La Guerre du feu/III/8

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Plon (p. 170-178).


VIII

L’OURS GÉANT EST DANS LE DÉFILÉ


Depuis longtemps, Naoh avait quitté les Wah et traversé la forêt des Hommes-au-Poil-Bleu. Par l’échancrure des montagnes, il avait gagné les plateaux. L’automne y était plus frais, les nuages roulaient, interminables, le vent hurlait des journées entières, l’herbe et les feuilles fermentaient sur la terre misérable et le froid massacrait les insectes sans nombre, sous les écorces, parmi les tiges branlantes, les racines flétries, les fruits pourris, dans les fentes de la pierre et les fissures de l’argile. Lorsque la nue se déchirait, les étoiles semblaient glacer les ténèbres. La nuit, les loups hurlaient presque sans relâche, les chiens poussaient des clameurs insupportables ; on entendait le cri d’agonie d’un élaphe, d’un saïga ou d’un cheval, le miaulement du tigre ou le rugissement du lion, et les Oulhamr apercevaient des profils flexibles ou des yeux de phosphore, brusquement apparus sur le cercle d’ombre qui enveloppait le Feu.

La vie se faisait plus terrible. Avec l’hiver proche, la chair des plantes devenait rare. Les herbivores la cherchaient désespérément au ras du sol, fouillaient jusqu’à la racine, arrachaient les pousses et les écorces ; les mangeurs de fruits rôdaient parmi les ramures ; les rongeurs consolidaient leurs terriers ; les carnivores guettaient infatigablement dans les viandis, s’embusquaient aux abreuvoirs, exploraient la pénombre des fourrés et se dissimulaient au creux des rocs.

Hors les bêtes qui hibernent ou celles qui accumulent des provisions dans leur retraite, les êtres travaillaient très durement, avec des besoins accrus et des ressources diminuées.

Naoh, Nam et Gaw souffrirent à peine de la faim. Le voyage et l’aventure avaient parfait leur instinct, leur adresse et leur sagacité. Ils devinaient de plus loin la proie ou l’ennemi ; ils pressentaient le vent, la pluie et l’inondation. Chacun de leurs gestes s’adaptait adroitement au but et économisait l’énergie. D’un regard, ils discernaient la ligne de retraite favorable, le gîte sûr, le bon terrain de combat. Ils s’orientaient avec une certitude presque égale à celle des oiseaux migrateurs. Malgré les montagnes, les lacs, les eaux stagnantes, les forêts, les crues qui changent la figure des sites, ils s’étaient chaque jour rapprochés du pays des Oulhamr. Maintenant, avant une demi-lune, ils espéraient rejoindre la horde.

Un jour, ils atteignirent un pays de hautes collines. Sous un ciel bas et jaune, les nues remplissaient l’espace et s’affalaient les unes sur les autres, couleur d’ocre, d’argile ou de feuilles flétries, avec des abîmes blancs, qui décelaient leur immensité. Elles semblaient couver la terre.

Naoh, entre tant de routes, avait choisi un long défilé, qu’il reconnaissait pour l’avoir parcouru à l’âge de Gaw, avec un parti de chasseurs. Tantôt creusé entre des calcaires, tantôt s’ouvrant en ravin, il finissait en un corridor à la pente rapide, où il fallait souvent gravir des pierres éboulées.

Les nomades le parcoururent sans aventure, jusqu’aux deux tiers de sa longueur. Vers le milieu du jour, ils s’assirent pour manger. C’était dans un demi-cirque, carrefour de crevasses et de cavernes. On entendait le grondement d’un torrent souterrain et sa chute dans un gouffre ; deux trous d’ombre s’ouvraient dans le roc, où apparaissait la trace de cataclysmes plus anciens que toutes les générations de la bête.

Quand Naoh eut pris sa nourriture, il se dirigea vers l’une des cavernes et la considéra longuement. Il se rappela que Faouhm avait montré à ses guerriers une issue par où l’on trouvait un chemin plus rapide vers la plaine. Mais la pente, semée de pierres trébuchantes, convenait mal à une troupe nombreuse : elle devait être plus praticable à trois hommes légers ; Naoh eut envie de la prendre.

Il alla jusqu’au fond de la caverne, reconnut la fissure et s’y engagea, jusqu’à ce qu’une faible lueur lui annonçât une sortie prochaine. Au retour, il rencontra Nam, qui lui dit :

— L’ours géant est dans le défilé !

Un appel guttural l’interrompit. Naoh, se jetant à l’entrée de la caverne, vit Gaw dissimulé parmi les blocs, dans l’attitude du guerrier qui guette. Et le chef eut un grand frémissement.

Aux issues du cirque apparaissent deux bêtes monstrueuses. Un poil extraordinairement épais, couleur de chêne, les défend contre l’hiver proche, la dureté des rocs et les aiguillons des plantes. L’une d’elles a la masse de l’aurochs, avec des pattes plus courtes, plus musculeuses et plus flexibles, le front renflé, comme une pierre mangée de lichen : sa vaste gueule peut happer la tête d’un homme et l’écraser d’un craquement des mâchoires. C’est le mâle. La femelle a le front plat, la gueule plus courte, l’allure oblique. Et par leurs gestes, par leurs poitrines, ils montrent quelque analogie avec les Hommes-au-Poil-Bleu.

— Oui, murmure Naoh, ce sont les ours géants.

Ils ne craignent aucune créature. Mais ils ne sont redoutables que dans leur fureur ou poussés par une faim excessive, car ils recherchent peu la chair. Ceux-ci grondent. Le mâle soulève ses mâchoires et balance la tête d’une façon violente.

— Il est blessé, remarque Nam.

Du sang coulait entre les poils. Les Nomades craignirent que la blessure n’eût été faite par une arme humaine. Alors, l’ours chercherait à se venger. Dès qu’il aurait commencé l’attaque, il ne l’abandonnerait plus : nul vivant n’était plus opiniâtre. Avec son épais pelage et sa peau dure, il défiait la sagaie, la hache et la massue. Il pouvait éventrer un homme d’un seul coup de sa patte, l’étouffer d’une étreinte, le broyer à coups de mâchoire.

— Comment sont-ils venus ? demanda Naoh.

— Entre ces arbres, répondit Gaw, qui montra quelques sapins poussés sur la roche dure. Le mâle est descendu par la droite et la femelle à gauche.

Hasard ou vague tactique, ils avaient réussi à barrer les issues du défilé. Et l’attaque semblait imminente. On le percevait à la voix plus rude du mâle, à l’attitude ramassée et sournoise de la femelle. S’ils hésitaient encore, c’est que leur tête était lente et que leur instinct voulait la certitude : ils flairaient, avec de longs souffles caverneux, pour mieux mesurer la distance des ennemis dissimulés parmi les blocs.

Naoh donna ses ordres brusquement. Quand les ours prirent leur élan, déjà les Oulhamr étaient au fond de la caverne. Le Fils du Léopard se fit précéder par les jeunes hommes ; tous trois se hâtèrent autant que le permettaient le sol hérissé et les détours du passage.

En trouvant la caverne vide, les ours géants perdirent du temps à démêler la piste, parmi les traces antérieures des Oulhamr. Pleins de méfiance, ils s’arrêtaient par intervalles. Car, s’ils ne redoutaient la force d’aucun être, ils avaient une grande prudence naturelle et la crainte confuse de l’inconnu. Ils savaient l’incertitude des rocs, de la caverne et des abîmes ; leurs tenaces mémoires gardaient l’image des blocs qui se fendent et s’écroulent, du sol qui se crevasse, du gouffre au fond des ténèbres, de l’avalanche, des eaux qui crèvent la paroi dure. Dans leur vie déjà longue, ni le mammouth, ni le lion, ni le tigre ne les avaient menacés. Mais les énergies obscures se dressaient souvent devant eux : ils portaient les marques aiguës de la pierre, ils avaient presque disparu sous des neiges, ils s’étaient vus emportés par les débâcles du printemps et captifs sous la terre éboulée.

Or, le matin de ce jour, pour la première fois, des vivants les avaient attaqués. C’était du haut d’une roche droite, que seuls les lézards et les insectes pouvaient gravir. Trois êtres verticaux se tenaient sur la crête. À la vue des ours géants, ils poussèrent une clameur et lancèrent des sagaies. L’une d’elles blessa le mâle. Alors, bouleversé par la douleur et désorienté par la rage, il perdit la clarté de l’instinct et tenta d’atteindre directement la cime. Il y renonça vite et, suivi par sa compagne, il chercha le détour accessible.

En route, il arracha la sagaie, il la flaira : des souvenirs montèrent. Il n’avait pas souvent rencontré des hommes : leur aspect ne l’étonnait pas plus que celui des loups ou des hyènes. Comme ils s’écartaient de sa route, qu’il n’avait connu ni leurs ruses ni leurs pièges, il ne s’en inquiétait point. L’aventure en était plus imprévue et plus troublante. Elle dérangeait l’ordre obscur des choses, elle faisait apparaître une menace insolite. Et l’ours des cavernes rôdait à travers les couloirs, tâtait les pentes, aspirait attentivement les senteurs éparses. À la longue, il se fatigua. Sans la blessure, il n’aurait gardé que cette mémoire vague qui dort au fond des chairs et ne se réveille qu’attisée par des circonstances comparables. Mais les sursauts de la douleur faisaient revenir, par intervalles, l’image de trois hommes, debout sur la crête, et de la sagaie aiguë. Alors, il grondait en se léchant… Puis la souffrance même cessa d’être un rappel. L’ours géant ne songeait plus qu’à la pénible recherche de sa nourriture, lorsqu’il flaira de nouveau l’odeur d’homme. La colère remplit sa poitrine. Il avertit sa femelle, qui avait suivi une autre voie, car ils ne pouvaient subsister, surtout en temps froid, sur des surfaces trop voisines. Et, après s’être assurés de la position des ennemis et de la distance, ils avaient précipité l’attaque.

Dans la fissure ténébreuse, Naoh n’eut d’abord l’impression d’aucune autre présence que celle de ses compagnons. Puis le pas lourd des brutes commença de se faire entendre, des souffles puissants haletèrent : les ours gagnaient sur les hommes. Ils avaient l’avantage de l’équilibre, des quatre membres accrochés au sol obscur, de la narine frôlant la piste… À chaque instant, un des nomades butait contre une pierre, trébuchait dans un creux, heurtait une saillie de la muraille, car il fallait porter les armes, les provisions, et ces cages à feu que Naoh ne pouvait abandonner. Comme les flammes rampaient toutes menues au fond des cavités, elles n’éclairaient point la route : leur faible lueur rougeâtre se perdait vers le haut et indiquait à peine les inflexions de la muraille. En revanche, elle signalait confusément les silhouettes fugitives…

— Vite ! Vite ! cria le chef.

Nam et Gaw ne pouvaient prendre une course franche. Et les bêtes géantes approchaient. À chaque pas, on percevait mieux leur souffle. Comme leur fureur s’accroissait à mesure qu’elles sentaient l’ennemi plus proche, tantôt l’une, tantôt l’autre poussait un grondement. Leurs vastes voix se répercutaient sur les pierres. Naoh en concevait mieux l’énormité des structures, la formidable étreinte, le broiement irrésistible des mâchoires…

Bientôt les ours ne furent plus qu’à quelques pas. Le sol vibrait sous Naoh, un poids immense allait s’abattre sur ses vertèbres…

Il fit face à la mort ; inclinant brusquement la cage, il dirigea la maigre lueur sur une masse oscillante. L’ours s’arrêta net. Toute surprise éveillait sa prudence. Il considéra la petite flamme, il vibra sur ses pattes, avec un appel sourd à sa femelle. Puis, sa fureur l’emportant, il se jeta sur l’homme… Naoh avait reculé et, de toutes ses forces, il lança la cage. L’ours, atteint à la narine, une paupière brûlée, poussa un rugissement douloureux, et, tandis qu’il se tâtait, le Nomade gagnait du terrain.

Une clarté grise filtrait dans les galeries. Les Oulhamr apercevaient maintenant le sol : ils ne trébuchaient plus, ils filaient à grande allure… Mais la poursuite reprenait, les fauves aussi redoublaient de vitesse et, tandis que la lumière s’accroissait, le fils du Léopard songea que, à l’air libre, le danger deviendrait pire.

De nouveau, l’ours géant fut proche. La cuisson de la paupière avivait sa rage, toute prudence l’avait quitté ; la tête gonflée de sang, rien ne pouvait plus arrêter son élan. Naoh le devinait au souffle plus caverneux, à des grondements brefs et rauques.

Il allait se retourner pour combattre, lorsque Nam poussa un cri d’appel. Le chef vit une haute saillie qui rétrécissait le couloir. Nam l’avait déjà dépassée, Gaw la contournait. La gueule de l’ours rauquait à trois pas, lorsque Naoh, à son tour, se glissa par l’hiatus en effaçant les épaules. Emportée par son élan, la bête se buta, et seul le mufle immense passa par l’ouverture. Il béait, il montrait les meules et les scies de ses dents, il poussait une grande clameur sinistre. Mais Naoh n’avait plus de crainte, il était soudain à une distance infranchissable : la pierre, plus puissante que cent mammouths, plus durable que la vie de mille générations, arrêtait l’ours aussi sûrement que la mort.

Le nomade ricana :

— Naoh est maintenant plus fort que le grand ours. Car il a une massue, une hache et des sagaies. Il peut frapper l’ours, et l’ours ne peut lui rendre aucun de ses coups.

Il avait levé sa massue. Déjà, l’ours reconnaissait les pièges du roc, contre lesquels il luttait depuis son enfance. Il retira sa tête avant que l’homme eût frappé, il s’effaça derrière la saillie. Sa colère demeurait, elle soulevait ses côtes et battait à grands coups ses tempes, elle le poussait à des actes impétueux. Pourtant, il ne lui céda pas. Car il était conduit par un instinct sagace, qui n’oubliait pas les circonstances. Depuis le matin, à deux reprises, il avait reconnu que l’homme savait faire souffrir par des coups étranges. Il commençait à accepter le sort, il se faisait en lui un travail chagrin qui, plus tard, devait lui faire ranger l’être vertical parmi les choses dangereuses : il le haïrait avec ténacité, il s’acharnerait à le détruire, mais il ne déploierait pas seulement contre lui la force et la prudence, il le guetterait, il se mettrait à l’affût et recourrait aux surprises.

L’ourse grondait, moins instruite par l’événement, car aucune blessure n’avait accru sa sagesse. Comme le cri du mâle l’invitait à la prudence, elle cessa d’avancer, supposant quelque piège de la pierre ; car elle n’imaginait pas qu’un péril pût naître des créatures débiles cachées au tournant de la paroi.