La Guerre du feu/I/5

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Plon (p. 55-64).


V

SOUS LES BLOCS ERRATIQUES


Quand le matin erra sur la terre, le Lion Géant et la tigresse étaient toujours là. Ils sommeillaient auprès de la carcasse du daim, dans un rai de soleil pâle. Et les trois hommes, ensevelis sous le refuge de pierre, ne pouvaient détourner leurs yeux des voisins formidables. Une gaieté heureuse descendait sur la forêt, la savane et la rivière. Les hérons conduisaient leurs héronneaux à la pêche ; un éclair de nacre précédait la plongée des grèbes ; à tous les détours de l’herbe et de la branche rôdaient les oisillons. Un miroitement brusque signalait le martin-pêcheur ; le geai étalait sa robe bleu, argent et roux, et parfois la pie goguenarde, jacassant sur une fourche, balançait sa queue d’où semblaient alternativement jaillir l’ombre et la lumière. Cependant, freux et corneilles croassaient sur les squelettes de l’hémione et du tigre : désappointés devant ces ossements où ne demeurait aucun filandre, ils partaient, en vols obliques, vers les restes du daim. Là, deux épais vautours cendrés barraient la route. Ces bêtes au col chauve, aux yeux d’eau palustre, n’osaient toucher à la proie des félins. Elles tournaient, elles biaisaient, elles dardaient leur bec aux narines puantes et le retiraient, avec un dandinement stupide ou de brusques essors. Puis, immobiles, elles semblaient plongées dans un rêve, inopinément rompu d’un sursaut de la tête. À part la rousseur mobile d’un écureuil tout de suite noyée dans les feuilles, on n’entrevoyait point de mammifères : l’odeur des grands félins les maintenait dans la pénombre ou tapis au fond d’abris sûrs.

Naoh croyait que le souvenir des coups d’épieu avait ramené le lion géant ; il regrettait cette action inutile. Car l’Oulhamr ne doutait pas que les fauves sauraient se comprendre et qu’ainsi chacun veillerait à son tour près du refuge. Des récits roulaient par sa cervelle où éclataient la rancune et la ténacité des bêtes offensées par l’homme. Parfois la fureur enflait sa poitrine ; il se levait en brandissant sa massue ou sa hache. Cette colère s’apaisait vite : malgré sa victoire sur l’ours gris, il estimait l’homme inférieur aux grands carnassiers. La ruse, qui avait réussi dans la pénombre de la grotte, ne réussirait pas avec le lion géant ni avec la tigresse. Pourtant, il n’entrevoyait pas d’autre fin que le combat : il faudrait ou mourir de faim sous les pierres, ou profiter du moment où la tigresse serait seule. Pourrait-il compter entièrement sur Nam et sur Gaw ?

Il se secoua, comme s’il avait froid ; il vit les yeux de ses compagnons fixés sur lui. Sa force éprouva le besoin de les rassurer :

— Nam et Gaw ont échappé aux dents de l’ours : ils échapperont aux griffes du Lion Géant !

Les jeunes Oulhamr tournaient leurs faces vers l’épouvantable couple endormi.

Naoh répondit à leur pensée :

— Le Lion Géant et la tigresse ne seront pas toujours ensemble. La faim les séparera. Quand le lion sera dans la forêt, nous combattrons, mais Nam et Gaw devront obéir à mon commandement.

La parole du chef gonfla d’espoir la chair des jeunes hommes ; et la destruction même, s’ils combattaient avec Naoh, semblait moins redoutable.

Le fils du Peuplier, plus prompt à s’exprimer, cria :

— Nam obéira jusqu’à la mort !

L’autre leva les deux bras :

— Gaw ne craint rien avec Naoh.

Le chef les regardait avec douceur ; ce fut comme si l’énergie du monde descendait dans leurs poitrines, avec des sensations innombrables, dont aucune ne rencontrait de mots pour s’exprimer, et, poussant le cri de guerre, Nam et Gaw brandissaient leurs haches.

Au bruit, les félins tressautèrent ; les nomades hurlèrent plus fort, en signe de défi ; les fauves expiraient des feulements de colère… Tout retomba dans le calme. La lumière tourna sur la forêt ; le sommeil des félins rassurait les bêtes agiles qui, furtivement, passaient le long de la rivière ; les vautours, à longs intervalles, happaient quelques lambeaux de chair ; la corolle des fleurs se haussait vers le soleil ; la vie s’exhalait si tenace et si innombrable qu’elle semblait devoir s’emparer du firmament.

Les trois hommes attendaient, avec la même patience que les bêtes. Nam et Gaw s’endormaient par intervalles. Naoh reprenait des projets fuyants et monotones comme des projets de mammouths, de loups ou de chiens. Ils avaient encore de la chair pour un repas, mais la soif commençait à les tourmenter : toutefois, elle ne deviendrait intolérable qu’après plusieurs jours.

Vers le crépuscule, le Lion Géant se dressa. Dardant un regard de feu sur les blocs erratiques, il s’assura de la présence des ennemis. Sans doute n’avait-il plus un souvenir exact des événements, mais son instinct de vengeance se rallumait et s’entretenait à l’odeur des Oulhamr ; il souffla de colère et fit sa ronde devant les interstices du refuge. Se souvenant enfin que le fort était inabordable et qu’il en jaillissait des griffes, il cessa de rôder et s’arrêta près de la carcasse du daim, dont les vautours avaient pris peu de chose. La tigresse y était déjà. Ils ne mirent guère de temps à dévorer les restes, puis le grand lion tourna vers la tigresse son crâne rougeâtre. Quelque chose de tendre émana de la bête farouche, à quoi la tigresse répondit par un miaulement, son long corps coulé dans l’herbe. Le Lion-Tigre, frottant son mufle contre l’échine de sa compagne, la lécha, d’une langue râpeuse et flexible. Elle se prêtait à la caresse, les yeux mi-clos, pleins de lueurs vertes ; puis elle fit un bond en arrière, son attitude devint presque menaçante. Le mâle gronda — un grondement assourdi et câlin — tandis que la tigresse jouait dans le crépuscule. Les lueurs orangées lui donnaient l’aspect de quelque flamme dansante ; elle s’aplatissait comme une immense couleuvre, rampait dans l’herbe et s’y cachait, repartait en bonds immenses.

Son compagnon, d’abord immobile, roidi sur ses pattes noirâtres, les yeux rougis de soleil, se rua vers elle. Elle s’enfuit, elle se glissa dans un bouquet de frênes, où il la suivit en rampant.

Et Nam, ayant vu disparaître les fauves, dit :

— Ils sont partis…, il faut passer la rivière.

— Nam n’a-t-il plus d’oreilles et plus de flair ? répliqua Naoh. Ou croit-il pouvoir bondir plus vite que le Lion Géant ?

Nam baissa la tête : un souffle caverneux s’élevait parmi les frênes, qui donnait aux paroles du chef une signification impérieuse. Le guerrier reconnut que le péril était aussi proche que lorsque les carnivores dormaient devant les blocs basaltiques.

Néanmoins, quelque espérance demeurait au cœur des Oulhamr : le Lion-Tigre et la tigresse, par leur union même, sentiraient davantage le besoin d’un repaire. Car les grands fauves gîtent rarement sur la terre nue, surtout dans la saison des pluies.

Lorsque les trois hommes virent le brasier du soleil descendre vers les ténèbres, ils conçurent la même angoisse secrète qui, dans le vaste pays des arbres et des herbes, agite les herbivores. Elle s’accrut quand leurs ennemis reparurent. La démarche du Lion Géant était grave, presque lourde ; la tigresse tournait autour de lui dans une gaieté formidable. Ils revinrent flairer la présence des hommes au moment où croulait l’astre rouge, où un frisson immense, des voix affamées s’élevaient sur la plaine : les gueules monstrueuses passaient et repassaient devant les Oulhamr, les yeux de feu vert dansaient comme des lueurs sur un marécage. Enfin, le lion-tigre s’accroupit, tandis que sa compagne se glissait dans les herbes et allait traquer des bêtes parmi les buissons de la rivière.

De grosses étoiles s’allumèrent dans les eaux du firmament. Puis, l’étendue palpita tout entière de ces petits feux immuables et l’archipel de la voie lactée précisa ses golfes, ses détroits, ses îles claires.

Gaw et Nam ne regardaient guère les astres, mais Naoh n’y était pas insensible. Son âme confuse y puisait un sens plus aigu de la nuit, des ténèbres et de l’espace. Il croyait que la plupart apparaissaient seulement comme une poudre de brasier, variables chaque nuit, mais quelques-uns revenaient avec persistance. L’inactivité où il vivait depuis la veille mettant en lui quelque énergie perdue, il rêvait devant la masse noire des végétaux et les lueurs fines du ciel. Et dans son cœur quelque chose s’exaltait, qui le mêlait plus étroitement à la terre.

La lune coula dans les ramures. Elle éclairait le Lion Géant accroupi parmi les herbes hautes et la tigresse qui, rôdant de la savane à la forêt, cherchait à rabattre quelque bête. Cette manœuvre inquiétait le chef.

Cependant, la tigresse finit par avancer tellement sous le couvert qu’on aurait pu livrer combat à son compagnon. Si la force de Nam et de Gaw avait été comparable à la sienne, Naoh aurait peut-être risqué l’aventure. Il souffrait de la soif. Nam en souffrait davantage : encore que ce ne fût pas son tour de veille, il ne pouvait dormir. Le jeune Oulhamr ouvrait dans la pénombre des yeux de fièvre ; Naoh lui-même était triste. Il n’avait jamais senti aussi longue la distance qui le séparait de la horde, de cette petite île d’êtres, hors laquelle il se perdait dans la cruelle immensité. La figure des femmes flottait autour de lui comme une force plus douée, plus sûre, plus durable que celle des mâles…

Dans son rêve, il s’endormit de ce sommeil de veille que la plus légère approche dissipe. Le temps passa sous les étoiles. Naoh ne s’éveilla qu’au retour de la tigresse. Elle ne ramenait pas de proie ; elle semblait lasse. Le Lion-Tigre s’étant levé, la flaira longuement et se mit en chasse à son tour. Lui aussi suivit le bord de la rivière, se tapit dans les buissons, prolongea sa course dans la forêt. Naoh l’épiait avidement. Souvent, il faillit éveiller les autres (Nam avait succombé au sommeil), mais un instinct sûr l’avertissait que la brute n’était pas assez éloignée encore. Enfin, il se décida, il toucha l’épaule de ses compagnons, et lorsqu’ils furent debout, il murmura :

— Nam et Gaw sont-ils prêts à combattre ?

Ils répondirent :

— Le fils du Saïga suivra Naoh !

— Nam combattra de l’épieu et du harpon.

Les jeunes guerriers considérèrent la tigresse. Quoique la bête fût toujours couchée, elle ne dormait point : à quelque distance, le dos tourné aux blocs basaltiques, elle guettait. Or, Naoh, pendant sa veille, avait silencieusement déblayé la sortie. Si l’attention de la tigresse s’éveillait tout de suite, un seul homme, deux au plus auraient le temps de surgir du refuge. S’étant assuré que les armes étaient en état, Naoh commença par pousser dehors son harpon et sa massue, puis il se coula avec une prudence infinie. La chance le favorisa : des hurlements de loups, des cris de hulotte couvrirent le bruit léger du corps frôlant la terre. Naoh se trouva sur la prairie, et déjà la tête de Gaw arrivait à l’ouverture. Le jeune guerrier sortit d’un mouvement brusque ; la tigresse se retourna et regarda fixement les Nomades. Surprise, elle n’attaqua pas tout de suite, si bien que Nam put arriver à son tour. Alors seulement la tigresse fit un bond, avec un miaulement d’appel ; puis elle continua de se rapprocher des hommes, sans hâte, sûre qu’ils ne pourraient échapper. Eux, cependant, avaient levé leurs sagaies. Nam devait lancer la sienne tout d’abord, puis Gaw, et tous deux viseraient aux pattes. Le fils du Peuplier profita d’un moment favorable. L’arme siffla ; elle atteignit trop haut, près de l’épaule. Soit que la distance fût excessive, soit que la pointe eût glissé de biais, la tigresse ne parut ressentir aucune douleur : elle gronda et hâta sa course. Gaw, à son tour, lança le trait. Il manqua la bête, qui avait fait un écart. C’était au tour de Naoh. Plus fort que ses compagnons, il pouvait faire une blessure profonde. Il lança le trait alors que la tigresse n’était qu’à vingt coudées ; il l’atteignit à la nuque. Cette blessure n’arrêta pas la bête qui précipita son élan.

Elle arriva sur les trois hommes comme un bloc : Gaw croula, atteint d’un coup de griffe sur la mamelle. Mais la pesante massue de Naoh avait frappé ; la tigresse hurlait, une patte rompue, tandis que le fils du Peuplier attaquait avec son épieu. Elle ondula avec une vitesse prodigieuse, aplatit Nam contre le sol, et se dressa sur ses pattes arrière pour saisir Naoh. La gueule monstrueuse fut sur lui, un souffle brûlant et fétide ; une griffe le déchirait… La massue s’abattit encore. Hurlant de douleur, le fauve eut un vertige qui permit au nomade de se dégager et de disloquer une deuxième patte. La tigresse tournoya sur elle-même, cherchant une position d’équilibre, happant dans le vide, tandis que la massue cognait sans relâche sur les membres. La bête tomba, et Naoh aurait pu l’achever, mais les blessures de ses compagnons l’inquiétèrent. Il trouva Gaw debout, le torse rouge du sang qui jaillissait de sa mamelle : trois longues plaies rayaient la chair. Quant à Nam, il gisait, étourdi, avec des plaies qui semblaient légères ; une douleur profonde s’étendait dans sa poitrine et dans ses reins ; il ne pouvait se relever. Aux questions de Naoh, il répondit ainsi qu’un homme à moitié endormi.

Alors le chef demanda :

— Gaw peut-il venir jusqu’à la rivière ?

— Gaw ira jusqu’à la rivière, murmura le jeune Oulhamr.

Naoh se coucha et colla son oreille contre la terre, puis il aspira longuement l’espace. Rien ne révélait l’approche du Lion Géant et, comme, après la fièvre du combat, la soif devenait intolérable, le chef prit Nam dans ses bras et le transporta jusqu’au bord de l’eau. Là, il aida Gaw à se désaltérer, but lui-même abondamment et abreuva Nam en lui versant l’eau du creux de sa main entre les lèvres. Ensuite, il reprit le chemin des blocs basaltiques, avec Nam contre sa poitrine et soutenant Gaw qui trébuchait.

Les Oulhamr ne savaient guère soigner les blessures : ils les recouvraient de quelques feuilles qu’un instinct, moins humain qu’animal, leur faisait choisir aromatiques. Naoh ressortit pour aller chercher des feuilles de saule et de menthe qu’il appliqua, après les avoir écrasées, sur la poitrine de Gaw. Le sang coulait plus faiblement, rien n’annonçait que les plaies fussent mortelles. Nam sortait de sa torpeur, quoique ses membres, ses jambes surtout, demeurassent inertes. Et Naoh n’oublia pas les paroles utiles :

— Nam et Gaw ont bien combattu… Les fils des Oulhamr proclameront leur courage…

Les joues des jeunes hommes s’animèrent, dans la joie de voir, une fois encore, leur chef victorieux.

— Naoh a abattu la tigresse, murmura le fils du Saïga d’une voix creuse, comme il avait abattu l’ours gris !

— Il n’y a pas de guerrier aussi fort que Naoh ! gémissait Nam.

Alors, le fils du Léopard répéta la parole d’espérance avec tant de force que les blessés sentirent la douceur de l’avenir :

— Nous ramènerons le Feu !

Et il ajouta :

— Le Lion Géant est encore loin… Naoh va chercher la proie.

Naoh allait et revenait par la plaine, surtout près de la rivière. Quelquefois, il s’arrêtait devant la tigresse. Elle vivait. Sous la chair saignante, les yeux brillaient, intacts : elle épiait le grand nomade se mouvant autour d’elle. Les plaies du flanc et du dos étaient légères, mais les pattes ne pourraient guérir qu’après beaucoup de temps.

Naoh s’arrêtait auprès de la vaincue ; comme il lui accordait des impressions semblables à celles d’un homme, il criait :

— Naoh a rompu les pattes de la tigresse…, il l’a rendue plus faible qu’une louve !

À l’approche du guerrier, elle se soulevait avec un rauquement de colère et de crainte. Il levait sa massue :

— Naoh peut tuer la tigresse, et la tigresse ne peut pas lever une seule de ses griffes contre Naoh !

Un bruit confus s’entendit. Naoh rampa dans l’herbe haute. Et des biches parurent, fuyant des chiens encore invisibles, dont on entendait l’aboiement. Elles bondirent dans l’eau, après avoir flairé l’odeur de la tigresse et de l’homme, mais le dard de Naoh siffla ; l’une des biches, atteinte au flanc, dériva. En quelques brasses, il l’atteignit. L’ayant achevée d’un coup de massue, il la chargea sur son épaule et l’emporta vers le refuge, au grand trot, car il flairait le péril proche… Comme il se glissait parmi les pierres, le Lion Géant sortit de la forêt.