,
Vous dépendez de vous ; votre infortune extrême,
Dont je rends grâce au sort, vous met en liberté
De choisir qui vous plaît.

Angélique.

De choisir qui vous plaît.Oui, c’est la vérité ;
Je n’ai point de parens, du moins que je connoisse.
Mais, quoi ! puis-je, à mon âge, être assez ma maîtresse,
Pour que mon seul aveu dispose de ma main ?

Sainville.

Non : j’attendois de vous ce refus inhumain.

Angélique.

Une raison n’est pas un refus.

Sainville, à part.

Une raison n’est pas un refus.L’inconstante !

Angélique.

Mais si je consultois…

Sainville.

Mais si je consultois…Qui ? Votre Gouvernante ?
Et vous consulterez ensuite votre cœur ?

Angélique, éplorée.

Tenez, vous me traitez avec trop de rigueur ;
Vous me troublez si fort, qu’à peine je respire :
Je ne sçais déjà plus ce que j’avais à dire.

Sainville.

Si vous daigniez sur vous faire un juste retour…

Angélique.

Eh ! je crains ma raison autant que mon amour.

Sainville.

Croyez donc l’un & l’autre. Eh ! Comment, je vous prie,
M’assurer autrement de vous, & de ma vie ?
Je ne veux seulement, pour calmer mes frayeurs,
Que le titre d’époux : consentez, ou je meurs…

Angélique.

Ah ! Ciel !

Sainville.

Ah ! Ciel !Je regne, ou non, dans le fond de votre ame.
Le tems nous presse ; optez d’accorder à ma flamme
Le titre que le Ciel semble me désigner,
Ou de m’ôter la vie.

Angélique.

Ou de m’ôter la vie.Eh ! bien, je vais signer :
Mais vous en répondrez.

Sainville.

Mais vous en répondrez.On a bien de la peine
À vous faire agréer d’éterniser ma chaîne,
À vous faire accepter le plus heureux lien.
Est-ce ainsi qu’on se rend ?

Angélique.

Est-ce ainsi qu’on se rend ?Vous ne pardonnez rien.

Sainville.

Non, sans doute, à l’amour.

Angélique, en lui tendant la main tendrement.

Non, sans doute, à l’amour.Ah ! quelle tyrannie !



Scène III.

JULIETTE, en courant, ANGÉLIQUE, SAINVILLE.
Juliette, en poussant Angélique.

Décampez au plus vîte ; il nous vient compagnie.

Sainville.

Qui donc ?

Juliette.

Qui donc ?Le Président.

Angélique.

Qui donc ?Le Président.Ah ! j’ai le cœur transi.

Juliette, à Angélique, en la tirant de l’autre côté.

Par où diantre allez-vous ? Sauvez-vous par ici.



Scène IV.

SAINVILLE, JULIETTE.
Sainville, à Juliette.

Toi, ne la quitte pas ; ton soin m’est nécessaire.

Juliette.

Je suis piquée au jeu ; laissez, laissez-moi faire.

(Elle sort.)



Scène V.

LE PRÉSIDENT, SAINVILLE.
Le Président.

Bon ; nous serons ici plus en particulier :
On voudroit votre avis sur un cas singulier.

Sainville.

Mon pere, vous sçavez que jamais je ne flatte.

Le Président.

C’est par cette raison. L’affaire est délicate ;
Les conseils les plus vrais sont ici les meilleurs.
Un Juge assez habile, honnête homme d’ailleurs…
Vous riez ?

Sainville.

Vous riez ?C’est de voir ce titre imaginaire
Être si constamment l’épithète ordinaire
Que s’accordent, entr’eux, les hommes indulgens.

Le Président.

Ainsi, vous ne croyez guere aux honnêtes gens.

Sainville.

Ma foi, ceux que j’ai vus me font douter des autres.

Le Président.

Mon fils, quels préjugés étranges que les vôtres !
Il est des gens de bien… je pense, sur ma foi,
Que vous ne jugez pas plus sainement que moi.

Sainville.

Mon pere, en vérité, ce reproche me pique.

Le Président.

Vous me croyez, du moins, un peu trop politique.
Eh ! prenez, ou laissez les hommes tels qu’ils sont,
Tout aussi-bien que vous, je les connois à fond :
Mais je suis envers eux, avec moins de rudesse,
Indulgent par lumiere, & non pas par foiblesse.
Mais revenons enfin. Ce Juge en question
Fut chargé d’un procès, dont la décision
Devoit, à son rapport, regler la destinée
De gens de qualité qu’un heureux hyménée
Venoit d’unir.

Sainville.

Venoit d’unir.Laissons la noblesse du sang :
Aux yeux de l’équité tous ont le même rang.
Pesons les droits réels : la plus haute naissance
Ne doit pas faire un grain de plus dans la balance.

Le Président.

Oui, mais tout l’embarras est de bien rencontrer ;
Souvent le meilleur droit ne sçait pas se montrer :
Car vous n’ignorez pas qu’il n’est rien que n’employe
Ce monstre ingénieux à poursuivre sa proye,
Dont le métier cruel, & cependant permis,
Est souvent de corrompre ou d’égarer Thémis.
À ce fléau funeste, à ce mal sans remede,
Ajoutez pour surcroît que la main qui nous aide
Peut se laisser surprendre, ou gagner. En effet,
Ne sçauroit-on nous faire un infidele extrait ?

Sainville.

Tout Juge qui s’en sert a tort : c’est mon systême ;
Jamais il n’est trop bon pour voir tout par lui-même :

Et s’il ne donne pas tous ses soins, tout son tems,
Cette épargne est un vol qu’il fait à ses cliens.
Pourquoi se charge-t-il des fortunes publiques ?

Le Président.

Vous êtes bien rigide !

Sainville.

Vous êtes bien rigide !Et des plus véridiques.
Je vois d’ici ce Juge, indigne de pardon,
Comme il le méritoit, dupé par un fripon.

Le Président.

Vous l’avez dit. Un traître, un serpent domestique,
Priva la vérité de sa preuve authentique.
Le titre disparut ; le bon droit succomba ;
L’erreur dicta l’Arrêt, & le malheur tomba
Sur des infortunés trop pleins de confiance,
Et qui n’avoient, d’ailleurs, aucune expérience.

Sainville.

Mais leur Juge était fait pour en savoir plus qu’eux.
Peut-il se consoler de leur désastre affreux,
Et d’en avoir été la cause ?

Le Président.

Et d’en avoir été la cause ?Involontaire.

Sainville.

Qu’importe ? Il a laissé trahir son ministere ;
Il avait un dépôt ; à qui l’a-t-il remis ?
Si l’excuse avait lieu, tout deviendroit permis.

Le Président.

Le tems & le hasard firent enfin connoître,
Mais trop tard, les excès qu’avait commis ce traître.

On sçut la vérité : le titre n’était plus ;
Et le Juge, accablé de regrets superflus,
Fut réduit à verser des pleurs trop légitimes ;
Ensuite l’on apprit que l’une des victimes,
Cherchant à réparer les rigueurs de leur sort,
Sous un ciel étranger avoit trouvé la mort ;
Que sa veuve, sans biens, pour élever leur fille,
Unique rejeton d’une illustre famille,
L’avoit abandonnée aussi-bien que son nom.

Sainville.

Eh ! bien, s’il est ainsi, que me demande-t-on ?

Le Président.

Ce que doit faire un Juge en ce malheur extrême.

Sainville.

Tout homme qui consulte est peu sûr de lui-même ;
Et que dire à celui qui ne se juge pas ?

Le Président.

Mais, vous, qu’auriez-vous fait en un semblable cas ?
Ce Juge le demande.

Sainville.

Ce Juge le demande.Il veut que je prononce :
Qu’il tremble ? Mais à quoi servira ma réponse ?
Quoi qu’il en soit, enfin, j’aurois déjà rendu
À ces infortunés tout ce qu’ils ont perdu.
C’est à quoi je condamne un Juge qui s’abuse.
Qu’il répare ses torts, s’il veut qu’on les excuse ;
L’ignorance & l’erreur sont des crimes pour lui.

Le Président.

On prononce aisément dans la cause d’autrui :
Celui dont je vous parle est peu riche.

Sainville.

Celui dont je vous parle est peu riche.Qu’importe ?

Le Président.

La restitution pourroit être si forte…

Sainville.

La somme n’y fait rien. L’exacte probité
Ne peut jamais avoir de terme limité.

Le Président.

Ainsi vous vous seriez exécuté vous-même ?

Sainville.

Assurément.

Le Président, en souriant.

Assurément.Fort bien.

Sainville.

Assurément.Fort bien.Je vous parois extrême ;
Ma façon de penser, contraire aux mœurs du tems,
N’attirera sur moi que des ris insultans.

Le Président.

Pardonnez-moi, mon fils.

Sainville.

Pardonnez-moi, mon fils.Que dites-vous, mon pere ?

Le Président.

J’ai pensé comme vous ; j’ai fait plus, & j’espere
Que vous y donnerez l’aveu le plus flatteur.
Vous voyez le coupable, & le réparateur.

Sainville.

Vous ?

Le Président.

Vous ?Moi-même.

Sainville.

Vous ?Moi-même.Ah ! grands Dieux ! Que ma source m’est chere !

Que je suis enchanté de vous avoir pour pere !
(Il l’embrasse.)
Pardonnez ces transports à mon cœur éperdu.

Le Président.

Si-tôt que je l’ai pû, j’ai fait ce que j’ai dû,
Et je viens d’expier ma méprise funeste ;
Il vous en coûtera.

Sainville.

Il vous en coûtera.Votre vertu me reste.

Le Président.

Ah ! qu’il m’est doux de voir que je revis en vous !
Ah ! pere fortuné !

Sainville.

Ah ! pere fortuné !Vous méritez de tous
La vénération, l’estime la plus haute.
Que vous êtes heureux d’avoir fait une faute
Qui vous a procuré l’heureuse occasion
De faire une si grande & si bonne action.

(Juliette paroît, & fait des signes.)
Le Président.

Le Ciel me l’inspira, le Ciel la récompense ;
Sachez ce qui m’arrive en cette circonstance.
Un ancien ami, de même rang que nous,
Et qui m’attend chez moi, vient de m’offrir, pour vous,
Un des meilleurs partis qui soient peut-être en France ;
C’est une fille unique, une fortune immense :
Je réponds de ses mœurs, & j’en suis enchanté :
Car c’est-là, selon moi, la première beauté.
D’ailleurs, elle est charmante. Enfin, l’on vous préfere.
Je vous en parle ici de la part de son pere.

Et c’est un mariage à conclure au plutôt.
Vous sçavez notre état, je vous l’ai dit tantôt ;
Ce qui vient d’arriver, comme vous pouvez croire,
Nous dérange beaucoup, en nous couvrant de gloire.
J’ai vendu cette Terre où vous vous plaisiez tant.

Sainville.

Donnez, engagez tout, j’en serai plus content.

Le Président.

Vous paroissiez bien froid, quand la fortune même…

Sainville.

Mon pere, pardonnez ma répugnance extrême.

Le Président.

L’hymen vous fait-il peur ?

Sainville.

L’hymen vous fait-il peur ?Non, j’y vois mille appas :
Cette fille est trop riche, & ne me convient pas.

Le Président.

Comment donc ?

(Juliette reparoît encore.)
Sainville.

Comment donc ?Il faudroit lui devoir ma fortune ;
C’est une dépendance un peu trop importune.
Les grands biens d’une femme augmentent trop ses droits,
Et par reconnoissance il faut subir ses loix ;
Ce bienfait-là devient une dette éternelle,
Dont on ne peut jamais s’acquitter avec elle.
Quoi qu’il en soit, malgré ma situation,
Je ne veux pas avoir cette obligation.

Le Président.

Bon ! Est-ce qu’un mari n’est pas toujours le maître ?

Sainville.

Je ne veux point d’esclave, & je ne veux pas l’être.

Le Président.

Votre prudence ici me paroît en défaut.

Sainville.

Une compagne aimable est tout ce qu’il me faut ;
J’épouse pour aimer, pour être aimé de même :
Je ne pourrois prétendre à ce bonheur extrême.
Vingt exemples pour un semblent m’en avertir ;
C’est se vendre, en un mot, & non pas s’assortir.

Le Président.

Ah ! vos réflexions détruiront ce scrupule ;
Car, entre nous, mon fils, il est trop ridicule.
Je vous laisse y penser, & je vais de ce pas
Engager cet hymen.

Il sort.
Sainville.

Engager cet hymen.Qui ne se fera pas.



Scène VI.

SAINVILLE, JULIETTE.
Juliette.

Que diantre un fils a-t-il tant à dire à son pere ?
Votre Angélique est folle, elle me désespere ;

La crainte, l’épouvante, & la timidité
Triomphent pour le coup de sa facilité.
Vous ne la tenez plus.

Sainville.

Vous ne la tenez plus.Ah ! Ciel, quel coup de foudre !

Juliette.

Voyez si vous pouvez vous-même la résoudre ;
Mais ne l’espérez plus.

Sainville.

Mais ne l’espérez plus.Je m’en vais la trouver.

Juliette.

Elle est dans le jardin qui s’occupe à rêver.

(Sainville sort.)



Scène VII.

JULIETTE, seule.

Être fille, & vouloir l’être toute sa vie,
Me paroît, par ma foi, la derniere folie.
Le beau titre à garder ! N’est-il pas bien charmant,
Sur-tout lorsque l’on peut épouser son Amant !



Scène VIII.

LA BARONNE, LA GOUVERNANTE, JULIETTE.
La Gouvernante.

Où peut être Angélique ?

Juliette.

Où peut être Angélique ?Ah ! je vous le demande !

L’ai-je à ma garde ? Elle est, ce me semble, assez grande
Pour être sa maîtresse ?

La Gouvernante.

Pour être sa maîtresse ?Il faut me l’amener.

Juliette, en montrant la Baronne.

J’obéis à madame, elle peut ordonner ;
Mais, vous…

La Baronne.

Mais, vous…Obéissez, quand Madame l’ordonne.

Juliette, regardant la Gouvernante.

Madame ! Ah ! par ma foi, l’épithète m’étonne !

(Elle sort.)



Scène IX.

LA BARONNE, LA GOUVERNANTE.
La Baronne.

Eh ! bien, ma chere amie !

La Gouvernante.

Eh ! bien, ma chere amie !Ah ! c’est trop m’honorer.

La Baronne.

Ce titre vous est dû, je ne puis l’ignorer ;
Avouez que c’est vous qu’un procès déplorable
A contrainte à subir un sort si misérable.

La Gouvernante.

Vous me désespérez.

La Baronne.

Vous me désespérez.Eh ! Madame, achevez

Cet aveu que j’implore, & que vous me devez.

La Gouvernante.

Que voulez-vous de plus de ma reconnoissance ?

La Baronne.

La faveur d’être admise en votre confidence :
Mais je lis dans votre ame une noble fierté,
Un courage au-dessus de toute adversité,
Vous fait désavouer votre infortune extrême ;
Et vous vous imposez ce déni de vous-même,
Par égard pour le rang où vous avez été,
Par mépris pour le sort qui vous a tout ôté :
Mais ce que vous cachez, n’en est pas moins visible ;
Vous brillez, malgré vous, d’un éclat trop sensible ;
Vous voulez vous couvrir d’une ombre qui vous fuit ;
Madame, écartez donc le charme qui vous suit.

La Gouvernante.

Vous êtes dans l’erreur, le Président s’abuse.

La Baronne.

Eh ! bien, pour vous convaincre, il faut que je m’accuse.

La Gouvernante.

De quoi ?

La Baronne.

De quoi ?Votre secret n’en est plus un pour moi,
J’ai surpris des papiers qui sont dignes de foi.

La Gouvernante.

Ciel !

La Baronne.

Ciel !J’ai vû de mes yeux la preuve la plus claire
D’un fait dont vous voulez soutenir le contraire ;
Vous êtes sûrement la comtesse d’Arsfleurs.

La Gouvernante.

Qu’entends-je ?

La Baronne.

Qu’entends-je ?Pardonnez : pour finir vos malheurs,
Cette conviction m’étoit trop nécessaire.

La Gouvernante.

Madame, quel usage en avez-vous pû faire ?
Falloit-il me trahir ? Jugez de mon regret,
Et de quelle importance est pour moi mon secret,
Puisque je le cachois à tout ce que j’adore,
À ma fille, en un mot !

La Baronne.

À ma fille, en un mot !Angélique l’ignore !

La Gouvernante.

Et jamais de ma part elle n’en sçaura rien.

La Baronne.

Eh ! quoi, la pouvez-vous priver d’un si grand bien ?

La Gouvernante.

Je la sers beaucoup mieux que vous ne pouvez croire.
Eh ! que lui produiroit ma douloureuse histoire ?

La Baronne.

Qu’en peut-il arriver, de lui faire sçavoir
Sa naissance ?

La Gouvernante.

Sa naissance ?L’orgueil & l’affreux désespoir.
Non, Madame, laissons à cette infortunée
L’esprit de son état, & de sa destinée.
On n’est point malheureux, quand on peut ignorer
Tout ce que l’on pourroit avoir à déplorer.
J’ai dit ce qu’il falloit.

La Baronne.

J’ai dit ce qu’il falloit.Ah ! ma chere Comtesse,
Mes soins n’ont point blessé votre délicatesse ;
Croyez que je n’ai fait nul éclat indiscret.
Aucun autre que moi ne sçait votre secret ;
J’ai sçu le ménager avec un soin extrême.
Le Président, qui veut être inconnu lui-même,
Et qui m’en imposoit la plus expresse loi,
A daigné s’en fier aveuglément à moi ;
Content de relever votre illustre famille,
Madame, il ne connoît ni vous, ni votre fille ;
Son bonheur lui suffit : en effet, il est tel
Qu’il se croit à présent le plus heureux mortel.



Scène X.

LE PRÉSIDENT, LA BARONNE, LA GOUVERNANTE.
Le Président.

Madame, prenez part à ma douleur extrême ;
Je croyois être heureux, vous l’avez cru vous-même ;
Pour moi, tout votre zele en vain s’est déployé.
Je suis au désespoir, on m’a tout renvoyé ;
Oui, tout m’est revenu.

La Baronne.

Oui, tout m’est revenu.Ciel ! quelle est ma surprise !

Le Président.

Il faut qu’absolument vous vous soyez méprise ;

Et votre erreur me rend d’autant plus malheureux,
Que j’avois pû me croire au comble de mes vœux.

La Baronne.

Comment voulez-vous donc que je me justifie ?

La Gouvernante.

Ah ! je vois bien qu’il faut que je me sacrifie,
Et que j’avoue enfin un secret échappé.
(au Président.)
C’est vous-même, Monsieur, qui vous êtes trompé.

Le Président, à la Baronne.

Est-elle du secret ?

La Baronne.

Est-elle du secret ?Elle sçait tout.

Le Président.

Est-elle du secret ?Elle sçait tout.Qu’entends-je ?
Votre indiscrétion me paroît bien étrange !

La Gouvernante.

Vous me pardonnerez ce que j’ose avancer.
Ce renvoi vous étonne ! Avez-vous dû penser
Qu’il pût être permis à cette infortunée,
De relever ainsi sa triste destinée,
Et de vous dépouiller en cette occasion ?
La générosité vous fait illusion.

Le Président.

De quel droit, s’il vous plaît, prenez-vous sa querelle ?

La Gouvernante.

Ah ! je n’en ai que trop, je puis parler pour elle ;
Mettez vous à sa place : auriez-vous accepté ?
Elle a tout refusé ; ce n’est point par fierté,

Par dédain, par mépris ; elle en est incapable.

Le Président.

Mais n’avouez-vous pas que son juge est coupable
D’avoir été surpris ?

La Gouvernante.

D’avoir été surpris ?Qui peut ne l’être pas ?

Le Président.

Il compte que l’erreur est un crime en ce cas,
Et qu’il doit l’expier.

La Gouvernante.

Et qu’il doit l’expier.La victime en appelle ;
Il a cru bien juger, il est quitte envers elle.

Le Président.

Mais de son ministere il s’est mal acquitté.

La Gouvernante.

Dès qu’il n’est point coupable aux yeux de l’équité,
Il ne peut l’être aux yeux de cette infortunée ;
Vous ne la vaincrez point, elle est déterminée :
N’en parlons plus ; elle a subi son jugement,
Le Ciel même a pris soin du dédommagement.

Le Président.

Comment ?

La Gouvernante.

Comment ?En lui donnant la force & le courage
D’accepter, de braver constamment son naufrage,
De voir, d’envisager désormais le passé,
Et tout ce qu’elle fut, comme un songe effacé

Que l’on ne devroit plus offrir à sa mémoire.
Dans son abbaissement laissez-lui cette gloire ;
C’est tout ce qu’elle veut.

Le Président.

C’est tout ce qu’elle veut.Je serois criminel…

La Gouvernante.

Vous ne lui devez plus qu’un secret éternel.

(Elle sort.)



Scène XI.

LE PRÉSIDENT, LA BARONNE.
Le Président.

Pardonnez ma surprise, elle est trop légitime ;
Je n’en sçaurois douter, voilà donc ma victime !
C’est moi qui suis la sienne… Ô refus douloureux !
Dieux ! qu’elle m’a rendu confus & malheureux !
Que son abbaissement l’élève & m’humilie !
Ainsi j’aurai causé le malheur de sa vie ;
Et pour le réparer mes soins sont sans effet,
Elle veut à jamais me laisser mon forfait.
Eh ! c’est trop se venger : unissons-nous contre elle.
Je prétends m’acquitter ; la dette est trop cruelle.

La Baronne.

J’admire, entre elle & vous, ces généreux combats.

Le Président.

Eh ! l’admiration ne la sauvera pas.

La Baronne.

Aussi ne veux-je point y borner tout mon zele.
J’en ressens, comme vous, une peine mortelle :
S’il est quelque moyen ; venez, j’ose espérer
Que le ciel aura soin de nous le suggérer.