La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 7

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(p. 77-92).


LA LANTERNE


No 7




On me demande où je veux en venir. On dit « Cherchez-vous donc à détruire la religion ?  »

Ce que je veux, le voici.

Je veux que le peuple croie, mais non qu’il soit exploité.

Je veux qu’il n’y ait pas de superstition lucrative, et qu’on ne fasse pas de miracles ridicules pour en tirer de l’argent.

Ce n’est pas moi qui attaquerai une religion, quand elle sera digne de respect.

Mais j’attaquerai sans crainte et sans relâche les faux ministres de cette religion qui s’enrichissent en prêchant la pauvreté, qui trafiquent de toutes les pratiques religieuses, qui font servir Dieu constamment à leur ambition, à leur rapacité, à leur esprit d’accaparement et de domination, à leurs haines, à leur fanatisme de commande.

Dieu est grand ! dit l’Arabe. Je ne veux pas que vous le fassiez petit, que vous le fassiez à votre image.

« Si les chevaux se faisaient des dieux, ils leur donneraient la forme d’un cheval, » a dit depuis longtemps Xénophane.

La religion, la vraie, a fait de grandes choses. L’ultramontanisme n’a engendré que des hontes.

Il ne s’adresse pas à l’intelligence, mais à la crédulité, qui n’est pas la foi.

Croyez, et ne raisonnez pas. C’est absurde. Toute la raison humaine se révolte contre cette théorie aveugle qui fait des hommes des automates.

Je respecte toutes les convictions, quand elles sont des convictions, et non des idées imposées qui rejettent l’examen.

Un homme est un être intelligent et raisonnable. Voilà ma croyance.

Je n’aime pas à me poser en victime. C’est un rôle qui, lorsqu’il n’est pas sacré, est ridicule. Il y a tant de charlatans qui l’ont exploité de nos jours que, vraiment, on est tenté de lui préférer celui de bourreau.

Mais voici des petits faits que je trouve de nature à me faire inscrire dans le martyrologe, bien plus que si j’avais passé dix ans, une jambe sur une colonne, à me faire nourrir par des corbeaux, comme les saints stylites.

J’employais un petit garçon à mon bureau. Cet enfant avait été à l’école des Frères, mais il ne savait pas lire. J’avais une peine infinie à lui faire déchiffrer quelques lignes.

Il était payé grassement et bien traité, ce en quoi il différait des zouaves pontificaux.

Un beau jour, il se sauve au moment où j’avais le plus besoin de lui.

Deux jours après, sa mère vient chez moi entrer dans des explications. Ces explications consistaient à me dire qu’on lui avait formellement défendu de laisser vendre la Lanterne à son fils. C’était plus que satisfaisant, et je m’inclinai.

Mais d’où venait cette défense ?

En Canada, il n’y a plus qu’une classe d’hommes qui défende et ordonne ; ce sont les prêtres. Les juges eux-mêmes, parlant au nom de la loi, ont perdu cette attribution, comme on l’a vu la semaine dernière dans l’affaire du shérif.

Je compris donc de suite que j’avais affaire à l’énorme Puissance, dont un des plus formidables moyens est d’épouvanter la conscience d’une pauvre femme du peuple, ignorante, et d’obliger un petit garçon à quêter plutôt qu’à gagner honnêtement sa vie.

J’engageai de suite un autre enfant et lui donnai des Lanternes à vendre.

Une heure après il revenait chez moi tout ému, tout bouleversé.

Ah ! Monsieur, me dit-il, j’en ai eu une râclée, allez. J’ai bien rencontré mon confesseur, M. F…, de l’évêché, qui m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que ce papier ? Des Lanternes ! Comment, tu vends des Lanternes ! Va-t-en vite brûler ça ; que je ne t’y reprenne plus. »

Et de deux.

Le soir même — vous voyez que les événements se précipitent — j’entrais dans un hôtel avec quelques amis.

Aussitôt vient à nous un petit garçon, qui avait l’air de mépriser les biens de la terre, fonction qui se généralise de plus en plus et qui a pour avantage immédiat de faire une population mendiante et abrutie.

Il nous demande quelques sous. « Pourquoi ne travailles-tu pas ? lui dis-je.

— Je ne peux pas trouver d’ouvrage, Monsieur. » C’est la réponse invariable.

« Viens avec moi, je vais t’en donner. »

Je l’amène et lui offre une douzaine de Lanternes à vendre.

« Oh, monsieur, je ne peux pas vendre ce papier-là, fit-il en regardant la vignette.

— Tiens ! pourquoi ça ?

— Parce que, monsieur, je me ferai prendre ; c’est ce qu’on a dit aujourd’hui à un petit garçon qui le vendait.

— Mais l’a-t-on pris, ce petit garçon ?

— Non.

— Eh bien ! on ne te prendra pas davantage, toi.

— Ah ! j’ai trop peur.

— Écoute, si tu te fais prendre, je te déprendrai ; va toujours.

— Oh ! non, non, monsieur, ce papier-là est effrayant, voyez-vous !

— Bien, mon garçon ; voici deux sous, va quêter. »

Le lendemain matin, j’entre chez un de mes dépositaires pour lui donner quelques instructions.

Il n’y était pas. Mais sa femme y était. Oh ! les femmes !… je veux bien leur permettre de m’aimer, mais non pas de m’avaler tout rond.

Or, je fus sur le point de l’être ce jour-là.

Arrive sur moi la maîtresse de céans, du fond de la boutique. Elle a des dents, cette femme !…

J’ai vu les ouragans du golfe mexicain ; j’ai vu l’Atlantique furieux tourner bout pour bout le steamer où je me trouvais, n’ayant dû mon salut, en ce jour mémorable, qu’à la Providence qui a des vues sur moi, mais je n’ai jamais vu de catastrophe comme cette figure-là.

« Nous sommes des catholiques romains, fit-elle en fondant sur moi…

— Mais, mais, madame, je vous en congratule, repris-je en reculant de trois pas, convaincu instantanément que la femme est supérieure à l’homme, quand elle a des dents de trois pouces… Madame, veuillez… un instant… recevez…

— Monsieur, monsieur, je n’ai rien à recevoir. Nous sommes des catholiques romains, et je ne veux pas vendre votre infâme journal ; il est plein d’obscénités, votre journal ; il dit que les prêtres ont des femmes, qu’ils… que, qui… », et sa bouche pleine de qui, que, qu’a, expectorait et ne jetait plus que des sons sans mots.

Je retrouverai devant cet orage le calme des grands caractères.

« Madame, lui dis-je, si vous êtes catholique, et romaine ! (car il parait que catholique canadien ne vaut rien du tout), vous devez savoir qu’il est défendu de porter des jugements téméraires, de condamner sans savoir pourquoi… Avez-vous lu la Lanterne ?

— Non, je ne l’ai pas lue, Dieu merci, et je ne le lirai pas non plus. Mais il est obscène, votre journal. »

Rien n’était plus clair. Depuis ce jour, je suis convaincu que j’ignore ce que j’écris, et que d’autres savent ce que je n’écris pas.

Partant de là, je me rends chez un autre dépositaire. J’arrive le cœur serré.

Plus d’affiche ! je reste saisi. Mais faisant effort sur moi-même, j’entre, et d’une voix étranglée : « Ne vendez-vous plus la Lanterne ? hasardai-je.

— Oui, monsieur, nous la vendons certainement. Il nous en reste encore quatre exemplaires sur les deux douzaines déposées.

— Mais vous n’avez plus l’affiche.

— Tiens ! »

Et derechef je vais constater. Il n’en restait plus rien, pas la plus petite déchirure. Durant la nuit on l’avait enlevée. Évidemment la main qui avait passé là était infaillible.

C’est la foi qui soutient dans les douloureuses épreuves de la vie. Si j’avais pu croire aux miracles, comme ceux que rapporte le Nouveau-Monde, j’aurais compris de suite que l’affiche s’était envolée toute seule vers un monde meilleur, et je me serais consolé de cette perte en la sachant heureuse.

Mais comme je ne suis qu’un renégat, (expression de l’Ordre), je partis accablé d’amertume. Je crus sentir toute une armée d’ennemis invisibles me combattant dans l’ombre, et me portant des coups d’autant plus sûrs que je ne pouvais les parer.

Les connaître, ces ennemis, impossible ! Ils ne sont personne, et ils sont légion. Ils intriguent sans paraître, et tuent un homme sans commettre de meurtre. Ils ne violent pas la loi, mais ils violent toutes les notions d’honnêteté, de bonne foi, de justice. Insaisissables eux-mêmes, ils savent bien par où vous prendre, ils vous harcèlent, vous détruisent petit à petit, sans relâche, sans trêve, et lorsque, succombant sous les coups sans voir la main qui les porte, vous jetez le cri de persécution, vous faites appel à tous les hommes libres et les ralliez autour de vous pour vous protéger, ils font demander par la presse, sans qu’on sache encore qui l’inspire, de quelles persécutions vous avez à vous plaindre, quels faits vous pouvez préciser. C’est ainsi que de vous, victime tourmentée par tous les moyens clandestins maniés à profusion dans les familles, dans les confessionnaux, dans les confréries, dans les sociétés dirigées par eux, c’est de vous qu’ils font un persécuteur !

Notre peuple est profondément abaissé et humilié, parce que ce sont ces hommes-là qui ont fait son éducation. Ils lui apprennent à être faux, craintif, oblique, à employer toute espèce de petits moyens, de sorte qu’il ne peut employer les grands, quand il le faut, et qu’il se voit d’un grand bout dominé par les autres races.

Nous sommes des moutons et, qui le veut, peut nous tondre.

On ne nous prêche que deux choses, l’obéissance et l’humilité, l’obéissance surtout, dont on fait la première des vertus.

Mais l’obéissance n’est que l’école du commandement et non pas une vertu en soi.

Et l’humilité, telle qu’on nous l’enseigne, n’est autre chose que l’humiliation.

La vraie vertu des nations n’est pas l’humilité, c’est l’orgueil, c’est la conscience de leur force qui leur fait faire de grandes choses.

L’esprit public inculqué dans les masses, le voici. Il se résume en deux mots prononcés, il y a deux ans, par l’évêque de Trois-Rivières :

« Dans toute matière, dit-il, et surtout en matière politique, c’est l’évêque qui juge en dernier ressort. »

Dernièrement, les journaux du parti stupide se rengorgeaient à la vue de statistiques fournies par le Journal de l’Instruction, d’où il ressortait que le Canada est le pays le plus instruit du monde !


Population Élèves des écoles Proportion suivant la population
Italie 
1863 22184560 1109224 1 sur 20½
Espagne 
1865 16301000 1569017 1 sr 10½
France 
1850 35779067 3407545 1 sr 10½
Frace 
1862 37472000 4336368 1 sr1
Autriche 
36514466 2605000 1 sr 10½
Angleterre 
1858 16921888 2144379 1 sr1
États-Unis 
1860 30000000 4300000 1 sr1
Prusse 
16285036 2605000 1 sr1
B. Canada 
1861 1111568 180845 1 sr1 6½


Quand le roi de Prusse fit la guerre à l’Autriche, il ne se présenta pas avec des listes d’enrôlement, mais avec des hommes.

Ces hommes n’avaient pas seulement des armes à la main, mais ils savaient s’en servir.

Nous qui sommes le peuple le plus instruit de la terre, nous n’avons ni soldats ni armes.

Les écoles publiques en Canada sont un mythe, une farce honteuse.

Si les enfants par hasard y apprennent à lire, on ne leur met guère entre les mains d’autres livres que le catéchisme et la petite histoire sainte ; ils ont bien pour la forme une grammaire et un volume d’exercices français, mais ils ignorent l’une et ne font guère les autres ; de géographie, point ; d’histoire, n’en parlons pas ; de physique, de mathématiques, de chimie, des notions confuses. Dans d’immenses paroisses, on trouve une seule école où les enfants en petit nombre qui la fréquentent viennent souvent de très-loin, ou ne viennent que rarement, débitent une petite leçon d’histoire sainte, regardent curieusement l’instituteur s’embrouiller dans les quatre premières règles de l’arithmétique, s’en vont, reviennent, et ainsi de suite, pendant trois à quatre ans, sans avoir rien appris. Le curé du village est là qui guette s’il se glisse un ouvrage de science élémentaire égaré sur les bancs de l’école, et le proscrit sans miséricorde. Ça n’est pas approuvé par Monseigneur !

Parlerez-vous de la jeunesse des collèges ? Que sait-elle ?

Pendant cinq mois que j’ai été rédacteur du Pays, je n’ai pu trouver un seul produit de collège capable de traduire, dans un français décent, les documents anglais que je recevais.

Quand il s’agissait de documents scientifiques, des jeunes gens à qui je m’adressais ignoraient l’orthographe et le sens des mots techniques.

Quand il s’agissait de documents politiques, ils ignoraient l’histoire, la géographie, et ne savaient comment bâtir leurs phrases.

J’ai passé ces cinq mois à faire l’école.

Vous ne le croyez pas ? Lisez les traductions de la Minerve.

Les traductions sont difficiles ! Eh bien ! prenons quelque chose qui ne soit pas une traduction, prenons un éditorial du Nouveau-Monde, par exemple.

Il s’agit de la statue de la reine Victoria : « Comme la chose doit se faire, dit le Nouveau-Monde, par des souscriptions volontaires, nous n’avons pas un mot à dire du mérite, du prix ou de l’à-propos du mouvement. »

Vous figurez-vous ce que c’est que le mérite et le prix d’un mouvement ?

Parlant du conflit de juridiction survenu la semaine dernière entre le gouvernement et le tribunal de M. Berthelot, le N… M… dit encore :

« Tout est suspendu pendant quelques minutes : puis la cour reprend à rendre des jugements. »

Je continue. La jeunesse sort des collèges, bouffie de prétentions, mais vide de science.

Elle ignore les choses les plus élémentaires, sans parler du grand mouvement scientifique de notre époque, des découvertes de la géologie, du développement de la race humaine sur toutes les parties du monde, des études nombreuses et variées faites sur tant de sujets divers, et qu’il n’est pas permis d’ignorer aujourd’hui. Cela est bien simple, on enlève aux jeunes gens tous les livres ; ils ne peuvent lire que ceux de la petite bibliothèque du séminaire, et Dieu sait ce qu’est ce stock-là. Histoire ancienne : Rollin, et rien que Rollin ; Gibbon n’existe pas ; histoire de France : Gaboure ; mais Thiers, Thierry, Henri Martin, Mignet, Michelet, inconnus ! Poésie : Lefranc de Pompignan, J. B. Rousseau, un peu de Racine, encore moins de Corneille ; voilà le bagage. Éloquence : oraisons funèbres de Bossuet ; Fénelon est dangereux.

Un élève rapportait de ses vacances, il y a quelques années, quelques pièces de Shakespeare et le traité de l’Existence de Dieu. Il voulait connaître ce que c’était que ce Shakespeare dont on parle tant, et comment l’existence de Dieu était démontrée par Fénelon. On lui ôta ces deux livres dès le premier jour ; Shakespeare est un Anglais qui ne parle pas de la nationalité canadienne, et Fénelon apprend à raisonner.

Voilà !

Je reçois la communication suivante :

« La sécularisation des propriétés accaparées en Espagne par les Jésuites et autres corps religieux va sans doute ramener les mêmes doléances et les mêmes lamentations. On criera encore à la spoliation. Ces opérations qui ont fait le tour du monde et qui passeront ici un jour comme ailleurs, sont maintenant bien comprises. Ce sont de simples revendications. L’état, représentant la société dépouillée par les corps religieux, ne fait que rentrer dans son bien. On avait mis un bandeau sur les yeux des populations pour les dépouiller ; les populations reprennent leurs biens quand elles y voient clair. Ce n’est pas plus compliqué que cela.

« Victor-Emmanuel, cédant aux arguties de quelques casuistes, a eu la candeur d’indemniser les corps religieux. Qu’y a-t-il gagné ? Plus de malédictions que s’il eût repris le bien de la nation là où il le trouvait, sans cérémonie. L’exemple ne sera pas perdu pour les Espagnols. »

Le digne citoyen qui m’adresse ces observations, croyant sans doute entrer dans mes vues, se trompe du tout au tout. Il oublie une chose bien simple ; c’est que le pape, ayant été institué par Dieu maître des trônes et des empires, il en résulte manifestement que le clergé est propriétaire naturel de tous les biens d’ici-bas.

S’il en laisse avoir par ci par là à quelques particuliers, c’est par pure tolérance.

Un jeune homme se présente l’autre jour pour demander une place dans la galerie de l’église des Jésuites. On lui répond qu’il l’aura, à la condition qu’il se mette de l’Union Catholique !

La condition était dure. Néanmoins elle fut repoussée. Moi, j’aurais accepté, rien que pour voir si les Jésuites m’auraient donné ma place dans la galerie, sans exiger en sus que je fisse partie du Rosaire Vivant, de la Couronne d’Or ou de l’Adoration Perpétuelle.

Ah ! vous ne savez pas ce que là c’est que toutes ces jolies choses. Je vais vous le dire.

Le Rosaire Vivant est une confrérie dont les membres sont tenus de réciter trois chapelets par jour, ce qui fait en tout 150 Ave Maria.

C’est le seul exercice dont il soit impossible de se lasser, pas plus que le Nouveau-Monde ne se lasse de faire des miracles.

La Couronne d’Or est une société secrète, approuvée par l’évêque, le même qui n’a pas approuvé le club St-Jean-Baptiste, parce qu’il n’avait pas de chapelain. La société de la Couronne d’Or comprend 30 membres ayant chacun son jour pour communier. Quand le mois a 31 jours, ils communient tous ensemble.

Les membres de l’Adoration Perpétuelle viennent l’un après l’autre se mettre à genoux, pendant une heure, devant le St-Sacrement.

Cette pratique, très-profitable aux tailleurs, a été instituée pour rappeler à l’homme qu’au moins une heure par jour il doit cesser de veiller à ses affaires, à moins, bien entendu, qu’il ne fasse déjà partie de l’Union Catholique, où l’on est à genoux tout le temps.

Ceux à qui il arrive quelque lassitude par suite de ces nombreux exercices quotidiens, se procurent une fiole de l’huile de Notre-Dame-de-Pitié pour s’assouplir les articulations.

Vous voyez comme tout se tient.

Il ne reste plus ensuite qu’à devenir membre de la société St-Jean-Baptiste, pour que le royaume des cieux s’ouvre à deux battants.

Le Pays est enfin devenu quotidien ; oui, il l’est devenu, ce vieux scélérat.

Tous les hommes vertueux vont être obligés de quitter la province maintenant.

Savez-vous ce qu’il a osé dire, ce monstre de journal ? Ah ! l’on voit bien qu’il est fondé par des protestants…, et moi qui fus assez naïf pour le nier !

Savez-vous ce qu’il a dit, là… Eh bien ! il a dit… non, je ne pourrai jamais répéter ça.

Pourtant, il faut prévenir les gens… le Pays dit ce matin, 8 Novembre 1868, ah ! cette date fatale ne partira jamais de ma mémoire… il a dit, le Pays, il a dit… non, tenez, lecteurs, je n’ai pas le courage de vous…

Un coup de cœur, voyons… Eh bien ! oui, il a dit, il a…

Jour de Dieu ! est-il possible ! je ne pourrai jamais…

Une, deux, ça y est quand même ! je le lâche… tenez-vous bien…

Lecteurs ! lecteurs ! le Pays a dit ce matin… qu’il voulait instruire et intéresser !!!!!!!

Mourons !

La concurrence est une chose licite et louable : elle favorise le progrès industriel. Les religieuses l’ont si bien comprise et la pratiquent si bien qu’elles font aux pauvres femmes du peuple, qui travaillent pour les magasins, une concurrence qui les met sur la paille, ce qui est mauvais dans cette saison-ci.

Grâce à cette concurrence, les femmes du peuple ne trouvent plus d’ouvrage, mendient, ou…

Qu’une industrie prospère ou débute, dans notre ville, avec de belles perspectives, de suite vous voyez arriver les émissaires de certaines congrégations qui demandent qu’on leur cède la besogne, et qui offrent de la faire au rabais.

Naturellement, l’industriel livre le travail. Alors vient l’ouvrière qui, apprenant que les religieuses font l’ouvrage pour tel prix, l’accepte pour le même prix, plutôt que de n’en pas avoir.

À leur tour, les religieuses reviennent et offrent de faire l’ouvrage à plus bas prix encore.

La pauvre ouvrière, qui n’a pas les avantages qu’ont les congrégations dont je parle, qui n’est pas nourrie, chauffée, éclairée par la charité publique, renonce à faire l’ouvrage à perte, et la voilà sans ressource.

Chacun est libre sans doute d’entreprendre un travail à aussi bas prix qu’il le veut ; et le marchand, qui ne consulte que son intérêt, cherche à réaliser le plus de profits possible sur ses ouvriers.

Ce n’est pas là la question. Une concurrence ne saurait être louable, ni même légitime, si elle n’est faite à moyens égaux. Mais que des congrégations, qui vivent de la piété crédule et de la charité du peuple, viennent enlever le pain aux pauvres femmes de ce peuple, aux ouvrières, mères de famille souvent, qui n’ont qu’un métier pour vivre, c’est un de ces petits supplices arrosés d’eau bénite, comme on en tient en réserve pour précipiter plus vite dans le paradis les gens qui ont la vie dure.

Il est fort heureux qu’il y ait des sœurs qui entendent le commerce. Sans elles, on vivrait trop longtemps dans cette vallée de larmes.

Je reçois la lettre suivante de Québec :

Monsieur, — Votre Lanterne est suivie avec beaucoup d’intérêt par un grand nombre de personnes, chaque semaine.

Comme peu de protestants cherchent à troubler les catholiques dans l’exercice de leur religion, de même je crois qu’il n’y a qu’une classe de catholiques romains qui veuille nous priver de notre liberté religieuse.

C’est là la classe que vous attaquez si courageusement, et contre laquelle vous avez besoin de tous les appuis possibles.


Mais soyez convaincu que vous aurez les sympathies et l’appui de tout homme indépendant d’esprit, tant que vous conduirez votre petit journal avec tact et que vous vous attacherez à la vérité.

Le gouvernement local peut se vanter de ses écoles et de l’éducation publique, mais quelle peut être la valeur de cette éducation, quand la voix d’un seul homme, (comme dans la discussion entre les abbés Pouliot et Chandonnet), peut clore toute discussion, sous la menace du plus grand des châtiments qui puisse frapper un catholique ?

Cette éducation ne peut servir qu’à appesantir encore davantage notre jeunesse sous un joug énervant et funeste.

Continuez comme vous avez commencé. Réussissez ; vous avez les meilleurs souhaits de tous les hommes éclairés et libéraux.

Un Protestant


Un protestant ! Ah ! quand j’arrivai à cette signature, quel coup de foudre ! En un instant toutes mes illusions s’enfuirent. Peut-on signer « Un Protestant ! »

Cette lettre est mon coup de grâce. Désormais l’Ordre ne me fera plus de réclames, et le Nouveau-Monde, possédant la preuve manifeste de mon apostasie, n’aura plus besoin de l’inventer !

L’Institut canadien-français, n’ayant plus de membres, a compris l’urgence de nommer des officiers.

Les messieurs suivants ont été élus, c’est-à-dire se sont élus, par le suffrage universel.

M. Bourgoin, secrétaire-correspondant. Cette charge exigeait un homme d’une santé vigoureuse, capable de signer son nom et au fait de toutes les notes échangées entre M. Duhamel et M. Thibault, lorsque celui-ci reçut de celui-là ce fameux coup de pied qui l’ébranla jusque dans ses fondements.

M. Bourgoin aura la faculté de se décharger sur un secrétaire adjoint de toutes les lettres qu’il n’y aura pas lieu d’écrire, se réservant les adresses à Sir Fortunat Belleau qui continue d’être gouverneur, dans l’attente d’une nouvelle « exposition provinciale » des plus belles bêtes du pays.

MM. Valois et Rolland ont été nommés trésoriers du petit tronc de l’Institut. On ne leur a pas demandé de cautionnement.

Le comité de la bibliothèque a la charge d’un volume que les membres du comité devront emporter tour à tour chez eux, vu l’impossibilité de le placer dans le dit Institut, transformé en bureaux d’avocats.

Le comité de discussion siégera tous les trois mois pour discuter si le gardien de l’Institut prendra ou non le titre d’Excellence.

Il s’est agi en outre de décider si l’on s’abonnerait à la Lanterne.

C’est alors que M. Thibault, dans un transport d’éloquence, s’écria qu’il recevrait plutôt 300 autres coups de pied de M. Duhamel, à cinq shillings pièce,[1] que de laisser une lumière quelconque pénétrer dans les salles du Canadien-français.

Quelques esprits timides essayèrent de s’objecter ; mais M. Rolland mit fin à la discussion en rappelant que l’abonnement à la Lanterne coûterait $2.00 par année.

Puis l’Institut s’ajourna jusqu’à la nouvelle élection des officiers qui aura lieu dans six mois.

Un digne compatriote, à qui j’avais envoyé des Lanternes pour vendre, dans un endroit obscur du Bas-Canada, me répond par ces mots brefs, mais éloquents :

« Monsieur, — Vue que votre papier parait susceptible vis-à-vis le publique je ne puis en vendre en conséquence je vous les renvoie.
« Votre Obt. Svt.
« * * * »

Je passerai cette lettre, pour qu’il y réponde, au secrétaire-correspondant de l’Institut-canadien-français.

Le pape, paraît-il, dit une prière tous les jours pour le rétablissement d’Isabelle sur son trône.

La Providence aurait bien dû épargner cette peine au pape, qui ne peut dire trop de prières pour rester sur le sien.

Il n’y avait qu’une chose bien simple à faire, c’était d’empêcher Isabelle de dégringoler.

On dira que Dieu veut éprouver les rois ; c’est inutile. Quand ils sont rétablis, comme cela arrive, ils sont cent fois pires qu’auparavant.

Ça m’amuse beaucoup, cette expression : Dieu veut éprouver les rois. Eh bien ! Et les peuples ! Ils ne comptent donc pas !


Je lis dans un journal français :

« La cour de Rome prépare, elle aussi, son coup d’état. On a béatifié, il y a deux ans, Pierre d’Arbues, ce sombre et féroce inquisiteur d’Espagne qui fit périr dans les tortures les plus affreuses de dix à douze mille infidèles. Eh bien ! il est question d’avancer pour lui les temps canoniques et de le jeter, tout sanctifié, à la tête des révolutionnaires qui demandent la liberté de conscience et la suppression du budget des cultes. »

Ce sera bien fait.

À propos de cette béatification, on me raconte un bien joli mot du cardinal Antonelli :

Un ambassadeur d’une puissance protestante, avec lequel il est assez familier, lui disait :

— Vous n’y pensez pas, Éminence, béatifier ce rôtisseur de mécréants ! Votre paradis ne devient plus habitable. Jamais je n’oserais passer l’éternité entre ce bourreau et votre Benoît Labre, l’apôtre des mendiants. Mieux vaudrait la société de Voltaire, Diderot, d’Alembert et autres damnés de distinction.

— Rassurez-vous, dit l’Éminence, nous pourrons aller de temps en temps dans leur compartiment.

Ce mot est profond.

Le Nouveau-Monde aime bien les statues, mais à la condition qu’on ne les mette nulle part. Il n’admet qu’un seul endroit décent où l’on puisse placer celle de la reine d’Angleterre, et c’est le marché à foin, au milieu des chantiers de bois.

« Élever une statue à la reine Victoria sur la Place-d’Armes, dit-il, ce serait élever un monument au chef du protestantisme en face d’un des plus imposants édifices du culte catholique de ce pays, et dans un endroit sacré pour la population française. La Place d’Armes, en effet, fut un champ de martyrs. Si Sa Majesté est notre reine, et, comme telle, a droit à notre allégeance et à notre soumission, il est des occasions où son titre de chef de l’Église anglicane ne saurait être oublié. C’est d’une de ces occasions qu’il s’agit ici.

« C’est bien assez d’avoir défiguré la place Jacques-Cartier, encore un site historique, par la colonne de Nelson, sans que nos concitoyens d’origine et de croyance différentes fassent une demande qui blesse nos sentiments de catholiques et de premiers colons de ce pays. »

Las d’exercer son fanatisme sur les vivants, le Nouveau-Monde s’en prend aux statues.

Il aura plus de chance. Il en aura du moins autant qu’avec les statues pour lesquelles il s’imprime, c’est-à-dire qu’il réussira à créer encore plus d’étonnement que de dégoût, en dehors du petit cercle de vieilles croûtes momifiées qui le soutiennent par la force d’inertie.

Il ne s’agit pas d’élever une statue au chef du protestantisme, mais à la reine d’Angleterre.

Il n’y a plus aujourd’hui de chef du protestantisme ; c’est là une de ces expressions banales, consacrées par l’usage, qui ont perdu leur sens avec la marche des événements et des idées.

Et quand bien même la reine Victoria représenterait le chef du protestantisme, je dirais encore : Élevez cette statue, élevez-la précisément en face de la cathédrale catholique.

Nous sommes un peuple formé de toutes les races et de toutes les religions. La plus large tolérance doit régner parmi nous. La statue de la reine d’Angleterre en face de Notre Dame serait un emblème de l’harmonie si nécessaire à notre bonheur et à notre acheminement vers nos destinées communes.

Au lieu de la statue de la reine, j’aimerais à voir une église protestante s’élever en face des tours majestueuses de Notre-Dame. Cela serait d’un grand et magnifique exemple.

Sur cette terre donnée à tous les hommes, il ne doit pas y avoir un seul coin livré exclusivement à tel ou tel culte. Le Dieu des chrétiens est le Dieu de l’humanité.

Je sais bien que le Nouveau-Monde voudrait avoir un dieu à lui tout seul. Mais ce n’est pas la peine d’avoir créé les mondes, de régner dans l’espace, d’être infini par la durée, pour venir s’enfermer dans un atelier de bedeaux.

Quand le Nouveau-Monde aura prouvé que son Dieu est le seul vrai, alors il sera temps de mettre devant sa porte une statue avec cette inscription : « Hic est Lamarchi Deus qui fecit cælum et terram, et omnia quæ vadant, propterea Novum Mundum, suæ delectationis operam. »

Ce jour-là, le Nouveau-Monde ressemblera au trône d’Isabelle ii

Depuis un certain temps, les lecteurs habituels du Nouveau-Monde restaient tout ébahis de l’intérêt qu’offrait tout à coup ce journal voué fatalement à l’insignifiance.

Sous le titre attrayant de Revue des Journaux Américains, le Nouveau-Monde donnait en effet tous les jours une série d’articles tellement sensés que ses lecteurs commençaient à le prendre au sérieux et à le ranger parmi les journaux ayant une signification.

Or, savez-vous de quoi étaient composés la plupart de ces articles qui faisaient oublier tout le reste ?

D’extraits du Messager Franco-Américain !!!

Le Messager Franco-Américain de New-York, — je ne dis pas cela pour vous, lecteurs de la Lanterne, qui savez à quoi vous en tenir, mais pour vous, consciences fragiles qui regardez le Nouveau-Monde comme votre colonne de lumière, — le Messager Franco-Américain est le journal le plus franchement et le plus dignement libre-penseur de notre hémisphère.

Voilà de quoi l’on vous nourrissait, chers agneaux qui pensiez paître dans le champ du Seigneur : on vous faisait avaler l’impiété à grandes doses, et vous trouviez cela excellent, bien meilleur que des miracles.

Il est vrai que le Nouveau-Monde vous a tellement aveuglés depuis sa fondation que vous n’êtes plus capables de rien discerner.

Mais quoiqu’il fût assuré de votre ignorance qui lui est si chère, il se gardait bien toutefois, par pure sainteté, de créditer le Messager Franco-Américain pour tous les articles qu’il lui dérobait afin de captiver vos yeux.

Que le Nouveau-Monde abuse de votre crédulité angélique au point de vous dire que les petits lépreux se transforment en Christs à discrétion, passe encore.

Mais qu’il fasse prendre pour siens des articles du Messager, voilà un de ces miracles qui feraient frémir l’évêque Bourget lui-même par leur audace.

« On ne doit pas sa foi à qui ne la garde point à Dieu, » a dit Innocent III déjà depuis six cents ans.

Innocent cinquante, qui est le Nouveau-Monde, dit ou pense la même chose aujourd’hui.

Ce qui démontre le progrès que les idées font parmi la gent tonsurée.

Je viens de mettre la main sur un nouvel échantillon des marchandises cléricales.

On verra que notre digne clergé étend ses opérations de jour en jour. Jusqu’à présent il n’avait pas passé la Chine ; dernièrement il était rendu en Corée où il découvrait tout à coup 3 000 martyrs ; maintenant, le voilà au Japon..

S’il n’y avait pas de martyrs partout, ça ne serait pas juste.

Il est probable que les nouveaux martyrs découverts au Japon viennent de ce que le Mikado, ou empereur, a retenu les services de l’ex-lieutenant Grennell, un américain, comme chef du bureau de la marine, et qu’il a nommé le général Paul Frank, aussi de l’armée américaine, général-en-chef des forces militaires du Japon.

Peut-être aussi le denier de St-Pierre n’a-t-il pas rapporté cette année autant que les années précédentes, ce qui a pour effet immédiat de créer une centaine de martyrs dans quelque pays très-lointain.

Ou bien encore on s’attend à l’arrivée au Concile œcuménique d’un certain nombre d’évêques râpés qui n’ont pas le bonheur de vivre dans un pays tondable comme le Canada, et comme la religion est intéressée directement à ce que chaque évêque ne laisse pas de comptes à sa pension en quittant Rome, on a imaginé la petite pratique suivante, imprimée sur papier glacé et distribuée à profusion dans les maisons de Montréal :


COURONNE DES SAINTS MARTYRS JAPONAIS


« Ce petit chapelet, composé de 26 grains rouges, se récite ainsi :

« 1. Sur la croix, les actes de foi, d’espérance et de charité ;

« 2. Sur chacun des petits grains, les invocations suivantes :

« Doux Cœur de Marie, soyez mon salut ! Mon Jésus, miséricorde !

« 3. Sur les gros grains, on ajoute à ces deux invocations la suivante :

« Père éternel, je vous offre le sang très-précieux de J-C en expiation de mes péchés et pour les besoins de la sainte Église. »

J’ai toujours trouvé très-commode cette façon d’expier ses péchés en offrant le sang d’un autre,. C’est même si commode que j’ai envie d’offrir celui de l’évêque Bourget ; ce sera un sacrifice d’autant plus agréable au Seigneur qu’il m’est plus cher.

Si c’est un besoin de la sainte Église que j’immole monseigneur Ignace, Dieu de bonté, j’y consens.

« Treize mille trois cents jours d’indulgence chaque fois, deux indulgences plénières une fois le mois aux conditions ordinaires. »

Les conditions ordinaires sont qu’on ne cessera pas d’être idiot un instant dans tout le cours de sa vie.


VARIÉTÉS

Si vous aimez à entendre causer morue salée et hareng saur, allez à Fécamp. Dix fois sur onze la conversation des habitants roule sur ce sujet intéressant. Mais Fécamp a plus d’une corde à sa lyre, et quand on a parlé morue, on se recueille pour dire au voyageur l’histoire du gant imbibé du précieux sang de Notre-Seigneur, et que l’église de la Trinité, reste de la célèbre abbaye de cette ville, a pu conserver intact après tant de bouleversements accomplis.

Ah ! ce n’est pas la moins merveilleuse des légendes que celle là, et j’entends encore la voix convaincue de l’honnête pèlerin qui me la conta.

— Nous devons, me dit-il, le précieux sang qui fait la fortune de l’église de la Trinité à un disciple de Jésus, nommé Joseph d’Arimathie, et dont vous avez sans doute entendu parler.

— Je ne connais que lui.

— Eh bien ! Joseph d’Arimathie, qui portait des gants, eut la bonne pensée d’en imprégner un du sang de notre divin rédempteur. Naturellement il conserva précieusement cette relique sacrée. Mais se sentant sur le point de mourir, il la légua à son neveu Isaac. Isaac, quoique juif, avait des sentiments chrétiens. Il conserva le gant de son oncle, et pour le soustraire aux Romains qui le recherchaient avec rage, il l’enferma dans une boîte de plomb. Ensuite il alla placer cette boîte dans le tronc d’un figuier. Puis il abattit l’arbre et le poussa à la mer. Les vents et le courant portèrent jusque sur la côte de Fécamp cette souche bénie et le gant fut ainsi sauvé et rendu à la dévotion des chrétiens.

— Mais comment sut-on que c’était là le gant de Joseph d’Arimathie, et même que ce gant existait ?

— Par un miracle, monsieur.

— Vous m’en direz tant !

— Ce furent les enfants d’un certain Bozo qui, en pêchant des crevettes, découvriront le figuier. Ils le portèrent à leur père, qui le mit sur un char pour le brûler comme une vulgaire bûche. Mais le char se brisa à l’endroit même où s’élève aujourd’hui l’église de la Trinité. À la vue du chariot brisé un pèlerin s’écria : Cette souche contient le précieux sang de Notre-Seigneur, c’est ici qu’il doit être conservé à la postérité. »

— Comment avait-il pu deviner ce mystère, ce pèlerin inspiré ?

— Voilà bien le miracle. Mais il y en a un second et plus étonnant que le premier.

— Bravo ! voyons le second miracle.

— Le duc Richard avait fait rebâtir l’abbaye de Fécamp en l’honneur de la précieuse relique. Le jour de la dédicace de l’église, savez-vous ce qui apparut ?

— Non, mais je brûle de l’apprendre.

— Un ange de six pieds de haut.

— Quel gaillard !

— Cet ange magnifique tenait dans sa main le gant, qu’il déposa sur l’autel. Puis il disparut, laissant son pied imprimé sur une pierre. Il n’y avait plus à douter de l’authenticité de la relique, et personne n’en douta plus.

Les pèlerins qui vont chaque année se prosterner devant le gant de Joseph d’Arimathie peuvent être évalués à vingt mille. Par la même occasion, ils boivent de l’eau d’une fontaine appelée. « Fontaine du précieux sang », et qui se trouve dans la cour de la maison portant le No. 10 de la rue de l’Aumône. Cette fontaine, propriété particulière, rapporte autant que les vignobles de Château-Margaux. Cette petite fiole d’eau est payée dix centimes par le croyant, et les fidèles en ingurgitent plus de dix mille litres le seul jour du grand pèlerinage. « Le succès comme vente de l’eau de la source du précieux sang, nous dit M. Conty dans son Guide des côtes de Normandie, a donné l’idée à un propriétaire voisin de faire concurrence au premier vendeur, en prétendant que c’était dans son champ et non dans celui de son voisin qu’avait été trouvée la relique. Quelle est la vraie source ? Faut-il boire aux deux pour faire un pèlerinage efficace ? Je ne puis vous renseigner à cet égard. » On parle d’un procès entre les deux propriétaires, dont l’un a bravement appendu à la porte de sa petite Salette l’écriteau suivant :

prairie où a échoué la souche du figuier contenant le précieux sang de n. s. Jésus-Christ.

Ne trouvez-vous pas qu’il est grandement temps de décréter l’instruction élémentaire obligatoire pour tous les Français ?

  1. M. Duhamel avait été condamné à cinq shillings d’amende pour avoir donné au dit Thibault le dit coup de pied.