La Leçon d’amour dans un parc (1920)/9

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Calmann-Lévy (p. 69-74).
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IX

ce que jacquette n’apprend pas de sa gouvernante. mais l’essentiel est que mademoiselle de quinconas a tout ce qu’il faut pour inspirer à la famille une tranquillité parfaite.


Jacquette ne fit ni une ni deux quand elle put attraper sa gouvernante :

« — Pourquoi, » dit-elle, « avez-vous giflé papa ? »

Mademoiselle de Quinconas reçut l’interrogation sans sourciller et dit que les enfants devaient se contenter de ce qu’on leur apprend aux heures de leçon, se garder de chercher au delà, et surtout de mettre l’œil aux fenêtres et au trou des serrures, parce qu’on risque de s’y voir par avance en enfer, grillée comme une côtelette.

Jacquette se montra un peu désappointée, car elle avait pensé qu’on lui donnait une gouvernante pour s’éclairer sur ce qui se passait communément autour d’elle. Elle se demanda si Marie Coquelière n’eût pas suffi encore longtemps aux soins de sa petite personne ; au moins la nourrice savait des histoires de fées et se soumettait à ses trente-six mille volontés.

C’était bien mal estimer la valeur de mademoiselle de Quinconas, qui lui apprit à lire, à compter autrement que sur ses doigts, à connaître à fond la vie des grands hommes de Plutarque, et lui enseigna la religion d’une manière un peu plus difficile à comprendre que l’on n’avait fait jusque-là. Songez que mademoiselle de Chamarante savait tout juste ses prières du matin et du soir !… En plus de cela, sa gouvernante lui fit apprendre par cœur un petit traité de morale composé par monseigneur de Trélazé, évêque d’Angers, son propre oncle, lequel contenait un appendice indiquant mot à mot tout ce qu’il faut savoir, croire et pratiquer pour être sauvé. Elle jugeait tout commentaire superflu, périlleux pour l’élève et pour le maître plus encore.

L’étude des textes achevée, mademoiselle de Quinconas devenait une longue personne à déhanchement de fausse maigre, qui se tenait sans cesse aux côtés de Jacquette et la menait promener en lui parlant du beau temps, de la pluie et, à la rigueur, des beaux exemples que l’antiquité nous fournit.

On ne pouvait dire ni qu’elle fût jolie, ni qu’elle fût laide, ni qu’elle fût sotte, ni qu’elle fût intelligente. Instruite par l’adversité à apprécier l’aubaine d’une place avantageuse, elle cultivait elle-même une prudente neutralité et vivait dans la crainte d’offenser quelqu’un. Elle ne mangeait pas à sa faim, ne buvait pas à sa soif, car toute sa personne indiquait qu’elle était gourmande et portée vers la satisfaction de nombreuses sensualités. Ses traits, quoique peu harmonieux, n’étaient point vulgaires ; elle avait l’œil vif, ces lèvres rouges et charnues que Malitourne avait remarquées à la porte de la lingerie, et dont les dents les plus régulières n’arrivaient point à rompre la séduction puissante ; par exemple, un menton exquis ; le tout soutenu par une taille heureusement assez longue pour porter allègrement des seins pesants qui eussent excédé un buste ordinaire.

Ces dames, qui la jugeaient beaucoup trop haut montée sur jambes, apprécièrent la discrétion de sa tenue, et, malgré les hommages que les hommes lui rendaient, se rallièrent à elle, tant elle semblait les recevoir avec candeur et bonhomie. Elle n’avait jamais l’air d’entendre un compliment, laissait tomber une œillade dans son corsage comme en un puits perdu, et arrêtait au bon moment un geste indiscret, mais en ayant l’air d’attraper des mouches.

Un tact si parfait lui conquit la confiance absolue de la marquise, voire celle de madame de Matefelon, qui peu à peu se reposèrent entièrement sur elle du soin de Jacquette ; et l’on fut tellement tranquille à ce point de vue qu’on ne se gêna pas plus qu’avant le fameux esclandre qui avait motivé l’intervention d’une nièce d’évêque : la petite allait et venait dans le château, dans les corridors, dans les jardins, à l’office ou à table, et il semblait à tous que les influences les plus fâcheuses dussent être tenues pour inoffensives fumées grâce à la seule vertu de la gouvernante.

De toutes les personnes de la maison, Jacquette était celle qui avait le moins de foi en la gouvernante. Jacquette apprenait à mentir et à dissimuler pour le plaisir de chiffonner le masque trop serein de mademoiselle de Quinconas. Par exemple, descendait-elle avec sa gouvernante l’allée des fontaines ? arrivée à l’escalier qui mène aux jardins bas, voici qu’elle virait brusquement et remontait l’allée sous prétexte qu’elle avait oublié son mouchoir, la passementerie à parfilage ou le manuel de monseigneur de Trélazé. Elle avait tôt fait de mettre bonne distance entre elle et mademoiselle de Quinconas, de qui elle avait su peser les lourdes hanches, et, quand elle était assurée de ne plus figurer aux yeux de la gouvernante qu’une quille bleuâtre au bout de la longue allée, elle lui adressait un pied de nez ou lui tirait la langue. À qui la rencontrait essoufflée, elle feignait l’émotion et disait que sa gouvernante avait ses vapeurs, « là-bas, au pied du grand vase où il y a des hommes poilus qui ont une petite queue pointue de chaque côté » ; et elle lui faisait porter des élixirs par quelqu’un de ces messieurs, qui, en la courtisant, la mettaient au supplice, car elle craignait sans cesse d’être compromise.