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La Jeune Inde/5

La bibliothèque libre.
Traduction par Hélène Hart.
Stock (p. 21-24).


LE SWARAJ PAR LE SWADESHI[1]


La véritable réforme nécessaire à l’Inde est l’adoption du Swadeshi au sens exact du mot. Le problème immédiat que nous avons à résoudre n’est pas de savoir comment organiser le Gouvernement du pays, mais comment nous vêtir et nous nourrir. En 1918, nous avons envoyé hors de l’Inde 600 millions de roupies pour acheter des tissus. En continuant d’acheter à l’étranger à ce taux, nous privons d’autant les Indiens qui tissent et qui filent sans leur mettre entre les mains un autre métier. Rien de surprenant si la dixième partie de notre population est condamnée à mourir de faim, et si le reste est en majorité insuffisamment nourrie. Qui sait regarder peut se rendre compte par lui-même que la classe moyenne est déjà sous-nourrie et que nos petits n’ont pas assez de lait. Le projet des réformes, quelque libéral qu’il soit, n’aidera pas à résoudre le problème avant un certain temps. Le Swadeshi le résoudra immédiatement.

Le Pendjab m’en a rendu la solution encore plus claire. Dieu merci, les belles femmes du Pendjab n’ont rien perdu de la souplesse de leurs doigts. Nobles ou humbles, toutes savent filer. Elles n’ont pas brûlé leur rouet, ainsi que l’ont fait les femmes du Gujerate. J’éprouve une joie véritable, lorsqu’elles me lancent leurs balles de fil sur les genoux. Elles disent qu’elles ont le temps de filer et que le Khaddar[2] tissé à la main avec leur fil est bien supérieur à celui que l’on fabrique avec du fil filé à la machine. Nos ancêtres parvenaient à se vêtir avec confort, sans difficulté et sans l’obligation d’acheter leurs tissus sur les marchés étrangers.

Cet art merveilleux et si simple pourtant risque de disparaître si nous ne nous réveillons pas à temps. Le Pendjab nous montre ce qu’il peut faire. Mais au Pendjab aussi il disparaît rapidement. Chaque année voit diminuer la quantité de fil préparé à la main, ce qui signifie une pauvreté plus grande et plus d’oisiveté. Les femmes qui n’emploient plus leur temps à filer le passent à bavarder et ne font pas autre chose.

Pour obvier au mal, il est indispensable que tout Indien instruit et se rendant compte de son devoir élémentaire, offre immédiatement un rouet aux femmes de son entourage et leur procure le moyen d’apprendre à filer. Des millions de mètres de fil peuvent ainsi être filés chaque jour. Tout Indien cultivé prêt à porter le tissu fabriqué avec ce fil, aidera à faire renaître la seule industrie villageoise de l’Inde.

Sans industrie villageoise, le paysan indien est perdu. Il ne peut vivre du produit de la terre. Il a besoin d’une industrie complémentaire. La plus facile, la plus économique et la meilleure est celle du rouet.

Je sais que c’est demander une révolution dans notre conception mentale. Et parce que c’est une révolution, je prétends que le Swadeshi mène au Swarâj. Une nation qui peut économiser 600 millions de roupies chaque année et distribuer cette somme énorme parmi les fileurs et les tisserands, travaillant chez eux, aura acquis une puissance d’organisation et d’industrie qui doit la rendre capable de faire tout le nécessaire pour son développement.

Le réformateur porté à la rêverie murmure : « Attendez que j’aie un gouvernement responsable, et je protégerai l’industrie dans l’Inde, sans que les femmes aient à filer ou le tisserand à tisser. » Ceci a été dit textuellement par des gens qui réfléchissent. Je me permets de suggérer qu’il se cache une double illusion derrière une pareille proposition. L’Inde ne peut pas attendre un régime protectionniste, et ce protectionnisme ne fera pas baisser le prix des vêtements. Secondement, ce protectionnisme sera inutile aux milliers d’êtres qui meurent de faim. On ne peut leur venir en aide qu’en leur procurant le moyen d’ajouter à leurs gains, en leur rendant leur industrie qui est de filer. Par conséquent, que nous ayons ou non un système protectionniste, il nous faudra toujours faire revivre le filage à la main et encourager le tissage.

Lorsque la guerre faisait rage, tous les bras disponibles d’Amérique et d’Angleterre furent employés à construire des navires et il s’en construisit avec une rapidité surprenante. Si j’en avais le pouvoir, je ferais apprendre à tout Indien à tisser et à filer, et je l’obligerais à y consacrer chaque jour un certain temps. Je commencerais par les écoles qui sont des unités organisées toutes prêtes. Multiplier les filatures ne peut résoudre le problème. Il leur faudrait trop de temps pour remédier à l’épuisement, et elles ne pourraient pas distribuer les 600 millions de roupies à nos familles. Elles ne feraient que concentrer le labeur et l’argent et ajouteraient à la confusion.

10 Décembre 1919
  1. Pour l’explication de ces deux mots, voir plus haut, p. 4.
  2. Khaddar, ou Khadi : le tissu national indien.