Les Orphelins

La bibliothèque libre.
Traduction par Armand Le François.
Librairie Hachette et Cie (p. 127-155).



LES ORPHELINS.


On voyait, il n’y a pas encore bien longtemps, près des ruines du château de Bossmore, en Irlande, une petite maison qu’avaient habitée jadis une veuve et ses quatre enfants. Tant que la veuve put travailler, elle soutint sa famille par son activité et par son adresse à filer, ce qui lui valait le surnom de la meilleure fileuse de la paroisse ; mais les infirmités vinrent avec l’âge, elle tomba dangereusement malade et se vit obligé de donner son rouet à sa fille aînée, appelée Marie.

Marie était alors âgée de douze ans.

Un jour, Marie assise près du lit de sa mère, faisait tourner son rouet. Son petit frère et ses deux sœurs attisaient le feu pour faire cuire leur souper qui se composait comme d’habitude de lait et de pommes de terre.

« Que Dieu prenne pitié de ces jeunes créatures, » dit la veuve en se soulevant sur son lit, et en songeant à ce que deviendraient ses enfants quand elle ne serait plus.

Marie avait arrêté son rouet, de crainte de fatiguer sa mère.

« Tu ne files plus, Marie ? es-tu fatiguée ?

— Oh ! du tout, ma mère, je suis forte et bien portante.

— Comme moi jadis.

— Et comme vous le serez encore, ma mère ; lorsque votre santé reviendra.

— La santé ne me reviendra jamais, c’est une folie de l’espérer. Mais j’ai l’espérance que vous trouverez des amis, quelque âme charitable qui viendra à votre secours. Et si vous les trouvez, ma chère Marie, c’est que, quoique pauvre, j’ai été toujours honnête ; j’ai fait pour les autres ce que j’aurais désiré qu’on fît pour moi. Imite-moi, ma chère enfant ; sois bonne pour tout le monde, bonne surtout pour ces pauvres enfants, aussi bonne que moi, meilleure même, si cela est possible. »

Les enfants venaient de finir leur modeste souper. Ils s’approchèrent du lit de leur mère pour l’écouter ; mais fatiguée de parler, épuisée par la maladie et par la douleur, la veuve se renversa sur son oreiller, prit les petites mains de ses enfants dans les siennes et dit :

« Que Dieu vous bénisse, mes pauvres enfants ; aimez-vous et soyez toujours unis. Bonne nuit, au revoir. »

Marie éloigna immédiatement les enfants du lit de sa mère, car elle voyait qu’il lui était impossible d’ajouter un seul mot. Elle ignorait cependant qu’elle fût en danger. La veuve n’avait jamais voulu parler à sa fille des embarras de sa situation ; mais, à cette heure suprême, elle lui raconta qu’elle avait contracté quelques dettes, et une surtout qu’elle la chargea d’acquitter aussitôt qu’elle le pourrait : il s’agissait d’argent emprunté à la maîtresse d’école.

À la fin de la semaine, la veuve avait cessé d’exister. Les orphelins étaient seuls dans la petite maison.

Les deux plus jeunes étaient deux filles : Peggy et Nancy, âgées de six et huit ans. Edmond venait d’atteindre sa neuvième année. C’était un gros garçon fort, adroit, et tout disposé à travailler. Il allait chercher du gazon et le charriait dans une voiture. Il savait conduire les chevaux, et souvent il lui arrivait de mener à la campagne une famille de bourgeois qui lui donnaient pour sa peine douze, quinze ou vingt sous, suivant la longueur de la course. Edmond était ainsi, comme il le disait lui-même, en état de pourvoir à son existence. Il aidait Marie dans son travail et cherchait à se rendre chaque jour plus utile, se rappelant la recommandation que sa mère avait faite lorsqu’elle les avait bénis en joignant ensemble leurs petites mains.

— Peggy et Nancy étaient trop jeunes pour s’occuper utilement ; c’étaient d’aimables enfants, et quand Marie considérait que leur avenir dépendait d’elle, elle prenait bien fermement la résolution de ne les laisser manquer de rien.

Le premier soin de Marie fut de payer les quelques dettes dont sa mère lui avait parlé. Elle dépensa ainsi tout l’argent qui lui avait été laissé. Lorsque le terme arriva, et qu’il fallut s’acquitter envers le propriétaire, les orphelins ne trouvèrent plus dans leur bourse une seule pièce de monnaie. Marie espérait que le propriétaire patienterait quelque temps ; mais elle fut promptement désabusée : M. Harvey habitait l’Angleterre et avait laissé ses pouvoirs à un homme d’affaires appelé Hopkins, dont la suite de cette histoire fera connaître le caractère. M. Hopkins, huit jours après la mort de la veuve, signifia aux enfants qu’ils eussent à lui payer le prix du fermage, et à sortir ensuite de la petite maison qu’ils occupaient pour faire place à un nouveau locataire.

Les prières, les larmes, tout fut inutile. M. Hopkins se montra d’autant plus inexorable qu’il partageait la rancune que sa fille Alice conservait contre Marie, depuis que celle-ci avait refusé de lui donner sa chèvre. Ce refus était pourtant bien naturel, puisque les orphelins vivaient de son lait, et que sans elle ils n’auraient pas su comment faire pour s’en procurer.

Marie chercha dans les environs une cabane où ils pourraient s’abriter. Elle ne trouva que deux chambres et une cuisine dépendant des ruines du vieux château de Rossmore. Ces trois pièces étaient assez convenables, et M. Hopkins consentit à les leur louer au prix d’une demi-guinée par an.

Les orphelins y apportèrent deux lits, une table, des chaises, une caisse contenant leurs habits et un grand coffre dans lequel il y avait deux cents livres de farine.

Les voisins vinrent à leur secours en les aidant à transporter leur chétif mobilier, et en leur faisant faire quelques travaux qu’ils récompensaient par des pommes de terre, du beurre ou de la farine.

Marie avait dû payer en entrant dans son nouveau logis une demi-guinée ; c’était une partie de ce qui était dû à la maîtresse d’école. Désireuse de s’acquitter envers elle, mais forcée de prendre sur l’argent qu’elle lui réservait pour se loger, elle se crut obligée de lui offrir sa chèvre en payement. La maîtresse, dont la bonté était extrême, refusa de la recevoir, en lui disant qu’elle devait garder la chèvre pour nourrir sa petite famille, et que, pour elle, elle avait confiance en son bon vouloir, et pouvait attendre.

La petite famille vivait bien modestement. Marie filait neuf fuseaux par jour, Edmond retirait huit sous de son travail, et les deux petites filles, Nancy et Peggy, occupées à plier du papier dans une fabrique voisine, gagnaient chacune dans leur journée environ quatre sous.

Une année s’était écoulée depuis la mort de la veuve. Le jour anniversaire de cette catastrophe arriva : les orphelins allèrent déposer pieusement sur la tombe de leur mère une guirlande qu’ils avaient tressée à cette intention. Pendant leur saint pèlerinage, ils furent aperçus par deux jeunes filles qui sortaient du presbytère, et qui, émues de la douleur des quatre enfants,


s’empressèrent de prendre des informations. La première personne à laquelle s’adressèrent Isabelle et Caroline (c’était le nom des deux jeunes filles) fut la maîtresse d’école. Elle leur raconta le malheur arrivé à ces orphelins, et leur recommanda de faire tout ce qu’elles pourraient pour cette intéressante famille. Elle leur apprit aussi comment ils avaient dû quitter la maison dans laquelle la mère était morte, et se résoudre à habiter des ruines abandonnées depuis longtemps.

Isabelle et Caroline se rendirent alors au château de Rossmore, et furent surprises de la propreté qui régnait dans les trois pièces qu’habitaient les orphelins. Edmond aidait un fermier du voisinage ; Marie filait, et les deux jeunes sœurs s’occupaient à mesurer des fèves de marais. Les deux jeunes filles adressèrent à Marie quelques questions ; lui firent compliment sur la manière dont elle tenait sa maison, l’engagèrent à ne pas se décourager, et lui promirent de lui envoyer du lin et du coton pour tricoter des bas à l’usage des deux petites filles.

Marie se servit du lin qui lui fut ainsi envoyé pour faire quelques travaux d’aiguille ; elle les vendit, et put, avec le prix qu’elle en retira, acheter de la flanelle pour garantir du froid ses deux petites sœurs.

Le soir, avant de les coucher, Marie donnait à Nancy et à Peggy une leçon de lecture et d’écriture, et Edmond prélevait une partie de ce qu’il gagnait pour payer un professeur qui lui apprenait les premiers éléments d’arithmétique. Marie savait tous les bienfaits que l’on retire de l’instruction, et elle n’avait garde de laisser ses sœurs et son frère dans l’ignorance.

Edmond était fort ingénieux, et son industrie remplaçait souvent les objets de première nécessité qui leur manquaient. L’hiver avec ses longues soirées était arrivé, et Marie n’avait pas de lumière pour travailler. Son frère, qui avait fait au mois d’août précédent une ample provision de joncs, se mit à les tresser, et les plongeant dans de la graisse fondue que lui avait donnée son voisin, il réussit à faire des chandelles d’une nouvelle espèce.

Un soir qu’il était occupé à allumer sa chandelle, un homme entra. C’était un valet de pied qui était envoyé par Isabelle pour apporter de l’ouvrage à Marie. Il remarqua l’invention d’Edmond, et, comme il n’avait jamais rien vu de pareil, il ne put s’empêcher de louer l’ouvrier intelligent qui en était l’auteur. Edmond, tout glorieux d’une approbation si désintéressée, prit aussitôt quelques morceaux de joncs, tressa une chandelle devant Gilbert (tel était le nom du nouveau venu), et le pria de l’accepter.

Gilbert sut bientôt reconnaître ce bon procédé. Lorsque son maître avait besoin de quelqu’un pour faire une course, il prévenait Edmond ; et comme cela lui arriva souvent, il fut à même d’apprécier le bon caractère de son jeune ami, et de se féliciter d’avoir rencontré un aussi bon et aussi fidèle serviteur. Sa véracité se trouva une fois mise à l’épreuve. Edmond avait été au loin porter une lettre. Lorsqu’il revint, la nuit était sombre, l’heure avancée, et jugeant que sa sœur pouvait être inquiète de ne pas le voir rentrer, il se détourna de son chemin et rentra au château de Rossmore avant de porter la réponse à Gilbert. On l’avait aperçu ; mais lorsqu’on lui demanda s’il était revenu en droite ligne, il répondit que non, donna le motif de sa conduite, et dès lors on eut en lui pleine et entière confiance.

Les orphelins continuèrent à s’entr’aider dans leur travail, chacun suivant la mesure de ses forces. Grâce au travail de Marie et d’Edmond et même à celui des deux petites Peggy et Nancy, la famille vécut pendant trois ans dans une sorte d’aisance. Isabelle et Caroline les visitaient souvent, et trouvaient toujours moyen de leur donner des robes, du fil et du lin pour tricoter. Nos orphelins ne comptaient pas sur ces cadeaux, et, quoique heureux de les recevoir, ils surent ne pas en abuser.

Quand Edmond atteignit sa douzième année, Gilbert l’envoya chercher et lui dit que son maitre avait besoin d’un domestique, et qu’il l’avait chargé d’en chercher un dans le voisinage.

« Plusieurs garçons, lui dit-il, se sont présentés, mais je n’ai eu garde de les arrêter. Je vous connais depuis assez longtemps pour savoir qu’on peut compter sur vous, et je viens vous chercher.

Edmond entra donc au service du père d’Isabelle et de Caroline.

Ce nouveau genre de vie lui plut beaucoup ; il était bien nourri, bien vêtu, bien logé. Chaque jour il prit goût à son travail, et devint bientôt apte à faire tout ce que Gilbert demandait.

Habitué à marcher pieds nus, il éprouva dans le commencement des difficultés réelles à mettre ou plutôt à garder des souliers et des bas. Il marchait avec embarras, et excitait l’hilarité des autres domestiques ; aussi sa sœur Marie, à qui il s’empressa de raconter ses tourments, se mit en mesure de lui faire avec des semelles de chanvre tressé une paire de pantoufles, avec lesquelles il pût marcher tout à son aise. Il mettait ses pantoufles en rentrant, laissait ses souliers à la porte et les autres domestiques, voyant que ses chaussures étaient toujours propres et qu’il n’y avait aucune trace de boue sur les escaliers, lui en firent l’observation et admirèrent les pantoufles que Marie avait tressées.

La femme de chambre d’Isabelle en commanda aussitôt une paire ; mais, au lieu de faire la semelle avec du chanvre, Marie la tressa avec des cordes d’emballage, ce qui fut plus solide, plus élégant, et d’une durée égale aux semelles de cuir que l’on met aux souliers.

La femme de chambre s’empressa de les montrer à sa jeune maîtresse, qui, toute heureuse de l’intelligence et de l’adresse de Marie, s’entendit avec sa sœur et commanda deux douzaines de pantoufles pareilles. Elle envoya à Marie de la futaine pour les doubler et du cordonnet pour les border.

L’ouvrage terminé, les deux sœurs vendirent les pantoufles et en eurent trois schellings la paire. Elles ses rendirent aussitôt aux ruines du château de Rossmore, trouvèrent la petite famille occupée aux travaux du ménage, et donnèrent à Marie le prix de son travail. Elles l’engagèrent à continuer à faire ce commerce, et lui dirent que cette chaussure plairait beaucoup et qu’elle pourrait facilement la vendre aux marchands de Dublin.

Encouragée par ses bonnes amies, Marie donna à sa petite manufacture, tout le développement possible. Nancy et Peggy tressaient les cordes ; Edmond, qui venait passer une heure avec ses sœurs tous les matins, battait les semelles, et Marie ajustait le tout et donnait la dernière main à la fabrication.

Le travail ne manqua pas : tous les voisins, puis tous les marchands d’alentour vinrent en commander. Marie profita de ce premier moment de fortune pour s’acquitter envers la maîtresse d’école, et lui donna, pour la remercier de ses bontés, une jolie paire de pantoufles ornée de faveurs roses.

Les écoliers admirèrent d’abord la nouvelle chaussure de leur maîtresse, puis ils demandèrent dans quel endroit on les tressait. Quand ils surent que c’était au château de Rossmore, ils s’y rendirent pendant leurs heures de récréation, et quelques-uns d’entre eux prirent bientôt plaisir à travailler dans la petite manufacture, soit en tressant les cordes, soit en battant les semelles, soit en coupant la doublure ou le cordonnet.

Un jour qu’Edmond aidait ses sœurs dans leur travail, un jeune garçon, appelé Georges, entra et dit :

« Il faut que je me lave les mains. Je me suis tant dépêché pour venir ici que je n’ai pas pris le temps de terminer ma toilette. Voudriez-vous, s’il vous plaît, me donner ce qu’il me faut pour cela ? »

Et, pendant qu’il se lavait, deux de ses camarades vinrent le chercher pour faire des bulles de savon.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, qu’ils entendirent un craquement épouvantable. Saisis d’épouvante, ils se rendirent aussitôt dans la grande chambre où travaillaient les orphelins, et leur demandèrent s’ils n’avaient rien entendu.

« Il me semble, dit Marie, avoir entendu un coup de tonnerre ; mais pourquoi êtes-vous donc si effrayés ?

Et au même moment un second coup se fit entendre. Edmond sortit pour voir quelle était la cause de ce bruit étrange, et ne tarda pas à s’apercevoir que deux pans de cheminée venaient de s’écrouler.

La partie du château que les orphelins habitaient était bien construite et ne risquait pas de tomber, à ce que prétendait Edmond ; mais les enfants, saisis de terreur à la pensée de voir la maison s’écrouler tout entière, s’enfuirent à toutes jambes. Edmond, qui était un courageux enfant, ne put s’empêcher de rire de leur poltronnerie ; mais Marie, qui avait plus de prudence que son frère, le conjura de s’en rapporter à un maçon. Celui qui travaillait pour le propriétaire vint aussitôt. Il partagea les appréhensions de Marie et l’engagea fortement à chercher une autre demeure.

Sans perdre de temps la jeune fille se dirigea du côté de l’habitation d’Isabelle, cherchant ainsi à se rapprocher de son frère. Elle ne trouva qu’une seule maison, nouvellement bâtie, appartenant à M. Harvey. Le loyer était de six guinées, et c’était beaucoup trop cher pour Marie, dont les ressources ne lui permettaient pas de mettre plus de trois guinées à son logement. Elle aurait bien cherché à entrer en arrangement avec le propriétaire, mais elle savait d’avance que son homme d’affaires, M. Hopkins, ne voudrait consentir à rien ; elle descendit donc jusqu’au bout du village, espérant toujours trouver un logement à meilleur marché. Ce fut en vain ; il n’y en avait pas. Edmond offrit alors de payer sur ses économies une guinée, et Gilbert demanda qu’on lui permît de s’établir dans une partie de la maison, en promettant de se joindre à eux pour payer le loyer ; mais Marie ne voulut pas imposer cette charge à son frère, ni mettre la bonne disposition de Gilbert à contribution, et refusa leurs offres.

Elle revint tristement au château, et dit à ses sœurs en les voyant :

« Mauvaise nouvelle, Peggy ; mauvaise nouvelle, Nancy.

— Et mauvaise nouvelle pour vous aussi, répondirent les deux sœurs en même temps.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Notre pauvre chèvre est morte.

— Morte ! et comment ?

Elle était couchée ce matin de ce côté des ruines, et elle a été atteinte par une pierre ; nous avons voulu la relever, mais nous n’avons pas pu : elle est si lourde !

— Hélas ! dit Marie en soupirant.

— Betsy, un des enfants du voisinage, nous a dit qu’il l’a vue ce matin tout près des ruines, et qu’elle a été frappée par un des pans de cheminée qui se sont écroulés.

— Pauvre bête ! qui nous a rendu tant de services. » Et Marie, se laissant aller à son chagrin, versa d’abondantes larmes.

Les orphelins se dirigèrent du côté ou gisait sans mouvement la chèvre bien-aimée, et comme ils soulevaient quelques-unes des pierres placées près de son corps, Nancy aperçut une pièce de monnaie qui brillait comme de l’or, mais qui ne ressemblait ni à un sou, ni à un écu, ni à un louis.

« Il y en a encore, il y en a beaucoup, » s’écria Peggy en découvrant un pot de fer qui en était rempli.

Edmond examina les pièces de près et s’écria tout joyeux :

« Oh ! Marie ! Marie ! cela nous arrive juste à temps, nous pourrons maintenant payer la maison ; jamais nous n’avons été si riches. »

Mais Marie observa qu’il ne fallait pas toucher au trésor ; que, suivant les règles de la justice, il appartenait au propriétaire du château, et qu’il fallait le lui porter. Les enfants se soumirent, et le lendemain ils cheminaient vers la demeure de M. Hopkins. En passant devant la cure, ils entrèrent, et firent voir à Isabelle et Caroline ce qu’ils avaient trouvé.

Isabelle, qui avait reçu une brillante éducation, et dont les connaissances étaient fort étendues, alla chercher de l’eau régale (on appelle ainsi un mélange de deux acides qui dissout l’or), et s’aperçut bientôt que les médailles étaient du plus grand prix.

Caroline les regarda à son tour avec curiosité, et ne tarda pas à reconnaître que ces médailles se rapportaient au règne d’Henri VII, et qu’elles étaient précieuses au point de vue de l’histoire d’Angleterre. Sitôt qu’elles furent sûres de la valeur réelle du trésor trouvé par les orphelins, les deux jeunes filles cherchèrent à prendre toutes les précautions nécessaires pour que M. Hopkins ne le détournât pas. Elles firent à chaque pièce une marque invisible à l’œil nu, mais qu’on distinguait parfaitement à l’aide d’une loupe. Elles prièrent ensuite leur père d’écrire à M. Harvey, et de lui dire que ce trésor pouvait être évalué à trente ou quarante guinées environ.

Quelques jours après la chute des cheminées du château de Rossmore, Marie et ses sœurs, occupées à leur travail habituel, virent entrer une vieille femme, coiffée d’un mouchoir, un panier sous le bras, et s’aidant d’un bâton pour marcher. Elle avait une longue pipe à la bouche, sur les épaules deux mouchoirs bleus et rouges, point de bas, de mauvais souliers, et une jupe qui lui venait à mi-jambes. Cette vieille femme avait reçu le surnom de mère Tâtonneuse, parce que depuis longues années elle avait l’habitude de fouiller toutes les ruines et tous les fossés du voisinage, espérant y découvrir un trésor. Elle avait entendu dire dans sa jeunesse qu’une ancienne prophétie annonçait qu’à vingt milles à la ronde on trouverait un trésor caché sous terre, quelques jours avant la Saint·Patrice.

Cette prophétie avait produit sur elle une singulière impression. Persuadée qu’elle devait se réaliser, et que le trésor serait trouvé par la personne qui le chercherait le plus, elle passait tout son temps à courir, vendant au fur et à mesure son mobilier et sa garde-robe, se consolant de son dénûment en songeant au trésor qui devait être trouvé à vingt milles à la ronde. On lui donnait de temps en temps quelques pièces de monnaie ; mais elle était si paresseuse, si indolente, que sa misère augmentait chaque jour. C’est alors qu’elle prit l’habitude de boire et de chercher dans l’usage des liqueurs fortes une espèce de consolation à ses désappointements continuels.

La mère Tâtonneuse approchait cependant de sa soixantième année sans avoir jamais eu un jour de bonheur. Elle n’avait pas un lit pour se coucher, pas un toit pour s’abriter, pas un morceau de pain pour manger. Elle vivait de la charité publique, et espérait plus du hasard que de son courage et de son activité.

« Marie, dit-elle, donnez-moi une pomme de terre et quelque autre chose. Je n’ai rien pris ce matin.

— Rien du tout ?

— Mais non ; rien qu’un verre d’eau-de-vie et pour un sou de tabac. »

Marie lui donna aussitôt du lait et la plus grosse de ses pommes de terre ; elle était désolée devoir une femme si âgée réduite à une pareille condition. La vieille disait qu’elle aimait mieux l’eau-de-vie que le lait ; mais Marie n’en avait pas à lui donner. Alors elle prit son parti, s’assit en grommelant près du foyer et après un moment de silence :

« Qu’avez-vous fait, dit-elle, du trésor que vous avez trouvé ?

— Nous l’avons porté à M. Hopkins, répondit Marie.

— Ce n’est pas moi qui aurais fait cette sottise, reprit la vieille. Quand la fortune vient à nous, il faut savoir profiter de l’occasion. Au reste, je vais chercher dans le château, je vais tout bouleverser jusqu’aux fondations : car je suis sûre qu’il y a un autre trésor, et je ne serais pas fâchée de mettre la main dessus. »

Marie fut très alarmée ; elle pensait à l’accident qui était arrivé le matin, et aux dangers qu’ils couraient s’ils laissaient la vieille femme exécuter son projet.

« Mais vous n’y pensez pas, lui dit-elle. Ce château est dans un tel état de vétusté qu’il pourrait s’écrouler si vous touchiez aux fondations.

— Oh ! n’ayez pas peur, je prendrai mes précautions.

— Et puis, qu’est-ce qui peut vous faire supposer qu’un second trésor ?…

— Je suis sûre, vous dis-je, qu’il y en a un second. »

Et mettant ses mains sur ses hanches et élevant la voix, elle déclara qu’elle allait commencer ses recherches, que les orphelins ne l’en empêcheraient pas, et que, s’ils voulaient résister, ils apprendraient à qui ils avaient affaire.

« Et combien voulez-vous que je vous donne pour ne pas chercher le trésor ?

— Un écu, je m’en contenterai.

Marie donna l’écu dans l’espoir d’être débarrassée de la mère Tâtonneuse ; mais elle se trompait. La semaine n’était pas écoulée que la vieille revint lui demander de l’argent pour son tabac et pour son eau-de-vie. Puis elle revint tous les jours, et la pauvre Marie, n’y pouvant plus suffire, s’écria :

— Jusqu’à présent, la découverte de ce trésor n’a pas été un grand bonheur pour nous, bien au contraire, et je désirerais de tout mon cœur que nous ne l’eussions jamais trouvé.

Marie, à ce moment, ne se doutait pas des ennuis que lui préparait M. Hopkins. Le mandataire de M. Harvey s’imaginait que la découverte du trésor n’était connue que de lui et des orphelins, et il résolut de se l’approprier entièrement. Il fut vivement surpris quelques semaines après de recevoir une lettre de M. Harvey qui lui demandait des renseignements à ce sujet. M. Hopkins répondit que le trésor n’avait aucune valeur, que les pièces n’étaient point des médailles historiques, qu’elles n’appartenaient pas plus au règne d’Henri VII qu’à tout autre, et que, pour le métal, ce n’était ni de l’or ni de l’argent. Enfin le prétendu trésor n’était qu’une bagatelle indigne d’attirer l’attention.

M. Harvey répondit à son tour, en rappelant les circonstances ; les moyens employés pour s’assurer que les pièces étaient en or, et demanda expressément qu’une enquête fût faite. Mais M. Hopkins n’était pas homme à se laisser prendre si facilement ; il soutint que les pièces remises entre ses mains n’avaient aucune valeur, et que, si le trésor trouvé se composait de pièces d’or, les orphelins les avaient changées avant de les apporter chez lui.

Marie, son frère et sa sœur demeurèrent stupéfaits d’une semblable accusation.

« Il ne se rappelle pas, disait Peggy.

— Il faut aller le trouver, ajoutait Nancy.

— Ne nous occupons pas de lui, disait Edmond ; c’est un méchant homme ! Il sait parfaitement ce qui s’est passé et il nous accuse à tort ; mais nous avons la conscience tranquille, nous sommes honnêtes : n’importe ce qu’il peut dire de nous ? »

— C’est vrai, répondit Marie ; mais notre réputation en souffrira peut-être.

— Ne crains rien, chère sœur ; tout le monde sait que nous sommes honnêtes, et les accusations de M. Hopkins ne persuaderont personne. »

Mais Edmond se trompait. M. Hopkins fit un grand bruit de cette affaire et prit soin que les journaux la rapportassent comme il le désirait, qu’on en parlât dans les cercles, dans les cafés, dans toutes les réunions, et que tous ceux qui ne connaissaient pas les orphelins les considérassent comme des voleurs à qui on voulait épargner la honte d’une condamnation judiciaire.

Ceux-la mêmes qui connaissaient les orphelins, circonvenus par M. Hopkins ou par ses amis, déclaraient que le régisseur avait raison, et donnaient ainsi aux accusations portées contre les enfants un certain caractère de véracité.

Le scandale produit par M. Hopkins n’arriva pas jusqu’à la petite famille, qui vivait toujours retirée dans les ruines du château ; mais un jour Marie se rendit à une foire du voisinage pour vendre les produits de la petite manufacture, et, sur le point de conclure le marché, elle donna son nom à l’acquéreur.

« Oh ! oh ! ma petite, je ne veux avoir rien de commun avec vous. Je connais votre nom depuis longtemps. Je ne traite pas avec des gens qui se sont emparés, du trésor qu’ils ont trouvé à Rossmore. »

Marie eut beau raconter de point en point ce qui s’était passé ; son caractère n’était pas connu, et on lui répondit ce que M. Hopkins avait eu soin de faire répandre : « Vous avez gardé les pièces d’or et les avez remplacées par d’autres pièces sans valeur. »

La jeune fille s’en retourna toute confuse, ne sachant à quoi attribuer la répulsion dont elle paraissait être l’objet ; et se consolant de ses chagrins, en pensant aux deux amis qui connaissaient son honnêteté et avaient promis de ne pas l’abandonner.

Isabelle et Caroline étaient en effet persuadées de l’honnéteté des orphelins ; mais elles n’avaient pas entre les mains la preuve matérielle qui seule pouvait faire tomber les accusations dont on les entourait. M. Hopkins soutenait n’avoir jamais vu de pièces d’or et les deux amies étaient quelquefois blâmées de la protection qu’elles accordaient aux orphelins.

Ceux-ci se trouvèrent bientôt dans une position critique ; leurs protectrices partirent pour Dublin, et ils furent obligés de rester dans les ruines du château, exposés aux plus grands dangers.

Un soir, que Marie venait de se coucher, elle entendit frapper à la porte, et une voix crier :

« Marie, Marie, ouvrez-nous. »

C’était Betsy Green, la fille du maître de poste qui habitait le village voisin.

« Donnez-moi six sous, reprit Betsy, et je vous donnerai cette lettre. C’est une lettre qui vient d’arriver pour vous, et que je vous ai apportée en courant, pensant que vous seriez contente de l’avoir. Elle est de votre frère. »

Peggy et Nancy se levèrent aussitôt et vinrent se placer près de leur sœur pour écouter la lecture de la lettre d’Edmond. Cette lettre était ainsi conçue :


« Ma chère Marie, chère Nancy et petite Peg.


« De la joie ! de la joie ! Je sais la vérité à la fin, et nous allons pouvoir nous justifier. Je ne puis pas vous dire maintenant comment nous avons découvert la vérité ; mais, la semaine prochaine, nous irons (que Dieu protège mon maître, ma maîtresse, les deux jeunes filles, Gilbert et moi !) passer les fêtes de Noël au village, et je vous dirai tout. Ce sera une joyeuse fête, je vous assure, pour ceux qui sont honnêtes, mais non pas pour les misérables qui ont cherché à nous faire du mal. Bon espoir, portez-vous bien et à bientôt.

« Votre joyeux et affectionne frère,
«Edmond. »


Pour comprendre la joie d’Edmond, il faut savoir ce qui s’était passé à Dublin depuis qu’Isabelle et Caroline y demeuraient.

Les deux jeunes filles étaient allées un jour visiter, avec leur père, la bibliothèque d’un riche personnage qui faisait collection de tous les objets rares et curieux qu’il rencontrait. Sachant que le père de Caroline et d’Isabelle avait beaucoup étudié les antiquités, il s’empressa de lui montrer un tiroir rempli de médailles qu’il avait achetées à un haut prix. Les deux jeunes filles reconnurent aussitôt les médailles trouvées par les orphelins au château de Rossmore. Elles racontèrent alors l’histoire de ces médailles, et le riche personnage fit appeler le brocanteur qui les lui avait vendues. Il refusa d’abord de dire d’où il les tenait, prétextant qu’il avait promis le secret, puis il dit les tenir d’un individu qui avait quitté l’Irlande. Enfin, sur la menace qu’on lui fit de l’accuser lui-même de recel, il avoua la vérité ; mais ses renseignements étaient insuffisants, car il ne connaissait pas le nom de la personne qui les lui savait vendues.

M. Hopkins était alors à Dublin. Le brocanteur fut conduit dans le comptoir de la banque, ou le père de Caroline savait que le régisseur devait se rendre. M. Hopkins arriva en effet, et il fut reconnu, de sorte que l’on put constater l’innocence des orphelins et l’infidélité du régisseur. »

On écrivit aussitôt au propriétaire, M. Harvey, qui, par le retour de la poste, révoqua son mandataire, et remercia les orphelins de leur honnêteté. Il voulut récompenser la petite famille, et donna des ordres pour qu’elle fût logée dans une de ses maisons, sans avoir de loyer à payer. Il s’en rapporta pour tout cela aux soins de Caroline, et d’Isabelle.

Telle était la bonne nouvelle qu’Edmond annonçait à ses sœurs.

Tous les voisins partagèrent la joie de ces honnêtes enfants, et le jour où la petite famille quitta le château de Rossmore pour entrer dans un logement préparé à l’avance fut dans le village un véritable jour de fête. Il n’y eut que de la joie sans aucun mélange d’envie : chacun savait que la prospérité qui arrivait aux orphelins, était due à leur bonne conduite. La mère Tâtonneuse cependant faisait exception ; elle disait avec chagrin :

« Quel malheur ! quel malheur que je ne sois pas venue plus tôt dans le château ! Le hasard m’aurait favorisée, car dans le monde tout n’est que hasard. Voyez ces enfants : parce qu’ils ont trouvé un trésor, ils ont des amis, un beau logement, enfin tout ce qu’il faut : tandis que moi, je n’ai pas seulement une pomme de terre à manger. J’ai passé ma vie à chercher le trésor, et je n’ai pas un sou pour acheter du tabac et de l’eau-de-vie.

— Et c’est bien fait ; répondit Betsy ; Marie avait deux jeunes sœurs sur les bras, et un frère qui pouvait travailler à peine ; elle les a élevés pendant cinq ans, et aujourd’hui, grâce à son économie, elle a encore de l’argent devant elle. Elle a travaillé, elle n’a pas cru au hasard ; tandis que vous…

— Bah ! bah ! je sais bien qu’ils ont trouvé un trésor et que leur prospérité ne date que de là.

— Du tout, la maison qu’ils occupent leur a été donnée en récompense de leur honnêteté. Telles sont les expressions de la lettre de M. Harvey, le propriétaire ; Edmond me l’a montrée et chacun a pu voir comme moi que ce n’est pas le hasard, mais l’honnêteté, qui a été la cause de la libéralité de M. Harvey.