La Guinée

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Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 98-124).



LA GUINÉE


Au pied d’une colline escarpée, blanchissante, appelée Mont-de-Craie, dans le comté de Bedfort, se trouvait une chaumière, ou plutôt une cabane, qu’on aurait pu croire inhabitée, si les passants n’avaient aperçu la fumée qui s’échappait de son toit délabré. Une vieille femme habitait cette misérable demeure avec un petit garçon et une petite fille qu’elle avait recueillis, mourant de faim après la mort de leur père, qui était un mendiant du pays. Ces pauvres enfants se trouvèrent bien heureux la première fois que la vieille femme les introduisit dans sa cabane, les plaça devant son foyer et leur donna une croûte de pain rassis à manger. Elle ne possédait pas grand’chose, mais ce qu’elle avait, elle le partageait de bon cœur. Son affection pour les orphelins doublait ses forces au travail, et, pour subvenir à leurs besoins, elle ne laissait pas reposer un seul instant son rouet ou son tricot. Elle gagnait encore quelque argent d’une autre façon : quand une voiture venait gravir le Mont-de-Craie, elle la suivait, et, au moment où les chevaux fatigués s’arrêtaient pour prendre haleine, elle glissait des pierres sous les roues de derrière, afin d’empêcher la voiture d’être entraînée sur cette pente rapide et glissante.

C’était un grand bonheur pour les deux enfants de se tenir près du rouet de la vieille pendant qu’elle filait et de causer avec elle. Elle profitait de ces instants pour leur inculquer des principes qui devaient leur servir toute la vie, et elle leur recommandait bien de ne jamais les oublier. Elle leur expliquait ce qu’on entend par la vérité et l’honnêteté ; elle leur apprenait à mépriser la paresse et à chercher à se rendre utile.

Un soir, le petit garçon lui dit :

« Grand’maman (c’était le nom dont elle aimait


à s’entendre appeler), grand’maman, vous êtes bien souvent obligée de quitter votre rouet pour suivre les voitures qui gravissent la côte, et mettre des pierres sous les roues afin de les empêcher de dégringoler. Les gens qui sont là dedans ne vous donnent-ils pas un sou ou deux pour votre peine  ?

— Oui, mon enfant.

— Mais c’est bien fatigant pour vous de monter et de descendre si souvent la colline. Vous êtes tout essoufflée, et alors vous savez bien que vous ne pouvez plus filer. Si nous gravissions à notre tour la montée pour mettre des pierres sous les roues, vous pourriez rester à votre ouvrage. Peut-être que les voyageurs nous donneraient un son comme à vous, et nous vous apporterions toute notre recette. Tenez, bonne grand’maman, laissez-nous essayer, un jour, demain matin, voulez-vous ?

— Je veux bien, dit la vieille, nous verrons ce que vous pouvez faire ; mais je vous accompagnerai, à la montée deux ou trois fois, de peur que vous ne vous fassiez du mal. »

Le jour suivant les deux enfants, accompagnés, de leur grand’maman, comme ils l’appelaient, montèrent la colline à la suite des voitures, pour enrayer les roues. La vieille prit le chapeau du petit garçon, le donna à sa sœur et l’envoya auprès des portières pour recevoir l’argent qu’on voudrait bien lui donner. Quand elle vit que les enfants se tiraient d’affaire avec adresse, elle les laissa seuls et retourna filer. Il passa ce jour-là beaucoup de voitures, et la recette fut très-fructueuse. Le soir venu, la petite fille apporta tous les sous dans le chapeau de son frère et les versa sur les genoux de la mère-grand. La vieille les remercia en souriant.

« Vous m’avez été utiles, leur dit-elle ; mon rouet a filé plus que de coutume, parce que je n’ai pas éprouvé de fatigue. Mais, ajouta-t-elle, Paul, mon garçon, qu’est-ce que tu as à la main ?

— Rien, rien ! je me suis pincé en mettant une pierre sous les roues d’une voiture, voilà tout. Cela ne me fait pas grand mal. Mais j’ai songé à quelque chose de fameux pour demain, et je ne me blesserai plus jamais, si vous êtes seulement assez bonne pour me donner le vieux manche à balai et le morceau de bois qui est dans un coin de la cheminée et ne vous sert à rien. J’en ferais bon usage, grand’maman, si vous vouliez me le permettre.

— Prends, cher enfant, prends, dit la vieille ; tu trouveras le manche à balai sous mon lit. »

Paul se mit aussitôt à l’œuvre. Il ajusta le bout du bâton dans le morceau de bois, comme s’il eût voulu faire un frottoir.

« Voyez, grand’maman, voyez ; avec cela je me fais fort d’enrayer toutes les roues sans jamais me pincer les doigts. Au bout de ce bâton, mes mains, j’imagine, se trouveront en sûreté. Et toi, ma sœur, tu n’auras pas besoin de t’occuper de m’apporter des pierres. Ce ne sera plus nécessaire, car cet instrument les remplacera avec avantage. Ah ! je voudrais bien être à demain pour appliquer mon invention à la première voiture qui montera la côte.

— Et moi, dit la petite fille, je souhaite qu’il en passe autant qu’aujourd’hui, et que nous puissions vous apporter une grande quantité de sous, bonne grand’maman.

— Et moi aussi, répondit la vieille, ma chère Annette ; car j’entends que toi et ton frère vous gardiez pour vous l’argent que vous recevrez demain. Vous achèterez du pain d’épice et de ces beaux raisins mûrs que vous avez vus l’autre jour à l’étalage du fruitier, en revenant de la ville. Je vous dis alors qu’il ne m’était pas possible de vous en acheter. Mais il est bon maintenant que vous goûtiez du raisin mûr et du pain d’épice.

— Est-ce que nous n’apporterons pas du pain d’épice à grand’maman, mon frère ? » murmura la petite Annette.

Le lendemain arriva, mais on n’entendit pas venir de voitures. Paul et sa sœur s’étaient pourtant levés à cinq heures, afin de ne pas manquer les premiers voyageurs. Pauln son bâton sur l’épaule, était à son poste au bas de le colline, veillant à l’arrivée des voitures. Enfin il en passa une qu’il suivit à la montée. Au moment où le postillon l’appela, en le priant d’enrayer les roues, l’enfant glissa le morceau de bois emmanché comme il aurait fait d’une pierre ; et il réussit au gré de ses désirs. Plusieurs voitures passèrent dans la journée, Paul et Annette reçurent une grande quantité de sous de la part des voyageurs. Quand la nuit vint, Annette dit à son frère :

« Je ne crois pas qu’il en passe encore d’autres aujourd’hui. Comptons nos sous, et puis allons les porter à grand’maman.

— Non, pas encore, répondit Paul. Laisse-les laisse-les dans le trou où je les ai mis ; je suis sûr qu’il passera d’autres voitures avant qu’il soit tout à fait nuit, et nous n’en aurons que plus de monnaie. Cependant ajouta-t-il, si tu veux rester ici un instant et veiller aux voitures, j’irai cueillir des mûres de haie dans un champ voisin. Si tu aperçois quelque chose, tu m’appelleras. »

Annette attendit longtemps, ou du moins elle crut attendre longtemps, et ne voyant rien venir, elle quitta la route et se dirigea vers le champ où son frère était allé.

« Paul, dit-elle, je n’en puis plus, mes yeux sont fatigués de regarder. Il ne passe plus rien ce soir. Est-ce que je n’ai pas assez attendu comme cela pour aujourd’hui, Paul ? »

— Oh ! que non. Tiens, voici des mûres pour toi. Tu aurais mieux fait d’attendre encore un peu. Pendant que nous sommes ici à causer, il peut passer une voiture là-bas. »

Annette, qui était d’un bon caractère, retourna à son poste. À peine y était-elle que le bruit d’une voiture se fit entendre. Elle appela son frère, et, à la grande joie des enfants, ils aperçurent quatre chaises de poste à la suite l’une de l’autre. Annette, qui avait observé avec attention comment son frère s’y prenait pour enrayer les roues, se prêta à la circonstance et lui aida de son mieux. Mais dans son empressement, elle allait oublier de présenter le chapeau de son frère aux voyageurs, lorsqu’elle entendit la voix d’une jeune fille qui l’appelait pour la prier de relever le marchepied qui était tombé. « Tiens, dit-elle, petite, voilà un sou pour toi. »

Annette tendit le chapeau et alla ensuite en faire autant à la portière des autres voitures, chacun lui donnait de l’argent, et, quand les voyageurs furent partis, elle s’assit avec son frère sur le talus de la route pour compter le petit trésor de la journée.

Ils commencèrent par l’argent qui était dans le chapeau.

« Un, deux, trois, quatre sous !

— Mais, oh mon frère ! regarde donc, s’écria Annette, voilà un sou qui ne ressemble point aux autres !

— Mais non, certainement, dit Paul, aussi n’est-ce point un sou. C’est une guinée, une belle guinée d’or.

— Qu’est-ce que c’est ? reprit Annette qui n’avait jamais vu de guinée et n’en connaissait pas la valeur. Est-ce aussi bon qu’un sou pour acheter du pain d’épice ? Faut-il aller chez le fruitier et le lui demander ?

— Non, non : il n’est pas besoin de demander à personne autre que moi. Je puis t’apprendre cela aussi bien que qui que ce soit au monde.

— Qui que ce soit au monde ! Oh ! non ; Paul ! pas aussi bien que grand’maman.

— Et pourquoi pas aussi bien que grand’maman ? Mais, ma chère Annette, si tu veux que je te dise cela, il faut m’écouter avec beaucoup d’attention, et encore je ne sais si tu comprendras aussi bien que j’ai compris lui-même la première fois que grand’maman me l’a expliqué. »

Annette, voyant qu’il s’agissait ne quelque chose de très difficile ouvrit de grands yeux et écouta avec beaucoup d’attention. Son frère finit par lui faire comprendre qu’avec cette pièce d’or on pouvait avoir cinq cents fois autant de raisin qu’avec un sou.

« Comment, Paul, tu sais que la femme du fruitier nous a dit que pour un sou elle nous donnerait une demi-douzaine de raisins ; maintenant, pour cette petite guinée, elle nous en donnerait cent cinquante douzaines ?

— À coup sûr, si elle en avait assez et si nous en désirions autant. Mais je crois que nous n’avons pas besoin de deux cent cinquante douzaines de raisins et qu’il ne nous serait pas possible d’en manger une aussi grande quantité.

— Mais nous pouvons en donner à grand’maman.

— Il y en aurait encore trop pour elle et pour nous, et nous serions bientôt rassasiés. Écoute donc, petite sœur, que je te dise ce que je pense. Nous pourrions acheter quelque chose pour grand’maman, qui lui serait très utile, qui lui durerait longtemps.

— Quoi, mon frère ? quelle espèce de chose ?

— Quelque chose dont elle nous disait hier avoir besoin l’hiver passé, quand elle souffrait de son rhumatisme. Tu sais, elle nous disait hier en faisant son lit qu’elle voudrait bien acheter cela pour l’hiver prochain.

— Ah ! oui, je sais ce que c’est… une couverture. Achetons une couverture pour elle. Comme elle sera contente de la voir ! Je ferai son lit avec la couverture neuve, et puis je la lui ferai apercevoir. Mais, Paul, comment achèterons-nous une couverture ? où en trouve-t-on ?

— Ne t’inquiète pas de cela ; c’est mon affaire. Je sais où il y a des couvertures à vendre ; j’en ai vu d’étalées à la porte d’une boutique, la dernière fois que je suis elle allé à la ville.

— Tu as vu beaucoup de choses à la ville, mon frère ?

— Beaucoup ; mais je n’ai jamais rien vu là ou ailleurs qui m’ait fait autant d’envie pour notre grand’maman. Te souviens-tu comme elle tremblait de froid l’hiver dernier ? J’achèterai demain la couverture en allant porter à la ville ce qu’elle a filé.

— Et tu me l’apporteras pour que je fasse son lit bien proprement. Ah ! quelle joie ! quel bonheur ! fit Annette en battant des mains.

— Arrête ! paix ! ne bats pas ainsi des mains, Anna ! Ce ne sera pas tout bonheur ; je suis effrayé », dit Paul. Et il changea de contenance et son regard prit une expression grave. « Non, ce n’est pas juste ; je pense maintenant à quelque chose que je n’avais pas aperçu tout d’abord, et je suis tout effrayé de cela. Non, nous ne pouvons pas acheter la couverture.

— Pourquoi Paul ? pourquoi ?

— Parce que je ne crois pas ce cette guinée soit honnêtement à nous.

— Ah ! mon frère, je suis bien sûre qu’elle est honnêtement à nous. On nous l’a donnée, et grand’maman a dit que tout ce qu’on nous donnerait aujourd’hui nous appartiendrait.

— Mais qui nous l’a donnée, Annette ?

— Quelqu’un des voyageurs qui étaient dans la chaise de poste. Je ne sais pas qui ; mais je parierais que c’est la demoiselle qui m’a appelée.

— Non, dit Paul ; car, lorsqu’elle t’a appelée, elle t’a dit : « Voici un sou pour toi, petite ! » Par conséquent, si elle t’a donné une guinée, elle ne la fait que par méprise.

— Bien. Mais peut-être quelqu’un des autres voyageurs ne me l’a point donnée par méprise. Il y avait un monsieur qui lisait dans une voiture et une dame qui me considérait avec bonté. Le monsieur ayant cessé sa lecture, regarda comment tu arrêtais les roues ; il me demanda si c’était toi qui avais imaginé ce moyen. Je lui dis oui, et il mit sa main à sa poche, en tira un sou qu’il me donna sans regarder. Je suis sûre que la guinée vient de lui.

— C’est possible ; mais je n’en suis pas bien certain.

— Alors nous n’avons rien de mieux à faire que de demander à grand’maman ce qu’elle en pense. »

Paul trouva l’avis excellent, et il était trop sage garçon pour ne pas suivre un bon conseil. Il se rendit aussitôt avec sa sœur près de la vieille bonne femme, lui montra la guinée et lui conta comment cette pièce se trouvait en leur possession.

« Mes braves enfants, dit-elle, combien je suis contente de ce que vous me dites là ! Que vous avez bien fait de n’acheter ni raisins ni couverture avec cette guinée ! Je suis certaine qu’elle ne vous appartient pas : elle vous a été donnée par erreur. Il faut aller à la ville, et, en vous adressant à toutes les auberges, tâcher de retrouver la personne à qui elle appartient. Comme il est un peu tard, les voyageurs se seront arrêtés au prochain relais, et à cette heure celui qui vous a donné la guinée s’est sans doute aperçu de sa méprise. Votre premier soin doit être de vous enquérir du voyageur qui lisait dans sa voiture.

— Oh ! dit Paul, je sais un excellent moyen de le trouver. Je me souviens que c’était une grande berline peinte en vert avec des roues en rouge, et de plus qu’il y avait écrit sur la caisse : John Nelson. Vous m’avez dit que les noms écrits sur les voitures étaient ceux des maîtres de poste auxquels chaises appartiennent ; il n’y a donc qu’à demander John Nelson. Allons à la ville, ma sœur, avant qu’il fasse tout à fait nuit. »

Annette et son frère passèrent bravement devant le marchand de raisins et de pain d’épice, et poursuivirent leur route à travers les rues de la ville. Mais Paul, en voyant la boutique ou la couverture était en montre, s’arrêta un instant et dit :

— C’est bien dommage, Annette, que cette guinée ne soit pas à nous. Mais nous agissons honnêtement, et cela doit nous donner du cœur. Allons, entrons dans la cour de cette auberge. Nous sommes arrivés à la Vache-Rousse.

— La vache ! dit Annette. Je ne vois pas de vache.

— Lève les yeux et tu verras la vache au-dessus de ta tête, dit Paul… en peinture sur l’enseigne. Viens, il faut que je retrouve la chaise de poste verte portant le nom de John Nelson. »

Paul entra par un étroit passage qui le conduisit dans la cour de l’auberge. C’était un tumulte sans pareil. Les domestiques portaient les bagages, les palfreniers étaient occupés à étriller leurs chevaux, les postillons poussaient les voitures vers le hangar.

« Que voulez-vous ? qu’avez-vous à faire ici, je vous prie ? demanda un garçon d’auberge, qui, heurta Paul en courant pour traverser la cour. Vous n’avez que faire ici ; décampez vite, gamin. »

— Laissez-nous quelques minutes, seulement le temps de nous assurer qu’il n’y a pas la grande berline verte au nom de John Nelson.

— Que dit-il, avec sa berline verte ? reprit un des postillons.

— Est-ce qu’un gars de cette espèce se connaît en berlines ? » interrompit le garçon. Et il allait pousser Paul hors de la cour, lorsque le maître de l’auberge le retint par le bras et dit :

« Peut-être l’enfant a-t-il affaire ? Laissez-le s’expliquer. »

Paul raconta ce qui l’amenait. À la vue de la guinée et au récit de cette histoire, l’aubergiste prit l’enfant par la main :

« C’est bien cela, mon brave garçon. Je vais chercher la berline avec vous et nous la trouverons, si c’est possible. Mais je crois que les voitures de John Nelson descendent au Bœuf-Noir. »

Après quelques recherches, on trouva la chaise de poste verte et le postillon qui la conduisait. Celui-ci dit à Paul qu’il allait justement au salon trouver le voyageur qu’il avait amené pour se faire payer, et qu’il pouvait lui remettre la guinée.

« Non, dit Paul, nous préférons la lui rendre nous-même.

— Bien, fit l’aubergiste ; c’est votre droit. »

Le postillon ne répliqua rien, mais il les regarda d’un air contrarié. Il entra dans la maison avec l’espoir de retrouver les enfants dans le passage à son retour.

Il y avait là une femme au maintien modeste, d’une mise décente, qui attendait avec deux grandes hottes à ses côtés. L’une de ces hottes embarrassait un peu le seuil de la porte. Un homme venant du dehors se heurta contre cet obstacle, et, impatienté de se trouver arrêté, il chavira la hotte et son contenu d’un grand coup de bâton. De jolis chapeaux de paille, des boîtes, des pantoufles, de petits paniers, tout fut renversé sur la terre humide et boueuse.

« Ah ! tout va être foulé aux pieds, sali, gâté, s’écria la femme à qui appartenaient ces objets.

— Nous allons vous aider à les ramasser si vous voulez, » dirent les enfants ; et ils se mirent aussitôt à lui prêter assistance.

Quand tout fut replacé dans la hotte, Paul et Annette exprimèrent leur vif désir de savoir comment on faisait de si jolis objets avec de la paille. La femme n’eut pas le temps de leur répondre avant l’arrivée du postillon. Celui ci revenait du salon avec un domestique qui appela Paul et lui dit :

« Ainsi, mon petit garçon, je t’ai donné une guinée pour un sou ? Et l’on me dit que tu es venu me la rapporter. C’est bien. Rends-la-moi.

— Non, mon frère, dit Annette. Ce n’est pas là le monsieur qui lisait.

— Comment, petite ? Je suis venu dans la chaise de M. Nelson. Voici le postillon qui peut vous le dire. C’était mon maître qui lisait et qui vous a donné cet argent par mégarde. Il est couché maintenant. Il est fatigué et ne peut vous voir lui-même ; il désire que vous me remettiez la guinée. »

Paul était trop honnête pour supposer qu’un homme fût capable de faire un mensonge. Il tira donc la guinée de sa poche et la remit dans les mains du domestique.

« Il y a douze sous pour vous, mes petits, dit celui-ci. Bonsoir, enfants. » Et il les poussa dehors ; mais la marchande de paniers de paille leur dit tout bas à l’oreille :

« Attendez dans la rue jusqu’à ce que je vous rejoigne.

— Madame l’hôtesse, dit le domestique à la femme de l’aubergiste, qui sortait d’une chambre où il y avait plusieurs personnes à table ; madame l’hôtesse, m’avez-vous fait rôtir des alouettes pour mon souper, je vous prie ? Les alouettes de ce pays sont renommées, et je me fais une règle de manger ce qu’il y a de meilleur partout où je passe. Garçon, donnez-moi une bouteille de vin clairet. Avez-vous entendu ?

— Des alouettes et du vin clairet pour souper ? » se dit la marchande de petits paniers en le regardant de la tête aux pieds. Le postillon attendait comme s’il avait quelque chose à dire au domestique, et elle remarqua qu’ils échangeaient en souriant quelques mots à voix basse. « C’est un bon coup, » répéta plusieurs fois le valet.

Il était évident pour la marchande que cet homme avait escroqué la guinée aux enfants, afin de payer les alouettes et le vin clairet. Elle voulut cependant découvrir toute la vérité, et attendit encore dans le passage.

« Garçon ! garçon ! criait l’hôtesse, pourquoi n’avez-vous pas servi le dessert à la compagnie du grand salon ?…

— J’y vais, madame, j’y vais. « Et il passa portant sur un plat les friandises les plus variées.

L’hôtesse ouvrit la porte, et la marchande de paniers put jeter un regard dans l’intérieur du salon et apercevoir une nombreuse société, composée en majeure partie d’enfants assis autour de la table couverte de mets.

« Vous voyez, murmura l’hôtesse quand elle eut fermé la porte derrière le garçon, qu’il y aurait la quantité de chalands pour vous, si par bonheur on vous appelait. Voyons, voulez-vous me céder une demi-douzaine de ces petites nattes tressées pour mettre sous mes plats ?

— C’est une bagatelle, madame ; prenez, » dit la marchande.

Et elle les lui céda au meilleur marché possible. Alors l’hôtesse lui dit qu’elle pouvait la suivre et entrer pour voir si la compagnie du salon avait fini de souper.

« Quand on sera au dessert, je dirai un mot pour vous, et vous ferai appeler avant qu’on envoie les enfants au lit. »

L’hôtesse, après avoir adressé à la société ces paroles sacramentelles : « Je désire que le souper, et toute la maison soient à votre convenance, messieurs et mesdames, » ajouta :

« Si quelqu’un de ces enfants avait la curiosité de voir les fameux ouvrages de paille tressée que l’on fait dans notre petite ville, il y a la une honnête marchande, j’ose le dire, qui serait heureuse et fière de montrer à la compagnie des pelotes, des paniers, des sandales, des boîtes et autres curiosités. »

Les yeux des enfants se tournèrent vers leur mère qui sourit, et le père fit entrer aussitôt la marchande de petits paniers.

Les enfants se précipitèrent autour de la hotte.

— Oh ! papa, s’écria une petite fille blonde et rose, voici une paire de pantoufles qui vous iraient à merveille, je crois. Mais vous ne pourriez pas porter dehors des souliers de paille et les mettre à l’humidité.

— Non, mon enfant, mais ces pantoufles sont propres…

— Pour la poussière, miss, interrompit la marchande.

— Voulez-vous en acheter, papa ?

— Non, je ne puis me passer cette fantaisie. Il faut que je m’impose des privations, dit-il en riant, pour me punir de mon étourderie. Et comme j’ai perdu une guinée ce matin, je dois essayer de sauver douze sous ce soir.

— Ah ! oui, la guinée que vous avez jetée par mégarde dans le chapeau de la petite fille, lorsque la voiture gravissait le Mont-de-Craie. Maman, je trouve bien surprenant que la petite fille ne se soit pas aperçue que c’était une guinée, et qu’elle n’ait pas couru après la berline pour la rapporter. Il me semble que, si elle avait été honnête, elle n’aurait pas manqué de le faire.

— Miss ! madame ! monsieur ! fit la marchande, si je ne craignais d’être indiscrète, je répondrais un mot à cela… Il n’y a qu’un instant, un petit garçon et une petite fille sont venus demander un monsieur qui leur avait donné une guinée par mégarde. J’ai vu même le petit garçon remettre la guinée à un domestique qui prétendait que son maître lui avait recommandé de la prendre.

— Il y a une erreur ou une friponnerie dans tout ceci. Les enfants sont-ils partis ? Je veux les voir… Courez après eux.

— J’y vais moi-même, dit la marchande de petits paniers. Je leur avais dit de m’attendre dans la rue voisine, car je me défiais de cet homme… avec ses alouettes et son vin clairet. »

Paul et Annette furent ramenés en toute hâte par leur amie la marchande. La petite, en entrant dans la salle, reconnut aussitôt le monsieur qui lui avait souri sur la route et jeté un sou dans son chapeau, en regardant son frère enrayer les roues. Mais était-ce ce monsieur qui lui avait donne une guinée au lieu d’un sou ? c’est ce qu’elle ne pouvait affirmer.

« Mais moi, je reconnaîtrai bien si la guinée m’appartient ou non. Je l’avais marquée d’une croix ce matin avant de la mettre dans la poche de mon gilet. »

Il sonna et pria le garçon de dire à la personne qui était dans la salle voisine qu’il désirait lui parler.

« Le monsieur qui est dans le salon blanc ? dit le garçon.

— Je veux dire le maître du domestique qui a reçu une guinée de cet enfant.

— C’est M. Pembroke, » répondit le garçon.

M. Pembroke vint, et, quand il eut appris ce qui était arrivé, il pria le garçon de le conduire immédiatement dans la chambre où son domestique était attablé.

Celui-ci était assis devant ses alouettes et son vin clairet. Il soupait tranquillement sans se douter de ce qui se passait dans le grand salon. Mais son couteau et sa fourchette tombèrent de ses mains ; il renversa un verre de clairet et se leva de table, saisi de surprise et de crainte lorsqu’il se trouva en face de son maître.

— La guinée, monsieur, la guinée que vous avez prise à cet enfant, s’écria M. Pembroke d’une voix indignée ; la guinée que je vous ai autorisé, prétendez-vous, à recevoir de ce jeune garçon ? »

Le valet, confondu et à demi suffoqué, répondit qu’il avait plus d’une guinée sur lui, et qu’il ne savait pas ce qu’on voulait dire. Il tira son argent de sa poche et vida sa bourse sur la table d’une main tremblante. La guinée marquée d’une croix parut. Son maître la prit et le chassa sur-le-champ avec mépris.

« Et maintenant, mon honnête petite fille, dites-moi qui vous êtes et ce que vous et votre frère désirez le plus au monde. »

Paul et Annette répondirent tous deux à la fois :

« Ce que nous désirons le plus au monde, c’est une couverture pour notre bonne grand’maman.

— Elle n’est pas notre vraie grand’maman, ajouta Paul ; mais, monsieur, elle est tout aussi bonne pour nous. Elle m’a enseigné à lire ; elle fait tricoter ma sœur et nous apprend à tous les deux à être honnêtes comme elle. Je désire qu’elle ait une couverture neuve avant l’hiver, pour la garantir du froid et la préserver des rhumatismes. Elle en a eu un, monsieur, qui l’a bien fait souffrir l’hiver dernier, et je sais dans la rue la boutique où l’on trouverait une couverture qui ferait justement son affaire.

— Elle l’aura, mon brave petit. Mais je veux faire aussi, quelque chose pour vous. Voyons, voulez-vous travailler ou rester à ne rien faire ?

— Nous voudrions bien, ma sœur et moi, travailler sans relâche, monsieur ; mais nous sommes obligés quelquefois de ne rien faire, parce que notre grand’maman n’a pas toujours de l’ouvrage à nous donner.

— Voudriez-vous apprendre à faire de ces jolis petits paniers de paille ?

— Oh ! oui, répondit Paul.

— Oh ! oui, répondit à son tour Annette.

— Alors, je serais heureuse de vous apprendre comment on tresse la paille, dit la marchande de paniers ; je suis sûre que vous vous conduirez honnêtement avec moi. »

Le voyageur mit la guinée dans la main de la bonne femme en lui disant qu’elle ne pouvait pas apprendre aux autres son métier pour rien.

« Je repasserai dans quelques mois par ici, ajouta-t-il, et je désire que vous soyez contente de vos apprentis. S’il en est ainsi, je ferai quelque chose pour vous.

— Mais, dit Annette, il faut aller dire tout cela à grand’maman, et lui demander si elle y consent. Et puis je crains qu’elle ne soit inquiète de nous, car il est déjà bien tard.

— Il fait un beau clair de lune, reprit la marchande, et la route est sûre. Je vais vous accompagner et vous conduire à la maison. »

Le voyageur les retint encore quelques minutes ; jusqu’au retour d’un domestique qui était allé acheter la couverture tant désirée.

« Votre grand’maman reposera chaudement, je l’espère, sous cette bonne couverture, dit-il en la mettant sur l’épaule de Paul. Elle la doit à l’honnêteté de ses enfants adoptifs. »