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La Journée des Dupes

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La Journée des Dupes1.

Il y a bien des choses importantes, curieuses et très particulières arrivées pendant le sejour de la Cour à Lyon, sur lesquelles on pourroit s’etendre, et qui preparèrent peu à peu l’evenement qui va être presenté, auquel il faut venir sans s’arrêter aux preliminaires. Il suffira de dire qu’il n’y fut rien oublié pour perdre le cardinal de Richelieu, et que le roy entretint la reyne d’esperances, sans aucune positive, la remettant à Paris pour prendre resolution sur une demarche aussi importante.

Soit que la reyne, c’est toujours de Marie de Medicis dont on parle, comprist qu’elle n’emporteroit pas encore la disgrâce du cardinal, et qu’elle avoit encore besoin de tems et de nouveaux artifices pour y reussir ; soit que, desesperant, elle se fust enfin resolue au raccommodement ; soit qu’elle ne l’eust feint que pour faire un si grand eclat qu’il effrayast et entraînast le roy ; ou que, sans tant de finesse, son humeur etrange l’eust seule entraînée sans dessein precedent, elle declara au roy, en arrivant à Paris, que, quelque mecontentement extrême qu’elle eust de l’ingratitude et de la conduite du cardinal de Richelieu et des siens à son egard, elle avoit enfin gagné sur elle de lui en faire un sacrifice, et de les recevoir en ses bonnes grâces, puisqu’elle luy voyoit tant de repugnance à le renvoyer, et tant de peine à voir sa mère s’exclure du conseil à cause de la presence de ce ministre, avec qui elle ne feroit plus de difficulté de s’y trouver desormais, par amitié et par attachement pour luy, roy.

Cette declaration fut reçue du roy avec une grande joie, et comme la chose qu’il desiroit le plus et qu’il esperoit le moins, et qui le delivroit de l’odieuse necessité de choisir entre sa mère et son ministre. La reyne poussa la chose jusqu’à l’empressement, de sorte que le jour fut pris au plus prochain (car on arrivoit encore de Lyon2, les uns après les autres), auquel jour le cardinal de Richelieu et sa nièce de Combalet3, dame d’atours de la reyne, viendroient, à sa toilette, recevoir le pardon et le retour de ses bonnes graces. La toilette alors, et longtems depuis, etoit une heure où il n’y avoit ny dames ny courtisans, mais des personnes en très petit nombre, favorisées de cette entrée, et ce fut par cette raison que ce tems fut choisi. La reyne logeoit à Luxembourg, qu’elle venoit d’achever4, et le roy, qui alloit et venoit à Versailles5, s’etoit etabli à l’hôtel des Ambassadeurs6 extraordinaires, rue de Tournon, pour être plus près d’elle.

Le jour venu de ce grand raccommodement, le roy alla à pied de chez luy chez la reyne. Il la trouva seule à sa toilette, où il avoit été resolu que les plus privilegiés n’entreroient pas ce jour-là : en sorte qu’il n’y eut que trois femmes de chambre de la reyne, un garçon de chambre ou deux, et qui que ce soit d’hommes, que le roy et mon père, qu’il fit entrer et rester7. Le capitaine des gardes même fut exclu. Madame de Combalet, depuis duchesse d’Aiguillon, arriva comme le roy et la reyne parloient du raccommodement qui s’alloit faire en des termes qui ne laissoient rien à desirer, lorsque l’aspect de madame de Combalet glaça tout à coup la reyne. Cette dame se jeta à ses pieds avec tous les discours les plus respectueux, les plus humbles et les plus soumis. J’ai ouï dire à mon père, qui n’en perdit rien, qu’elle y mit tout son bien-dire et tout son esprit, et elle en avoit beaucoup. À la froideur de la reyne, l’aigreur succeda, puis incontinent la colère, l’emportement, les plus amers reproches, enfin un torrent d’injures, et peu à peu de ces injures qui ne sont connues qu’aux halles. Aux premiers mouvements, le roy voulut s’entremettre ; aux reproches, sommer la reyne de ce qu’elle luy avoit formellement promis, et sans qu’il l’en eust priée ; aux injures, la faire souvenir qu’il etoit present, et qu’elle se manquoit à elle-même. Rien ne peut arrêter ce torrent. De fois à autre, le roy regardoit mon père et lui faisoit quelque signe d’etonnement et de depit ; et mon père, immobile, les yeux bas, osoit à peine et rarement les tourner vers le roy comme à la derobée. Il ne contoit jamais cette enorme scène qu’il n’ajoutast qu’en sa vie il ne s’etoit trouvé si mal à son aise. À la fin, le roy, outré, s’avança, car il etoit demeuré debout, prit madame de Combalet, toujours aux pieds de la reyne, la tira par l’epaule, et luy dit en colère que c’etoit assez en avoir entendu, et de se retirer. Sortant en pleurs, elle trouva le cardinal, son oncle, qui entroit dans les premières pièces de l’appartement. Il fut si effrayé de la voir en cet etat, et tellement de ce qu’elle luy raconta, qu’il balança quelque tems s’il s’en retourneroit.

Pendant cet intervalle, le roy, avec respect, mais avec depit, reprocha à la reyne son manquement de parole donnée de son gré, sans en avoir eté sollicitée, luy s’etant contenté qu’elle vist seulement le cardinal de Richelieu au conseil, non ailleurs, ny pas un des siens ; que c’etoit elle qui avoit voulu les voir chez elle, sans qu’il l’en eust priée, pour leur rendre ses bonnes grâces ; au lieu de quoi elle venoit de chanter les dernières pouilles à madame de Combalet, et de luy faire, à luy, cet affront.

Il ajouta que ce n’etoit pas la peine d’en faire autant au cardinal, à qui il alloit mander de ne pas entrer. À cela, la reyne s’ecria que ce n’etoit pas la même chose ; que madame de Combalet lui etoit odieuse8 et n’estoit utile à l’Estat en rien, mais que le sacrifice qu’elle vouloit faire, de voir et pardonner au cardinal de Richelieu, etoit uniquement fondé sur le bien des affaires, pour la conduite desquelles il croyoit ne pouvoir s’en passer, et qu’il alloit voir qu’elle le recevroit bien. Là dessus, le cardinal entra, assez interdit de la rencontre qu’il venoit de faire. Il s’approcha de la reyne, mit un genou à terre, commença un compliment fort soumis. La reyne l’interrompit et le fit lever assez honnêtement. Mais, peu après, la marée commença à monter : les secheresses, puis les aigreurs vinrent ; après les reproches et les injures très assenées, d’ingrat, de fourbe, de perfide et autres gentillesses, qu’il trompoit le roy et trahissoit l’Estat, pour sa propre grandeur et des siens ; sans que le roy, comblé de surprise et de colère, pust la faire rentrer en elle-même et arrêter une si etrange tempête ; tant qu’enfin elle le chassa et luy defendit de se presenter jamais devant elle. Mon père, que le roy regardoit de fois à autre comme à la scène precedente, m’a dit souvent que le cardinal souffroit tout cela comme un condamné, et que luy-même croyoit à tous instants rentrer sous le parquet. À la fin le cardinal s’en alla. Le roy demeura fort peu de temps après luy, à faire à la reyne de vifs reproches, elle à se defendre fort mal ; puis il sortit, outré de depit et de colère. Il s’en retourna chez luy, à pied, comme il etoit venu, et demanda en chemin à mon père ce qu’il luy sembloit de ce qu’il venoit de voir et d’entendre. Il haussa les epaules et ne repondit rien.

La Cour, et bien d’autres gens considerables de Paris s’etoient cependant assemblés à Luxembourg et à l’hôtel des Ambassadeurs pour faire leur cour, et par la curiosité de cette grande journée de raccommodement sçue de bien des personnes, mais dont, jusqu’alors, le succès etoit ignoré de tous ceux qui n’avoient pas rencontré madame de Combalet, ou lu dans son visage. Le sombre de celuy du roy aiguisa la curiosité de la foule qu’il trouva chez luy. Il ne parla à personne, et brossa droit à son cabinet, où il fit entrer mon père seul, et luy commanda de fermer la porte en dedans et de n’ouvrir à personne.

Il se jeta sur un lit de repos, au fond de ce cabinet, et, un instant après, tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il etoit gonflé par la colère9. Après quelque temps de silence, il se mit à parler de ce qui venoit de se passer. Après les plaintes et les discours, pendant lesquels mon père se tint fort sobre, vint la politique, les embarras, les reflexions. Le roy comprit plus que jamais qu’il falloit exclure du conseil et de toute affaire la reyne, sa mère, ou le cardinal de Richelieu ; et, tout irrité qu’il fust, se trouvoit combattu entre la nature et l’utilité, entre les discours du monde et l’experience qu’il avoit de la capacité de son ministre. Dans cette perplexité, il voulut si absolument que mon père lui en dist son avis, que toutes ses excuses furent inutiles. Outre la bonté et la confiance dont il luy plaisoit de l’honorer, il savoit très bien qu’il n’avoit ny attachement, ny eloignement pour le cardinal, ny pour la reyne, et qu’il ne tenoit uniquement et immediatement qu’à un si bon maître, sans aucune sorte d’intrigue ny de parti10.

Mon père fut donc forcé d’obeir. Il m’a dit que, prevoyant que le roy pourroit peut-être le faire parler sur cette grande affaire, il n’avoit cessé d’y penser depuis la sortie de Luxembourg jusqu’au moment que le roy avoit rompu le silence dans son cabinet.

Il dit donc au roy qu’il etoit extrêmement fâché de se trouver dans le detroit forcé d’un tel choix ; que Sa Majesté sçavoit qu’il n’avoit d’attachement de dependance que de luy seul ; qu’ainsi, vuide de tout autre passion que de sa gloire, du bien des affaires, de son soulagement dans leur conduite, il luy diroit franchement, puisqu’il le luy commandoit si absolument, le peu de reflexions qu’il avoit faites depuis la sortie de la chambre de la reyne, conformes à celles que luy avoient inspirées les precedents progrès d’une brouillerie qu’il avoit craint de voir conduire à la necessité du choix, où les choses en etoient venues.

Qu’il falloit considerer la reyne comme prenant aisement des amitiés et des haines, peu maîtresse de ses humeurs, voulant, neanmoins, être maîtresse des affaires, et quand elle l’etoit en tout ou en partie, se laissant manier par des gens de peu, sans experience ny capacité, n’ayant que leur interêt ; dont elle revêtoit les volontés et les caprices, et les fantaisies des grands qui courtisoient ces gens de peu, lesquels, pour s’en appuyer, favorisoient leurs interêts et souvent leurs vues les plus dangereuses sans s’en apercevoir : que cela s’etoit vu sans cesse depuis la mort de Henry IV ; et sans cesse aussi, un goût en elle de changement de serviteurs et de confidents de tout genre ; n’ayant longuement conservé personne dans sa confiance, depuis le marechal et la marechale d’Ancre, et faisant souvent de dangereux choix ; que se livrer à elle pour la conduite de l’Estat seroit se livrer à ses humeurs, à ses vicissitudes, à une succession de hazards de ceux qui la gouverneroient, aussi peu experimentés ou aussi dangereux les uns que les autres, et tous insatiables : qu’après tout ce que le roy avoit essuyé d’elle et dans leur separation, et dans leur raccommodement, après tout ce qu’il venoit de tenter et d’essayer dans l’affaire presente, il avoit rempli le devoir d’un bon fils au delà de toute mesure, que sa conscience en devoit être en repos, et sa reputation sans tache devant les gens impartiaux, quoi qu’il pust faire desormais ; enfin que sa conscience et sa reputation, à l’abri sur les devoirs de fils, exigeoient de luy avec le même empire qu’il se souvint de ses devoirs de roy, dont il ne compteroit pas moins à Dieu et aux hommes ; qu’il devoit penser qu’il avoit les plus grandes affaires sur les bras, que le parti protestant fumoit encore, que l’affaire de Mantoue n’etoit pas finie11 ; enfin que le roi de Suède, attiré en Allemagne par les habiles menées du cardinal, y etoit triomphant, et commençoit le grand ouvrage si necessaire à la France, de l’abaissement de la maison d’Autriche (il faut remarquer que le roy de Suède etoit entré en Allemagne au commencement de cette même année 1630, et qu’il y fut tué à la bataille de Lutzen, le 16 novembre 1632) ; que Sa Majesté avoit besoin, pour une heureuse suite de ces grandes affaires, et pour en recueillir les fruits, de la même tête qui avoit su les embarquer et les conduire ; du même qui, par l’eclat de ses grandes entreprises, s’etoit acquis la confiance des alliés de la France, qui ne la donneroient pas à aucun autre au même degré ; et que les ennemis de la France, ravis de se voir aux mains avec une femme et ceux qui la gouvernoient, au lieu d’avoir affaire au même genie qui leur attiroit tant de travaux, de peines et de maux, triompheroient de joie d’une conduite si differente, tandis que nos alliés se trouveroient etourdis et peut-être fort ebranlés d’un changement si important ; que, quelque puissant que fust le genie de Sa Majesté pour soutenir et gouverner une machine si vaste dont les ressorts et les rapports necessaires etoient si delicats, si multipliés, si peu veritablement connus, il s’y trouvoit une infinité de details auxquels il falloit journellement suffire dans le plus grand secret, avec la plus infatigable activité, que ne pourroient pas leur nature, leur diversité, leur continuité, devenir le travail d’un roy ; encore moins de gens nouveaux qui, en ignorant toute la batisse, seroient arrêtés à chaque pas, et peu desireux, peut-être, par haine et par envie, de soutenir ce que le cardinal avoit si bien, si grandement, si profondement commencé. À quoi il falloit ajouter l’esperance des ennemis, qui remonteroient leur courage à la juste defiance des alliés, qui les detacheroit et les pousseroit à des traités particuliers, dans la pensée que les nouveaux ministres seroient bientôt reduits à faire place à d’autres encore plus nouveaux, et de la sorte à un changement perpetuel de conduite.

Ces raisons, que le roy s’etoit sans doute dites souvent à luy-même, luy firent impression. Le raisonnement se poussa, s’allongea, et dura plus de deux heures. Enfin, le roy prit son parti. Mon père le supplia d’y bien penser. Puis, l’y voyant très affermi, luy representa que, puisqu’il avoit resolu de continuer sa confiance au cardinal de Richelieu, et de se servir de luy, il ne devoit pas negliger de l’en faire avertir, parce que, dans l’estat et dans la situation où il devoit être, après ce qui venoit de se passer à Luxembourg, et n’ayant pas de nouvelles du roy, il ne seroit pas etonnant qu’il prist quelque parti prompt de retraite12.

Le roy approuva cette reflexion, et ordonna à mon père de luy mander, comme de luy-même, de venir ce soir trouver Sa Majesté à Versailles, laquelle s’y en retournoit. Je n’ay point sçu, et mon père ne m’a point dit, pourquoi le message de sa part, et non de celle du roy : peut-être pour moins d’eclat et plus de menagement pour la reyne.

Quoi qu’il en soit, mon père sortit du cabinet et trouva la chambre tellement remplie qu’on ne pouvoit s’y tourner. Il demanda s’il n’y avoit pas là un gentilhomme à luy. Le père du marechal de Tourville, qui etoit à luy, et qu’il donna depuis à monsieur le prince, comme un gentilhomme de merite et de confiance, lors du mariage de monsieur son fils avec la fille du marechal de Brezé13, fendit la presse et vint à luy. Il le tira dans une fenestre et luy dit à l’oreille d’aller sur le champ chez le cardinal de Richelieu, luy dire de sa part qu’il sortoit actuellement du cabinet du roy, pour luy mander qu’il vinst ce soir même trouver sur sa parole le roy à Versailles, et qu’il rentroit sur le champ dans le cabinet, d’où il n’etoit sorti que pour luy envoyer ce message. Il y rentra, en effet, et fut encore une heure seul avec le roy.

À la mention d’un gentilhomme de la part de mon père, les portes du cardinal tombèrent, quelques barricadées qu’elles fussent. Le cardinal, assis tête-à-tête avec le cardinal de La Vallette14, se leva avec emotion dès qu’on le luy annonça, et alla quelques pas au devant de luy. Il ecouta le compliment, et, transporté de joie, il embrassa Tourville des deux côtés. Il fut le même jour à Versailles, où il arriva des Marillacs15 le soir même, comme chacun sait16.



1. Cette relation est du duc de Saint-Simon, à qui son père, l’un des principaux acteurs dans cette affaire, en avoit raconté les détails. On ne la trouve jointe à aucune édition de ses Mémoires, pas même à la dernière, dont la publication n’est terminée que depuis quelques mois. Elle y eût cependant figuré avec avantage, je dirai même qu’elle y étoit indispensable comme pièce justificative du premier volume. Elle explique en effet, et complète, comme on le verra, ce passage du chapitre IV des Mémoires (édit. Hachette, in-18, t. I, p. 34) : « Je serois trop long, dit Saint-Simon, si je me mettois à raconter bien des choses que j’ai sues de mon père, qui me font bien regretter mon âge et le sien qui ne m’ont pas permis d’en apprendre davantage. » Il ne faut pas oublier ici que lorsque Saint-Simon vint au monde, son père avoit soixante-huit ans, et que par conséquent le temps dut manquer aux confidences paternelles : « Je ne m’arrêterai point, ajoute-t-il, à la fameuse Journée des Dupes, où il eut le sort du cardinal de Richelieu entre les mains, parce que je l’ai trouvée dans…, toute telle que mon père me l’a racontée. Ce n’est pas qu’il tint en rien au cardinal de Richelieu, mais il crut voir un précipice dans l’humeur de la reine-mère et dans le nombre de gens qui par elle prétendoient tous à gouverner. Il crut aussi, par les succès qu’avoit eus le premier ministre, qu’il étoit bien dangereux de changer de main dans la crise où l’État se trouvoit alors au dehors, et ces vues seules le conduisirent. » Ce qu’on va lire confirme tout ce qu’il dit ici. Mais à quelle relation du même événement fait-il allusion dans cette phrase : « Je ne m’arrêterai point à la Journée des Dupes…, parce que je l’ai trouvée dans…, toute telle que mon père me l’a racontée ? » Tous les éditeurs se contentent de dire que le nom qui se trouvoit après dans a été gratté sur le manuscrit. C’étoit une belle occasion de mettre leur sagacité à l’épreuve ; ils ne l’ont pas saisie. Aucun n’a pris la peine de chercher quel est celui des historiens de ce règne dont la relation de cette affaire avoit si bien l’assentiment de Saint-Simon, qu’il crût à cause d’elle pouvoir se dispenser d’en écrire une nouvelle dans ses Mémoires. Ma curiosité n’a pas été aussi indolente. La connoissance que j’avois du récit dont Saint-Simon pouvoit bien ne pas vouloir grossir son chapitre IV, mais qu’il avoit écrit cependant, m’excitoit d’ailleurs à chercher, puisque dans la coïncidence des deux relations je devois trouver une preuve de plus de l’authenticité de celle du duc. Mes recherches n’ont pas été vaines. C’est à Leclerc que revient l’honneur fort rare d’avoir fait un récit qui satisfaisoit complètement Saint-Simon, et dans lequel il ne voyoit ni rien à ajouter, ni rien à contredire. Ce qu’on lit dans son ouvrage La Vie d’Armand-Jean, cardinal-duc de Richelieu, 1724, in-12, t. II, p. 100–103, est en effet, sauf la forme bien entendu, et quelques détails, d’une identité parfaite avec ce qu’on va lire. Si cette preuve n’étoit pas suffisante, j’en trouverois une plus décisive encore dans ce passage de l’Histoire de Louis XIII par le P. Griffet (1758, in-4, II, 66). Après avoir dit que plusieurs historiens de ce temps, et il veut parler de Montglat et de Fontenay-Mareuil, avoient prétendu qu’à la Journée des Dupes ce fut le cardinal La Valette qui persuada à Richelieu de se rendre à Versailles, il ajoute : « D’autres disent que le roi lui fit dire de s’y rendre, et le témoignage de Monsieur le duc de Saint-Simon, propre fils du favori de Louis XIII, qui avoit entendu souvent raconter à son père l’histoire de cette fameuse résolution, ne permet pas d’en douter. Ce seigneur vivoit en 1754, et c’est d’après ce qu’il nous a dit lui-même que nous allons en poursuivre le récit. » Griffet ne s’en tint cependant pas à ce qu’il avoit appris de Saint-Simon. Il y a quelques différences entre ce qui se trouve dans son Histoire et la narration du duc. Cela seroit assez naturel si elle ne lui avoit été faite que verbalement, mais nous savons par une note qu’il en connut la rédaction manuscrite. La confiance lui manqua sans doute ; il voulut s’appuyer d’autres témoignages, et je crois qu’il eut tort. Voici cette note, analyse complète du récit de Saint-Simon, et qui pourra nous servir de sommaire : « Ce seigneur (Saint-Simon), dit Griffet, avoit composé une relation particulière de cet événement, dont nous avons vu une copie manuscrite, et prise exactement sur l’original : il y contredit, en divers points, les memoires et les histoires du temps ; et, se fondant sur le témoignage de son père, il assure : 1o que la reine-mère ayant promis au roi de rendre ses bonnes grâces à la marquise de Combalet et au cardinal, le roi leur fit dire de se trouver, le 11 au matin, à la toilette de la reine ; que la marquise de Combalet s’y présenta la première, et que la reine, en la voyant, oublia la parole qu’elle avoit donnée, et se mit à l’accabler d’injures et de reproches, en présence du roi, qui en fut indigné, et de Saint-Simon, son favori, qui fut seul admis à cette entrevue ; que le cardinal, étant venu ensuite, ne fut pas mieux traité que sa nièce, et que le roi, sans rien dire à son ministre, qui se crut perdu, retourna promptement à l’hôtel des Ambassadeurs, où, étant entré dans son cabinet, seul avec Saint-Simon, il se jeta sur un lit de repos, et qu’un instant après tous les boutons de son pourpoint sautèrent à terre, tant il étoit gonflé de colère : circonstance qui ne paroît guère vraisemblable ; qu’ensuite il consulta son favori, qui lui parla fortement en faveur du cardinal ; et que le roi, étant résolu d’aller ce jour-là à Versailles, chargea Saint-Simon d’envoyer dire au cardinal de s’y trouver. »

Tout cela se retrouve plus loin, y compris la phrase même dont s’étonne Griffet. M. Monmerqué avoit lu ce que celui-ci vient de dire, et lorsqu’il publia les Mémoires de Fontenay-Mareuil, dans la 2e série de la collection Petitot, il eut grand regret de ne pouvoir confronter le récit qui s’y trouve des mêmes faits avec celui de Saint-Simon, d’autant plus que ce dernier contredit l’autre continuellement. M. A. Cochut, qui possédoit en orignal la relation de Saint-Simon, voyant, par le regret de M. Monmerqué, combien ce document faisoit défaut, en donna communication à la Revue des Deux-Mondes, où il fut inséré dans le numéro du 15 novembre 1834, p. 414–421. Ce recueil, étant plus littéraire qu’historique, ne put faire parvenir, à ceux qu’elle intéressoit surtout, la précieuse pièce. Elle y étoit donc si bien cachée, et presque perdue, que M. Cheruel ne l’y découvrit pas. Nous avons eu plus de bonheur, et nos lecteurs nous sauront gré de leur en faire part.

2. Au retour de l’expédition de Savoie, dont le principal fait d’armes se trouvera raconté par Saint-Simon, dans le fragment qui suivra celui-ci. Le roi, arrivé à Lyon le 7 septembre, y étoit resté deux mois, pour se reposer d’abord, puis retenu par la maladie qui le prit à la fin de septembre et mit sa vie en grand danger. C’est cette maladie du roi qui permit aux ennemis du cardinal toutes sortes de manœuvres en leur inspirant toutes sortes d’espérances, auxquelles ils ne voulurent pas renoncer, lorsque le retour du roi à la santé les auroit dû mettre à néant.

3. Nièce du cardinal de Richelieu. V. plus haut, p. 42, notes 1 et 2.

4. Il y avoit toutefois déjà dix ans, en 1630, que le Luxembourg étoit achevé. « Les fondements, dit Piganiol (Descript. de Paris, 1765, in-8, t. VII, p. 162), en furent jetés en 1615, et, quoiqu’on y travaillât sans discontinuation, il ne fut achevé qu’en 1620. » Quatre ans après, il en paraissoit un très curieux et magnifique éloge dans la troisième des Satyres du sieur du Lorens (1624, in-8, p. 17.)

5. À cause de la chasse, dont c’étoit la saison, puisqu’on étoit alors au commencement de novembre. Il n’y avoit que quatre ans tout au plus que Louis XIII avoit achevé de construire, ou plutôt de remettre à neuf le petit château de Versailles, qu’il avoit acquis, moyennant cinquante mille écus, de Jean Soisy. Le Beuf. (Hist. du diocèse de Paris, t. VII, p. 307.) On n’eût pas dit que c’étoit un château royal, tant il étoit d’apparence modeste : « Nul gentilhomme, disoit Bassompierre en 1626, dans son discours aux notables, n’en voudroit tirer vanité. » Quatre pavillons, unis par trois corps de bâtiment ; un péristyle à colonnes, surmonté d’une galerie et joignant ensemble les deux pavillons de l’est, le tout en briques ; tout autour un large fossé, et derrière un parc, qui ne fut agrandi que lorsqu’en 1632 le roi eut acheté et fait démolir le vieux castel des Loménie et des Gondi : tel étoit alors le château de Versailles. Louis XIV le respecta : « Sa Majesté, dit Félibien, a eu cette piété pour la mémoire du feu roi son père de ne rien abattre de ce qu’il avoit fait bâtir. » Mansard, qui résistoit, dut se soumettre, et le vieux château de briques resta comme enchâssé dans le nouveau. On le voit encore avec sa rouge façade qui regarde de haut l’avenue de Paris. Au devant se trouve la cour de marbre, qu’on appela ainsi lorsque Louis XIV l’eut fait paver « d’un marbre blanc et noir, avec des bandes de marbre blanc et rouge ».

6. C’étoit l’hôtel qui avoit appartenu auparavant au maréchal d’Ancre, et dont il a été parlé déjà, t. IV, p. 30. On y logeoit les ambassadeurs extraordinaires.

7. Saint-Simon étoit alors grand-écuyer et le favori en titre.

8. S’il falloit en croire l’histoire secrète des amours du cardinal de Richelieu avec Marie de Médicis et Mme de Combalet publiée en 1805 dans les Souvenirs du comte de Caylus, puis par Auguis dans les Révélations indiscrètes du dix-huitième siècle, cette haine de Marie de Médicis auroit eu la jalousie pour cause, Mme de Combalet, toujours d’après ce récit scandaleux, ayant enlevé à la reine-mère l’amour du cardinal, son oncle.

9. C’est cette circonstance que le P. Griffet trouve peu vraisemblable. Leclerc, dont encore une fois le récit est, sauf quelques particularités, tout à fait conforme à celui-ci, se contente de dire : « Ayant déboutonné son juste au corps, il (le roi) se jeta sur le lit, et dit à Saint-Simon qu’il se sentoit comme tout enflammé. » Ce débraillé, quelle qu’en fût la cause, étoit nécessaire au roi. Le mal dont il avoit failli mourir tout dernièrement à Lyon étoit, dit Leclerc, « une apostume dans le mesentère qui lui faisoit enfler le ventre », et il est assez naturel qu’il ne pût encore supporter longtemps un vêtement serré.

10. Saint-Simon, toutefois, avoit déjà prouvé qu’il étoit dévoué au cardinal. Quand on avoit été sur le point de désespérer des jours du roi, c’est à lui que Richelieu s’étoit confié pour se tirer du péril dans lequel cette mort pourroit le jeter. « Le cardinal, dit Leclerc, pria Saint-Simon, grand-écuyer, qui ne bougeoit d’auprès de la personne du roi, de porter Sa Majesté à avoir quelque soin de son premier ministre. » (Vie d’Armand-Jean, cardinal-duc de Richelieu, 1724, in-12, t. II, p. 98.)

11. C’est cette affaire où le duc de Savoie, soutenu par l’empereur et les Espagnols, vouloit se donner le gros lot, le duché de Mantoue, qui avoit motivé la dernière expédition de Louis XIII et sa conquête de toute la Savoie. Un traité étoit intervenu, par l’entremise de Mazarin, qui entre en scène pour la première fois comme négociateur au nom du duc de Savoie. La paix étoit faite, mais, ainsi que le dit fort bien le grand-écuyer, l’affaire n’etoit pas finie pour cela, puisque les ennemis n’avoient pas encore évacué le duché de Mantoue. Ils n’en partirent que le 27 novembre.

12. Saint-Simon savoit qu’en telle occurrence Richelieu n’ajournoit guère le moment de se mettre en sûreté, et qu’il en cherchoit au plus tôt les moyens. À Lyon, il y avoit songé, et avoit fait en sorte que le roi, tout mourant qu’il fût, y songeât pour lui. Le duc de Montmorency, à la prière de Louis XIII, avoit promis de mener Son Éminence en toute sûreté à Brouage. Ce n’étoit pas encore assez pour Richelieu : il avoit voulu s’assurer de Bassompierre et des Suisses. Bassompierre avoit refusé, et il le paya bientôt chèrement. Peu de temps après la Journée des Dupes, il étoit à la Bastille.

13. V. Mémoires, édit. Hachette, in-18, t. I, p. 36.

14. Suivant Leclerc, le gentilhomme envoyé par Saint-Simon trouva Richelieu emballant ses papiers et ses meubles, pour se retirer à Brouage, dont il étoit gouverneur. La Valette étoit avec lui, comme le dit Saint-Simon ; mais Leclerc, dont en cela la relation diffère un peu, ajoute que ce cardinal alla chez le roi, vit Saint-Simon, qui lui confirma toute l’affaire, puis Sa Majesté, qui lui dit : « Monsieur le cardinal a un bon maître ; allez lui dire que je me recommande à lui et que sans délai il vienne à Versailles. » C’est à cause de cette démarche de La Valette et des paroles du roi que le rôle principal a sans doute été donné à ce cardinal dans plusieurs relations.

15. Sur les Marillac, V. plus haut, p. 8 et 9. Michel, frère du maréchal, avoit les sceaux. Mandé le soir même à Glatigny, près de Versailles, il crut à un redoublement de fortune ; mais le lendemain La Ville-aux-Clercs vint le trouver, se fit remettre les sceaux et l’emmena à Châteaudun.

16. Richelieu, sauvé par Saint-Simon, fut-il reconnaissant ? Écoutons les Mémoires du fils (t. I, p. 34) : « Il n’est pas difficile de croire que le cardinal lui en sut un bon gré extrême, et d’autant plus qu’il n’y avoit aucun lien entre eux. Ce qui est plus rare, c’est que, s’il conçut quelque peine secrète de s’être vu en ses mains, et de lui devoir l’affermissement de sa place et de sa puissance, et le triomphe sur ses ennemis, il eut la force de le cacher si bien qu’il n’en donna jamais la moindre marque, et mon père aussi ne lui en témoigna pas plus d’attachement. Il arriva seulement que ce premier ministre, soupçonneux au possible, et persuadé sur mon père, par une expérience si décisive et si gratuite, alloit depuis à lui sur les ombrages qu’il prenoit. Il est souvent arrivé à mon père d’être réveillé en sursaut, en pleine nuit, par un valet de chambre, qui tiroit son rideau, une bougie à la main, ayant derrière lui le cardinal de Richelieu, qui s’asseyoit sur le lit, et prenoit la bougie, s’écriant quelquefois qu’il étoit perdu, et venant au conseil, et au secours de mon père sur des avis qu’on lui avoit donnés, ou sur des prises qu’il avoit eues avec le roi. »