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La Légende de Gayant/La Légende de Gayant

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Lucien Crépin (p. 11-30).

LA LÉGENDE DE GAYANT.


Séparateur



Le pourquoi des enfants bien souvent embarrasse.
C’est un petit serpent qui vingt fois nous enlace
Et nous tient en émoi : nous croyons le saisir ;
Il s’échappe et revient toujours nous assaillir.
Ce serpent, d’un enfant prend la petite langue
Et d’un père savant arrête la harangue.
Le père, alors surpris, mais impatienté,
Dont l’esprit au contact des affaires butté
N’est plus flexible assez pour raisonner science,
Le plus souvent, hélas ! impose le silence.
Alors, l’enfant déçu s’en va bien tristement,
L’esprit bouleversé. — Je vais dire comment
D’un embarras semblable est sortie une mère.

Maman, disait un jour un ange de la terre
Aux cheveux blonds bouclés comme des anneaux d’or,
Où des doigts délicats se jouaient sans effort,
Maman, bonne maman, toi qui sais tant de choses :
Comment se fait le miel, comment viennent les roses,
Comment se forme au ciel un nuage argenté
Et mille autres secrets, que m’apprend ta bonté ;
Répète-moi le nom, raconte-moi l’histoire
De ce géant fameux dont Douai se fait gloire.
— Je te l’ai dit cent fois ! il se nomme Gayant,
Il revient chaque année, il emporte l’enfant
Que de toute la ville il juge le moins sage ;
Qu’en fait-il ? Je ne sais ! — Dans une grande cage,
Dit le malin enfant, il l’enferme soudain
Jusqu’à ce qu’il soit grand comme son fils Binbin,
Puis ensuite, il le mange. — Oh ! je sais cette fable !
Mais je n’en crois plus rien. Petit, tout aussi diable,
J’avais peur, je courais pour embrasser Binbin,
Afin d’avoir l’air sage. Oh ! ce temps est bien loin !
Je suis grand, et la peur aujourd’hui me fait honte ;
Je demande une histoire et ne veux plus un conte.

La grand’mère surprise et fière, tour-à-tour,
Jette sur son enfant un regard tout d’amour.

Ce qui l’étonne ainsi, c’est ce ton plein d’empire ;
Ce qui la réjouit, c’est l’ardeur à s’instruire.
Et des flots d’espérance ont enivré son cœur.
Alors, prenant un livre où quelque vieux conteur :
Extolla les haults faicts d’iceux que la victoire
Conduisit ès combats, pour quérir grande gloire ;
Qui tant d’audace au cœur et de sagesse avoient,
Que des méfaicts du fort, le foible ils desfendoient.
Changeant en sons plus doux le vieil et dur langage,
Elle en traduit ainsi la plus brillante page :


I.


« En ce temps-là, la France était bien jeune encor,
Et cet aigle naissant calculait son essor.
Près de prendre son vol, son œil perce l’espace :
Il y voit le soleil, il le regarde en face,
De sa lumière ardente allume son regard,
Jette un long cri de joie, ouvre son aile et part.
Poussé vers l’orient par le feu qui l’embrase,
Déjà son vol atteint les sommets du Caucase,
Les franchit et s’abat sur les palais des rois.

Te souvient-il encor de ces guerriers gaulois
Qui foulèrent ton sol, luxuriante Asie ?
Mais qui sans s’enivrer de tes flots d’ambroisie,
Dans leur ardeur sauvage écrasant tes soldats,
Déposaient à leur gré tes lâches potentats1 ?
Cependant, ressemblant à la mer furieuse
Qui déchire, engloutit, puis se retire houleuse,
Et qui même revient caresser mollement
Les bords que sa fureur frappa si rudement ;
On vit tous ces guerriers couverts d’or et de gloire,
Les uns, exempts d’orgueil, au champ de leur victoire
Rester obscurs gardiens des rois qu’ils avaient faits ;
Les autres, désireux de dire leurs hauts faits
À leurs amis restés dans la Gaule adorée,
Abandonner en foule une riche contrée
Où l’or, les diamants, et les fruits, et les fleurs,
Pullulaient sous les pas des dédaigneux vainqueurs.
Ah ! c’est qu’en ce temps-là, la Gaule était si belle
Que son souvenir seul les ramenait vers elle !
Fleuves sans pont ni digue, où roulent des débris
Que l’eau du ciel poussa, des plaines dans leurs lits ;
Forêts vierges encor, qui bruissent sans cesse ;
Côteaux, prés verdoyants où le bétail s’engraisse,
Jonchés d’arbres brisés par la foudre ou les vents ;

Des marais poissonneux et des terrains mouvants ;
Une montagne immense, aride, crevassée,
Où la plante, grimpante en longs roseaux tressée,
Qu’en vingt endroits divers l’ouragan déchira,
Pend et cache un abîme, où toujours gémira
Le flot qu’a suinté le flanc de chaque roche,
Pour annoncer le gouffre au chasseur qui s’approche ;
Des bois retentissant de hurlements affreux
Où des loups dévorants se disputent entre eux
La chair d’une victime aux Dieux sacrifiée,
Que les oiseaux de proie ont parfois oubliée ;
La victime elle-même où git l’ordre des Dieux,
Livre vivant qu’ouvrait le Druide odieux ;
Le dol-men où coulait le sang du sacrifice ;
Les chênes de cent ans, porteurs du gui propice :
Voilà ce qui parlait au cœur de ces héros,
Et tous y revenaient comme au champ du repos.
Mais tout avait changé ; tout, hormis la nature
Qui se flétrit, qui meurt, mais renaît toujours pure.
Rome était encor là, mais Rome sans César.
Rome frappant toujours, mais sans glaive, avec art,
Dans l’ombre. Au moins César, poétisant son crime,
Savait en l’étouffant embellir sa victime.
Si Vercingétorix tombait agonisant

Sous ses coups surhumains, vainqueur compâtissant,
De routes, de palais, de cités florissantes,
Il couvrait du pays les blessures saignantes.

— Tu dors, mon cher enfant, ce récit est bien long ;
Mais tu vas voir bientôt surgir Jehan Gelon
Ou Gayant, puisque c’est le nom que tu préfères
Et que dans leurs récits ont employé nos pères.


II.


La Gaule avait perdu son nom et sa croyance.
La doctrine du Christ et le doux nom de France
Promettaient d’adoucir le langage et les mœurs ;
Mais l’Espérance à peine, a de faibles lueurs
Vaguement éclairé le triste Moyen-âge,
Que le droit féodal établit le servage.
Et le moine égoïste, au fond de son couvent,
Séquestre la science en un vide enervant.
Vainement Charlemagne encourage l’étude
Et couvre les savants de sa sollicitude ;
En vain il veut créer un langage normal ;
C’est en vain qu’affectant un esprit libéral,
Aux pauvres studieux il promet des églises,
Des riches orgueilleux il flétrit les sottises
Et lui-même s’astreint à donner des leçons ;
Car, épuisant les Francs à vaincre les Saxons
Il étend son empire au-delà de ses forces.
Alors il le partage en fiefs : fatals divorces !

Car lorsque s’éteignit l’astre pondérateur,
Tout petit satellite, à sa propre lourdeur
Abandonné, roula dans l’espace, à sa guise,
Et tous s’entrechoquant, malheur à qui se brise !
Ainsi finit l’Empire ! Ainsi fut enfanté
Cette hydre aux mille corps : la Féodalité2 !
Enfin, des rois nouveaux la faiblesse coupable
Rendit aux chefs normands leur audace indomptable.
Ces barbares repus de butin et de sang,
Leur soif de cruauté sans cesse renaissant,
D’un œil brillant d’espoir cherchaient la capitale
Qu’ils nommaient dans un chant d’harmonie infernale.


Chant de guerre de Rollon3.


Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De les prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser,


Je baignerai mon corps dans les eaux de ton fleuve
Dont l’onde charîra tes fils morts ou mourants,
Et dans ses flots sanglants si mon cheval s’abreuve,
Il hennira de joie et gonflera ses flancs.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Je chercherai ton or dans tes maisons fumantes,
La mort verra pâlir tes orgueilleux prélats,
Et repu de plaisir, de tes filles tremblantes
Je veux encor flétrir les pudiques appas.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut le percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Aux livides clartés des flammes dévorantes
Je veux voir tes soldats fuir pâles et tremblants ;

Et les donnant pour but à mes flêches trop lentes,
Les poursuivre au travers de tes débris brûlants.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De les prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Héla[1], voyant venir des âmes si timides,
Du Niflheim[2] ouvrira les cercles infernaux.
Moi, pour me préserver des nuits froides, humides,
Je me reposerai sur des morts encor chauds.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut le percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi faible et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.




Tel leur chant respirait la mort et le carnage,

Ainsi chaque cité tombait à leur passage.
Les empereurs français, lâches, non sans remord,
Au lieu d’un fer vengeur, leur présentaient de l’or.
Mais Dieu puissant et bon pour ces pusillanimes,
Voulut que les seigneurs qu’effrayaient tant de crimes,
Fermassent leurs châteaux, relevassent leurs murs,
Retranchés à l’abri de remparts hauts et sûrs,
Raffermissent l’esprit des villes consternées
Pour chasser des Normands les hordes forcenées.
C’est ainsi que soudain, sous les murs de Douai,
Les assauts des Normands trois fois ont échoué.
Cependant, frémissant de honte et de colère,
Comme un lion blessé retourne à sa tanière
En lançant au chasseur de foudroyants regards,
Les Normands, de leur camp menaçaient nos remparts.
Néanmoins, effrayés de leurs pertes sans nombre,
Fatigués de combattre, ils travaillent dans l’ombre.
Lorsque la nuit leur prête un voile protecteur,
Cernant leur camp d’un mur d’imposante hauteur,
Ils semblent, ces brigands que la fureur domine,
Vouloir nous menacer d’une longue famine.
Chose étrange à l’esprit que tout vient signaler !
Car leur camp (de ce nom si l’on peut appeler
Un immense terrain où tout gît pêle-mêle,

Hommes, femmes, chevaux, enfants à la mamelle,
Chars, taureaux sous le joug, guerriers blessés, soldats
Mourant ou se livrant à d’amoureux ébats),
Ce camp, dis-je, prenant un aspect plus sévère,
Semble connaître un ordre étranger à la guerre,
Semble adopter les lois de la stabilité,
Pour voir en paix mourir notre pauvre cité.
Les Douaisiens, frappés d’une terreur soudaine,
Frissonnent en songeant à leur perte prochaine ;
Aux horreurs d’un combat acharné, monstrueux,
De frères affamés se dévorant entre eux ;
De mères qui, le sein séché, les yeux arides,
Arracheraient des mains de leurs époux avides
L’enfant blanc et rosé, qui rit et tend les bras
À ses parents jaloux d’un si cruel repas.
Cependant, rassurés pour la nuit qui s’avance,
Ils cherchent un repos où dort la défiance.

Mais bientôt mille cris s’élèvent dans les airs :
L’aurore rayonnante éclairait l’univers,
Quand d’un calme trompeur sortant comme la foudre
Dont le bruit suit l’éclair qui réduit tout en poudre,
Les Normands, s’élançant à pas précipités,
Assiègent en hurlant nos murs épouvantés.

On s’éveille, on s’élance et l’on se heurte en foule :
L’un prend un roc tranchant qu’avec effort il roule,
Le soulève, le lance, et le roc un instant
Plane comme un nuage ; interdit, haletant,
L’homme d’armes pressé, contenu par son frère,
Voit la mort sans pouvoir faire un pas en arrière.
(Que le récit est lent ! que le trépas est prompt !)
Plus les rangs sont serrés, mieux le rocher les rompt.
Sa chute au milieu d’eux ouvre un cercle effroyable.
Sur tous les points la mort se montre impitoyable.
Ici, le froid acier ; plus loin, d’ardents brandons ;
Là, fort comme Samson, bravant flêches, angons,
L’un saisit une échelle et la pousse : l’échelle
Reste un moment debout, perd son aplomb, chancelle
Et tombe, en entraînant ces avides soldats
Dont le choc et les cris font un affreux fracas ;
L’autre perce le cœur ou fait voler la tête
De quiconque des murs ose atteindre le faîte.
Mais, hélas ! tant d’efforts ne les font pas ployer.
Les Normands, recouverts d’impénétrable acier,
Font de leurs boucliers un long dos de tortue,
Rempart que n’ouvrent pas le fer ni la massue.
Ils se poussent ainsi, se soutenant entre eux,
Se hissant sur un mur où le bélier affreux

Lancé par mille bras fit de profondes brêches ;
Sur leur dos, on entend sonner les fers des flêches
Qui retombent brisés. Ils avancent : leurs dards,
De Douaisiens mourants ont jonché les remparts ;
Ils avancent encor… Douai touche à sa chute !

Combien ont succombé dans cette horrible lutte ?
Nul ne le sait, hélas !… Intrépides soldats,
Vos noms sont oubliés, et votre beau trépas
Inconnu de vos fils manquerait à l’histoire,
Sans un héros de qui jaillit toute la gloire.

D’un lieu que les Normands, avides de butin,
Délaissaient, lieu bien pauvre alors, nommé Cantin,
Le seigneur, grand de taille et de cœur, âme ardente,
Appelle, entraîne, solde, en un instant enfante
Une armée, un troupeau de lions furieux
Qui, le courage au cœur et le feu dans les yeux,
Au seul mot de Normand ont tous bondi de rage.
Gayant seul les commande. Il part ; sur son passage
Entraîne des Flamands les bandes aux abois
Qui pour fuir l’ennemi se cachent dans les bois.
Son courage est si prompt, sa marche si rapide,
Qu’il a vu des Normands la colonne intrépide

Envelopper Douai de ses anneaux de fer,
Mettre un pied insolent dans son flanc entr’ouvert
Et… Mais Gayant paraît, la colonne est brisée
Et la horde normande au loin est dispersée !!
Tout Douai le contemple : à ses cheveux épars,
À la mâle fierté dont brillent ses regards,
À sa haute stature, à sa voix formidable,
À voir le lourd angon que sa main redoutable
Brandit et lance au loin avec dextérité,
Chacun dit : « Dieu ! j’ai vu l’ange de la cité
« Apportant l’épouvante et la mort sous ses ailes !… »

Cy s’arrêtent les dicts et cronicques fidèles4.

Tel est, ô mon enfant, le terrible récit
Que cet historien à nos aïeux apprit.
Il aimait son héros. Sainte était sa croyance !
En faut-il plus à qui chérissant la vaillance,
Le noble dévoûment pour la patrie en deuil,
D’un modeste laurier veut orner un cercueil,
Ou fêter, sous l’aspect d’un beau géant postiche,
Le sauveur d’une ville industrieuse et riche ?

Alors d’un air surpris, le curieux enfant

Hoche sa tête blonde et répond tristement :
— Non ! ce n’est point assez pour qui chérit la gloire
De savoir qu’un guerrier remporte une victoire.
Eh quoi ! bonne grand’mère, un héros valeureux,
Ange exterminateur envoyé par les cieux,
Qui semble avoir ravi, pour frapper ces phalanges,
La flamboyante épée au plus saint des archanges ;
Ce héros invincible a-t-il, pour tous les yeux,
Disparu tout-à-coup, éclair victorieux,
Sans que de son passage il reste d’autre trace ?
— Ah ! si de mon récit la longueur ne te lasse,
Enfant, tu vas entendre un exemple cruel
De la sublimité des volontés du Ciel.
Pour varier les jeux, ta mémoire incertaine
Apprend, parfois oublie ou retient avec peine
L’histoire de ces temps, où seigneurs et barons,
Comtes, ducs suzerains, ainsi que des larrons
Pillaient les voyageurs et dévastaient la terre ;
Puis à leur bon plaisir levant un ban de guerre,
Menaient vilains, varlets, écuyers et vassaux
Assiéger leurs voisins et brûler leurs châteaux,
Ces seigneurs si puissants, qui morcelaient la France,
Guerroyaient par plaisir, bataillaient par jactance,
Et quoiqu’ardents chrétiens, s’éloignaient de ce point

Où Dieu le Créateur dit : « Tu ne tûras point. »
Hélas ! ton beau Gayant, ce guerrier intrépide,
De combats insensés ne fut pas moins aride.
Un voisin de Gayant, un noble châtelain
Habitait un manoir près des murs de Cantin.
Entre ces deux seigneurs un différend s’élève :
Désormais plus de paix. Sans repos et sans trève,
Jour et nuit, les rivaux ne rêvent que cartels,
Surprises, incendie, assauts ; les deux castels
Sont vingt fois menacés de tomber en ruines.
Raconter en détail ces guerres intestines,
C’est le but que l’histoire, enfant, n’atteindra pas.
Le passé nous échappe, et nous portons nos pas
Vers l’avenir que cache une ombre vaporeuse.
En vain dans ses efforts, l’éternelle glaneuse
Soulève des débris pour recueillir un fait :
L’ignorance du mal est souvent un bienfait !
Ce qu’on sait, c’est qu’alors Gayant perdit la vie
Sans grandeur, car ce fut sans fruit pour la patrie.
Mais tous les Douaisiens, admirant leur sauveur,
S’efforcent d’oublier cette fin sans grandeur.
Ils vantent le haut fait, sans chercher dans l’histoire
Si quelqu’ombre légère obscurcit tant de gloire ;
Trop heureux de grandir sous cet ardent soleil,

Pour chercher une tache en son disque vermeil.
Que dis-je ? À leur amour, pour donner un symbole,
Imitant avec art la coutume espagnole,
Ils firent un héros-géant, grand mannequin,
Sorte de trait plaisant lancé sur Charles-Quint
Qui, petit et rusé, très-dévot, mais peu brave,
Par droit d’hérédité tenait la Flandre esclave.
Dès-lors, en souvenir de ce jour glorieux
Ou Gayant triomphant entra victorieux
Dans la riche cité qu’il sauvait des barbares,
Tous les ans, au milieu des cris et des fanfares,
Gayant et Cagenon, femme du chatelain,
Et Jacquot et Fillon, et le petit Binbin,
Sortent pompeusement de leur retraite obscure
Où s’accrut lentement cette progéniture,
Dont Binbin (par le peuple appelé Tiot-Tourni[3]),
Aimé par les enfants, tout comme pain béni,
Binbin, le dernier né, le bourrelet en tête,
Donne un attrait de plus à la joyeuse fête.
Mais au beffroi coquet aux légers clochetons,
La Joyeuse[4] a sonné ; l’on a crié : Partons !

Et le cortége alors s’ébranlant en cadence,
Le tambour en avant, se déploie et s’avance.
Ô la noble famille ! et qu’elle est belle à voir,
Parcourant la cité du matin jusqu’au soir !
Elle passe. À sa suite est la roue-de-Fortune,
Image en action de cette loi commune
Qui veut que, tour-à-tour, paysan, avocat,
Bourgeois et grand seigneur, financier et soldat,
Même la vierge folle, ô Fortune inconstante !
Chacun de tes faveurs ait une part brillante.
Puis, auprès du héros fort de corps et d’esprit,
Par contraste, on a mis un fou qui toujours rit ;
Faible esprit, petit corps sur plus faible monture
Qui va caracolant, sans règle en son allure.
Spectacle saisissant et plein de vérité
De l’homme en sa grandeur et sa fragilité !
Cette marche grotesque et sa gaîté bruyante,
Ont trouvé des censeurs qui d’une main puissante,
Osèrent renverser l’image du géant
Qui, vivant, les aurait plongés dans le néant.
Mais, toujours relevé par l’amour populaire,
Il reparut plus grand et de mine plus fière ;
Car sa fête, si chère à tous les Douaisiens,
De l’amitié souvent raffermit les liens.

C’est pourquoi, pour fixer les mémoires fragiles,
Ils trouvèrent un chant aux allures viriles
Où le bonheur parfait, la franche urbanité
Engagent leurs voisins, en ce jour si vanté,
À s’asseoir au festin qui célèbre leur père.
Heureux fils de Gayant ! Que de fois la misère
À ce chant d’allégresse oublia ses douleurs !
Et combien d’entre vous, proscrits ou voyageurs,
Errants, tristes et las, loin d’un monde habitable,
Trouvèrent une main amie et secourable,
Grâce à l’air de Gayant, qu’en sons brillants et purs
Le joyeux carillon fait entendre en nos murs ;
Grâce à l’air de Gayant, qu’on apprend à l’enfance,
Afin d’ouvrir son cœur à la reconnaissance !…
Ce chant aimé de tous, la joie au cœur, au front
De tous les Douaisiens, mon enfant, t’en diront
Beaucoup plus que ma voix de conteuse vulgaire
Qui n’a qu’un mot d’amour pour qui défend sa mère.


Henri SUREAU.
Mars 1856.


Séparateur

  1. Héla, déesse de la mort chez les Scandinaves.
  2. Niflheim, neuvième et dernier cercle de l’enfer des Scandinaves.
  3. Par une circonstance bizarre, le peintre a fait à cet enfant les yeux louches ; et on le connaît si bien ainsi, que l’on ne le repeindrait pas autrement : de là le nom de Tourni.
  4. Joyeuse, la cloche de fête un beffroi.