La Liberté du travail, l’association et la démocratie/7

La bibliothèque libre.


CHAPITRE V

LA LIBERTÉ DU COMMERCE ET LES OUVRIERS.


De la liberté du commerce dans son rapport avec les principes de la démocratie, avec l’intérêt populaire, le travail et le bien-être des classes ouvrières.


J’ai établi dans l’introduction de ce livre, et dans les considérations qui remplissent le chapitre sur la liberté du travail, que la liberté du commerce, cette traduction et cette condition inséparable de la liberté de travailler, est essentiellement conforme aux principes et aux intérêts de la démocratie. À ses principes d’abord. Être libre d’échanger n’est pas un droit moins respectable qu’être libre de produire. Au fond c’est tout un, surtout si l’on songe à la quantité d’échanges que suppose toute fabrication. Le principe d’égalité s’oppose à ce qu’une certaine catégorie de producteurs reçoive des faveurs exceptionnelles. Des priviléges accordés aux manufacturiers et aux commerçants, sous forme de droits protecteurs ou tout autre, sont profondément antipathiques à l’esprit même de la démocratie. Enfin, la démocratie proclame la fraternité et non l’hostilité des nations. Elle est favorable par nature à la liberté du commerce qui les unit, et contraire aux entraves qui les séparent et les divisent. Quant aux intérêts populaires, que veut la démocratie sinon du travail et de l’aisance pour tous ? Est-ce en contrariant les mouvements naturels du capital et du travail qu’on développera ces éléments de l’aisance générale ? Ce qui a été reconnu détestable pour la production deviendra-t-il bon pour la circulation des produits ?

Écoutez pourtant les partisans du système protecteur et prohibitif appliqué à l’industrie nationale, ils vous diront que les classes populaires sont vivement intéressées à son maintien, qu’elles le sont autant et plus que ceux qui passent pour en bénéficier exclusivement. Ouvriers, c’est en votre nom qu’ils défendent ce système. Vous trouvez, à les en croire, un développement de travail dans l’établissement de ce régime. La concurrence intérieure vous offre d’ailleurs de suffisantes garanties, ajoute-t-on, quant au bon marché des produits, et tout changement vous condamne à des crises et à des chômages redoutables.

Les défenseurs du régime protecteur, si contraire en soi à la liberté du travail et de l’échange, se réfugient donc, eux aussi, dans des considérations d’humanité, de philanthropie. Ils se retranchent dans cette thèse plus populaire que ne le serait leur cause par elle-même, à savoir que l’ouvrier débarrassé de la concurrence étrangère, grâce à la prohibition et au jeu énergique de tarifs élevés, a plus d’occupation, et qu’il obtient en échange de sa peine une plus haute paye. Renfermée dans ces limites, l’argumentation protectionniste n’était pas naguère sans produire beaucoup d’effet sur les ouvriers de grands centres manufacturiers. On y ajoutait comme de coutume des appréhensions sur la sortie du numéraire, des considérations sur la balance en commerce en argent, sur les mérites supérieurs de l’exportation comparée à l’importation. Sur ces derniers points qui ne sont pas directement liés à mon sujet, je ne dirai qu’un seul mot. Vendre sans acheter a été longtemps la folle utopie de l’économie publique. Ce n’est guère que depuis l’avénement de la science économique qu’a été démontrée, d’une manière invincible, cette vérité encore trop peu comprise, que « les produits s’échangent contre les produits » et que l’argent n’est lui-même qu’un de ces produits mieux en état qu’aucun autre de servir, sous forme de monnaie, non pas à créer la richesse, mais à la mettre en mouvement par l’échange. Au point de vue de la richesse, lors donc que l’effet du système protecteur serait de faire entrer plus d’argent dans le pays, cet argent n’y profitera pas nécessairement au travail ; on peut dire même qu’il y nuira, si on ne l’a obtenu de l’étranger que par l’exclusion de tout autre produit, matière première ou instrument utile, dont l’industrie aurait fait son profit, encore bien qu’il eût fallu l’acheter. Le prix des choses s’élevant d’ailleurs à mesure que la monnaie surabonde, le salaire de l’ouvrier pourra être nominalement plus élevé sans qu’il se procure en échange un plus grand nombre de choses nécessaires à la vie, dont le prix aura reçu un accroissement proportionnel.

J’arrive à ce qui fait la vraie question au point de vue des intérêts populaires.

On a beaucoup répété que le système protecteur crée du travail Pour le prouver, on montrera telle ou telle manufacture qu’il a élevée, comme si les intelligences et les bras seraient nécessairement restés oisifs sans la douane, on citera telle ou telle industrie ou telle découverte qui lui est due, dit-on, ce qui prouverait tout au plus qu’un système même mauvais peut produire tel ou tel bien partiel, payé fort au delà de ce qu’il vaut, si on le met en balance avec la masse des sacrifices que le système a coûtés. Sachez donc embrasser l’ensemble du travail et des industries ! La question n’est pas de savoir si le système protecteur fait travailler plus, mais s’il fait travailler mieux, c’est-à-dire plus utilement, avec plus de fruit pour la société. Comme le remarque l’auteur de l’Examen du Système protecteur, « si quelque khan de Tartarie, dans un accès d’humeur atrabilaire, ordonnait qu’à l’avenir les ouvriers travaillassent une main liée derrière le dos, il faudrait, pour procurer à la société qui lui serait soumise une très-médiocre quantité de produits, que tout homme valide travaillât seize heures au moins par jour au lieu de dix ou douze ; cet édit sauvage ferait donc travailler plus ; il n’en serait pas moins un fléau. » Quand on veut apprécier justement, par rapport à la société, tel travail particulier ou le système qui a suscité et provoqué ce travail, il faut aller au résultat, au produit ; car au point de vue de l’intérêt social, c’est ce résultat, ce produit qui donne la mesure exacte de la valeur du travail lui-même. Le salaire, abstraction faite de la quantité monétaire par laquelle il s’exprime, le salaire représentant les moyens d’existence de l’ouvrier, n’est pas autre chose qu’une portion de ce produit total sur lequel vit la société. C’est donc en augmentant non la masse des efforts, mais celle des produits, que l’on accroîtra les ressources des travailleurs. Plus le travail sera réellement productif, plus par le fait il sera rémunéré.

« Si demain, dit encore M. Michel Chevalier, en Angleterre, une loi passait qui interdît absolument l’entrée du vin étranger, il est vraisemblable qu’on planterait des vignes dans des serres pour se procurer tant bien que mal un peu de cette savoureuse liqueur qui depuis Noé est en faveur parmi les hommes. On ferait ainsi, en Angleterre, du vin qui serait horriblement cher ; laissons de côté la qualité du breuvage. Pour en avoir seulement 100,000 hectolitres, il faudrait une prodigieuse quantité de jardiniers, sans compter les maçons et les fumistes qui construiraient et entretiendraient les serres. Le Parlement anglais se trouverait ainsi avoir provoqué beaucoup de travail. Il aurait cependant fait une très-sotte loi ; il aurait appauvri la nation. L’Angleterre alors, pour se procurer cent mille hectolitres de vin, occuperait une masse de capitaux et de bras qui, employés à extraire de la houille, à filer du coton, à fabriquer de la quincaillerie, de l’acier ou du fer brut, lui auraient donné le moyen d’en acheter un million sur les marchés de la France, du Portugal, de l’Espagne, des Canaries ou du Cap. Elle serait donc appauvrie de neuf cent mille hectolitres de vin. Aurait-elle pour cela résolu le problème d’occuper plus de bras ? Non car, s’il est vrai que la culture de la vigne dans des serres eût donné de l’emploi à un grand nombre d’hommes ; il n’est pas moins vrai que le capital absorbé par cette folie viticole eût suffi à occuper ces mêmes hommes dans d’autres industries beaucoup plus naturelles, qui eussent été aussi beaucoup plus raisonnables parce qu’elles auraient été beaucoup plus productives[1]. »

Une autre raison non moins propre à démontrer combien est fausse l’opinion qui attribue au système actuel le mérite d’assurer le travail, de garantir le salaire de l’instabilité, se trouve dans les crises industrielles qui ont périodiquement affligé le travail national depuis une quarantaine d’années. Non que nous accusions le système actuel d’en être l’unique auteur, non qu’il y ait rien qui puisse assurer absolument l’industrie contre les mauvaises chances ; mais comment ne pas voir que le système protecteur a contribué à cette instabilité, bien loin d’y avoir mis obstacle ? D’où sont venus, s’il vous plaît, ces engorgements de produits tant accusés, sinon d’une concurrence intérieure trop surexcitée, par cela même que l’industrie sentait que le marché national lui appartenait sans conteste ? D’où sont venues ces représailles parfois si terribles, sinon du jeu capricieux des tarifs ? À chaque instant la prohibition

peut ravir aux industries nationales les débouchés extérieurs sur lesquels leur existence est en partie fondée. C’est ainsi que nous avons vu, à une époque encore peu éloignée, la France frapper de droits prohibitifs l’importation des fils et tissus de lin, et porter par là un coup terrible à l’industrie linière de l’Angleterre et de la Belgique. Et les États-Unis n’ont-ils pas modifié en moins de vingt années quatre ou cinq fois leur tarif, tantôt dans un sens libéral, tantôt dans un sens prohibitif, et occasionné par ces brusques revirements de système une série de crises dans les industries en possession d’approvisionner le marché ?

Vous vous plaignez de l’accumulation dans les villes d’une énorme population ouvrière, accumulation qui, au delà d’une certaine mesure, est au plus haut point funeste aux ouvriers, en même temps qu’elle crée un danger permanent pour l’Etat ! N’est-elle pas en partie le résultat du système protecteur dans quelques grandes villes manufacturières ? Les hauts profits, assurés exceptionnellement à certaines industries, y ont fait affluer les capitaux avec une grande abondance ; comment n’auraient-ils pas eu pour effet un immense appel fait aux bras généralement occupés et disséminés dans le travail agricole ? Quelles ont été les conséquences de ce prodigieux entassement d’hommes voués à la production industrielle ? On ne le sait que trop. D’abord une concurrence désastreuse entre ouvriers. Une fois établis dans les villes, ils y ont multiplié, et, comme on l’a fait voir dans des tableaux qui, pour être parfois chargés, n’en sont pas moins foncièrement exacts, l’enfant a fait concurrence au travail du père, la femme au travail du mari. On a vu se produire ainsi des baisses de salaire, des grèves menaçantes, et par dessus tout, le renchérissement croissant des loyers et des vivres, avec cette habitation des logements insalubres, une des hontes et un des fléaux de notre civilisation que nous commençons à peine à combattre efficacement. Aveugles d’ailleurs ceux qui persistent à ne pas comprendre qu’une industrie n’est protégée qu’en entravant les autres ! C’est un mal qu’on cherche vainement à éviter par un jeu de compensations d’une complication infinie. Il y a toujours des dupes de ces arrangements impossibles, et la dupe principale, disons-le tout de suite, c’est ou c’était chez nous l’agriculture, et par conséquent avec elle l’énorme masse des ouvriers ruraux et des paysans propriétaires, sans parler des ouvriers consommateurs. Il fallait que l’agriculture nationale payât à des prix excessifs le fer, les instruments, les matières premières, tout ce que les tarifs renchérissaient. Voilà une partie du travail national dont il y aurait lieu de tenir compte, puisque l’agriculture embrasse en France environ vingt millions d’individus. Mais sans sortir de l’industrie proprement dite, et pour n’en citer qu’une qui a pris chez nous de très-grands développements constatés par les expositions universelles, qui peut ignorer que les restrictions en matière de filés de coton gênent extrêmement plusieurs industries du premier ordre ? Les filés de coton sont la matière première de cinq ou six industries qui occupent ensemble dix ou quinze fois autant de bras que la filature même. Quant aux restrictions en matière de fers, de tôles, de rails, n’est ce pas l’industrie nationale en masse qu’elles entravent ?

Le régime protecteur alléguait naguère, avant d’avoir reçu un coup mortel du traité de commerce avec l’Angleterre, il allègue même encore par ses organes persistants que la concurrence intérieure est très-suffisante pour garantir les intérêts de la masse de consommateurs. Finissons-en donc avec cet argument qui équivaut à une fin de non-recevoir, et pour cela ne craignons pas de pénétrer quoique rapidement dans la nature intime des industries diverses.

Les industries sont de deux sortes : les unes sont plus limitées dans leurs moyens de production (nous ne disons pas absolument limitées) ; les autres le sont moins. Il est très-vrai qu’on ne produit pas de la houille et du fer comme on produit des filés, des tulles et des mousselines. Mais est-ce à dire que dans les industries extractives elles-mêmes, les bornes de la production ne puissent pas être reculées de manière à satisfaire d’une manière plus large aux besoins sans cesse accrus de la consommation ? Pour la France, c’est une vérité de fait, à nos yeux, en ce qui concerne la houille et le fer, que : 1° leur production peut être développée par la concurrence extérieure et ne peut l’être que par elle ; 2° que, quand la production indigène est décidément au-dessous des besoins, la même concurrence devient alors la seule garantie des consommateurs et des diverses industries qui emploient ces deux produits sur une grande échelle. Il existe en France des quantités de fer et de houille qui ne sont pas exploitées. De l’avis des gens spéciaux, la France possède des gisements de charbon et de minerai qui peuvent soutenir, à peu de chose près, la comparaison avec le Stafford-shire et le pays de Galles, et si nos maîtres de forges eussent été aiguillonnés par la concurrence étrangère, ils s’y seraient déjà transportés. Il n’y a pas lieu de s’étonner si les faveurs du système protecteur ne les y déterminaient pas. Il n’est que trop facile de s’en rendre compte. S’il y a des producteurs qui soient intéressés à la rareté, ce sont à coup sur les industriels qui exploitent la houille et le fer. Les raisons en sont évidentes. Leur produit est aujourd’hui un produit de première nécessité ; cela en garantit le placement à des prix qui, pour peu que le besoin augmente, s’élèvent sans rapport exact avec la quantité accrue de la demande. On comprendra bien ce phénomène si on se remet en esprit ce qui arrive pour le blé. Tout le monde sait que le déficit d’un dixième dans la récolte augmente le prix dans une proportion fort supérieure à ce dixième ; quelques économistes n’évaluent pas, dans ce cas de déficit d’un dixième de la récolte à moins d’un cinquième l’augmentation dans les prix des céréales. Or, la houille et le fer sont l’aliment indispensable de l’industrie. Ceux qui les produisent étant sûrs de placer leurs produits, les prix prennent des proportions énormes quand le travail est un peu vivement aiguillonné. On veut en avoir coûte que coûte pour ainsi dire. Ainsi, par ce fait seul que la concurrence est limitée par le nombre des exploitations, le producteur a ici un avantage marqué sur l’acheteur. Que sera-ce si au monopole naturel s’est venu joindre le monopole artificiel par un système de fusions qui amortit singulièrement la concurrence intérieure elle-même ? Les exploitations étaient naturellement bornées. On a de plus limité, par une habile entente, le nombre des exploitants. Qu’importe ici qu’on objecte que dans beaucoup de cas ce soit le propriétaire de forêts et de mines de fer de haute qualité qui profite pour la plus grande part de l’élévation des prix ? Est-ce avec ce système que l’on pouvait atteindre un suffisant développement des exploitations ? Est-ce un tel système qui pouvait garantir sérieusement le droit de l’acheteur, l’intérêt du consommateur qui est tout le monde, et celui de cette foule d’industries qui ne peuvent se passer de fer et de houille ?

Travailleurs de toutes les industries, est-ce assez de toutes ces causes de renchérissement ? Ce système dit protecteur qu’on vous vante, en avons-nous assez marqué à ce seul point de vue les défauts ? Disons encore un mot du fer. Précisément parce que la denrée est rare et que dans les temps ordinaires (à plus forte raison dans les temps de prospérité et de travail) on se la dispute vivement, les établissements le plus mal situés, le plus mal outillés, trouvent encore à vivre, et leurs prix de revient pèsent sur le marché dans le sens d’une hausse générale. Plus il y a de ces établissements qui produisent coûteusement, plus ceux qui produisent avec économie en profitent, car plus leurs prix tendent à se mettre de niveau avec ceux qu’exigent les efforts de confrères moins favorisés ou moins habiles. Tous ces faits assez ignorés du public ne le sont pas des intéressés. La concurrence étrangère est donc, vous le voyez, absolument nécessaire ici, et il y a trop d’ingénuité à s’imaginer que la concurrence intérieure en fait l’office.

Mais ces industries où la concurrence s’exerce plus facilement et plus complètement, celles-là du moins, nous dira-t-on, n’avouerez-vous pas qu’elles peuvent se passer de la concurrence étrangère ? Non, et vous allez voir pourquoi.

Certainement la concurrence intérieure, qui s’est développée dans des proportions très-vastes, a réalisé de grands abaissements de prix sur les articles de vêtement en particulier et opéré des perfectionnements qu’il serait fort injuste de méconnaître. Il y a quelque chose de très-fondé dans ce que disent les défenseurs du système protectionniste sur l’efficacité de cette concurrence intérieure ; on en trouve la preuve dans ce fait même que l’industrie de la filature et les diverses industries qui emploient les filés de coton comme base allaient même, avant les récents dégrèvements, provoquer la concurrence au dehors par des exportations considérables, en dépit du prix qu’elles devaient mettre dans l’état actuel, celles-ci aux filés, celles-là et toutes ensemble au fer et à la houille ; tribut qui était tel, qu’un des chefs du parti opposé à la réforme des douanes disait en 1834 « La houille et le fer doublent le prix de nos établissements industriels. » Mais est-ce une raison de croire que la concurrence intérieure suffise ? Non, et la preuve c’est l’outillage insuffisant et souvent fort arriéré d’un grand nombre de nos manufactures. Il leur a fallu de longues années pour en venir à adopter le métier renvideur, qui économise une énorme quantité de main-d’œuvre, et dont l’emploi aujourd’hui même ne s’est pas généralisé. L’absence de concurrence du dehors a d’ailleurs là aussi pour effet la création d’établissements souffreteux qui n’auraient jamais dû se fonder, puisqu’ils représentent un mauvais emploi de travail et de capital. Leur existence ne s’explique que par l’appât de la prime qu’offrait le système prohibitif à l’incapacité. Ces établissements, outre l’influence fâcheuse que leurs produits coûteusement obtenus peuvent avoir sur les prix moyens, permettent d’établir des tableaux de prix de revient d’une élévation et des tableaux de bénéfices d’une faiblesse qui sont une pure fiction pour la masse des établissements. C’est ainsi qu’on a vu en 1856 les filateurs de Normandie publier le plus curieux et le plus incroyable mémoire dans lequel il est prétendu que leur bénéfice moyen serait de 4 pour 100 et leur prix de revient de 44 pour 100 au-dessus des Anglais. Étrange illusion de l’intérêt particulier qui ne voit pas à quoi ses calculs l’exposent ! S’il fallait en croire ces calculs fabuleux, pour réaliser un bénéfice misérable de 4 pour 100, les filateurs normands auraient fait payer à leurs concitoyens, eux qui invoquaient sans cesse la magnanime raison du patriotisme, 44 pour 100 de plus qu’ils ne les auraient payés en achetant leur coton à l’Angleterre. On a peine à comprendre que la nationalité d’une chemise ou d’un mouchoir de poche puisse valoir ce prix-là. Si de plus on prenait leur calcul pour moyenne de toute la France, il se serait trouvé que le public faisait un sacrifice annuel de 92 millions pour procurer à nos filateurs un profit de 8 millions. Mais en vérité, s’il en était ainsi, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux payer aux filateurs 8 millions pour ne rien faire, en gardant, nous autres citoyens français, 84 millions pour faire autre chose ?

Nierez-vous après cela que la masse du travail national et dès lors de la classe ouvrière ne soit intéressée à ce que la concurrence extérieure stimule l’industrie indigène ? Nous y reviendrons ; car nous sommes ici au cœur d’une question dont l’importance populaire est immense. Mais abordons la question des transitions.

Est-on dans le vrai quand on allègue ce qu’il y a de pénible dans la transition du régime de prohibition à un régime plus libéral pour exciter les ouvriers contre ce genre de réformes ? N’est-ce pas par trop oublier l’histoire de faits analogues ? Faut-il donc rappeler les doléances qu’a fait naître l’établissement des chemins de fer ? Des industries très-dignes d’intérêt, la batellerie, par exemple, et bien d’autres, n’ont-elles pas subi douloureusement le contrecoup de cette grande invention ? N’y a-t-il pas eu des transitions plus ou moins pénibles, lorsque l’imprimerie a remplacé les copistes ? N’y en a-t-il pas eu lorsque la libre concurrence s’est substituée au travail organisé en corporations  ? N’y en a-t-il pas eu lorsque l’esclavage a été aboli dans nos colonies ? Il est quelquefois au pouvoir des gouvernements d’adoucir ces difficultés de transition, il ne l’est pas de les supprimer. Il faut donc s’attendre aux réclamations bruyantes de tout intérêt atteint ou qui croit l’être ; or, se regarder comme atteint pour un intérêt, ce n’est pas nécessairement courir de graves dangers, c’est tout simplement réaliser de moindres bénéfices. Il n’est jamais entré dans l’esprit de personne que le passage du régime protecteur à un régime plus libéral s’effectuerait sans causer aucun dérangement à ceux qui s’endormaient trop sur l’oreiller de la protection, sans blesser même d’une manière plus sérieuse quelques établissements déjà malades. Le gouvernement anglais, alors que la réforme douanière s’opérait en 1816, ne faisait aucunement mystère de ces souffrances probables en proclamant la réforme. Chez nous, il n’est pas un économiste qui n’ait annoncé ces difficultés transitoires[2]. Tous, en faisant allusion à la nécessité de déplacer parfois un capital engagé dans des voies peu productives, ont répété ces paroles « La dépréciation d’une partie du capital est un mal inévitable. En toutes choses, nous ne pouvons nous engager dans les voies de l’erreur impunément. Mais si cette perte est certaine, qu’est-elle comparée aux pertes incessamment renouvelées que le système prohibitif cause à la société ? Qu’est-elle, comparée aux profits annuels du système de liberté ? »

Mais avant tout, je ne craindrai pas de m’adresser à la mémoire de nos manufacturiers. Est-ce qu’ils ont reculé devant la crainte de provoquer maintes fois eux-mêmes des changements bien plus pénibles pour la masse des travailleurs ? N’ont-ils pas introduit dans leurs manufactures de puissantes machines qui mettaient par milliers les ouvriers sur le pavé ? Ils souffraient même que ces transitions eussent lieu brusquement, sans la moindre préparation. Un jour des masses d’ouvriers se rendaient à leur ouvrage. Ils apprenaient que leur place était prise. Un gigantesque appareil, mu par la vapeur, évinçait ces ouvriers expropriés de leur travail pour cause d’utilité publique, sans indemnité préalable. Le plus souvent le mal se réparait. Les ouvriers reprenaient leur place en plus grand nombre, et presque toujours avec des salaires plus élevés. Quelquefois pourtant des classes entières de travailleurs se trouvèrent ruinées. Vous le savez, pauvres

lieuses à la main de la Bretagne et des Flandres ! — Que disaient les manufacturiers ? Ils disaient que telle était la condition du progrès. Ils faisaient, i] est vrai, fortune ; mais si cette circonstance leur ôtait, dans la discussion des machines, l’avantage d’un entier désintéressement, ils s’en consolaient sans trop de peine et prenaient leur parti d’un bonheur qui se confondait avec l’intérêt général.

Ne le voyez-vous pas ? le mécanisme supérieur, destiné à supplanter dans tous les pays de l’Europe les vieux engins surannés empruntés à l’arsenal prohibitif, c’est la liberté commerciale ; machine simple et féconde, aussi productive pour le moins que la vapeur, et plus admirable en ce qu’elle tient à l’homme même, à ses droits, à sa responsabilité, à sa force, et qu’elle est une des faces encore trop voilées de la liberté civile !

Il est bien de s’apitoyer sur le sort malheureux des classes ouvrières ; mais il est mieux de les soulager par d’utiles réformes. En les opérant avec une courageuse initiative, le gouvernement a bien mérité du pays[3]. Il est un autre point de vue auquel on se place enfin pour entraîner la démocratie dans des voies anti-libérales.

On alarme le patriotisme si susceptible, si ombrageux des classes ouvrières en leur montrant la France non seulement tributaire de l’étranger, mais livrée sans défense à ses coups si le fer national n’est suffisamment protégé. Puisque c’est, pour ainsi dire, le côté militaire de la démocratie qu’on met en jeu, j’en dirai un mot.

L’écrivain que la science économique invoque encore comme son principal fondateur, Adam Smith, l’un des vulgarisateurs les plus illustres qu’elle puisse citer dans

notre pays, Rossi, s’accordent à penser qu’il faudrait savoir se résigner à des sacrifices, c’est-à-dire à payer le fer plus cher, s’il était prouvé que la libre entrée du fer étranger constituerait un danger pour le pays en temps de guerre. En effet, le peuple étranger, à la première menace d’hostilité, ne manquerait pas de frapper d’une prohibition de sortie ce métal, nécessaire instrument des batailles en même temps qu’élément vital des industries qui se développent à l’ombre de la paix. Avant de songer à être plus ou moins bien, ne faut-il pas d’abord qu’un peuple songe à être et qu’il s’en garantisse les moyens ?

Nous n’aurons garde d’y contredire mais qu’on remarque pourtant que la pensée de ces économistes s’applique avant tout aux armes fabriquées, armes blanches ou armes à feu. Or, sur ce point, la législation douanière fait beaucoup plus que son devoir. Elle a fort outré des prescriptions qu’à un certain moment pouvait conseiller une prudence patriotique. Notre tarif douanier frappe les armes blanches de commerce, à l’importation, d’un droit de 400 fr. par 100 kil· sous pavillon national, et de 417 fr. sous pavillon étranger et par terre à l’exportation, elles ne sont plus grevées que d’une taxe de 25 c. L’importation et l’exportation des armes blanches de guerre sont prohibées. Quand le gouvernement accorde des exceptions à la défense d’exporter ou d’importer des armes ou parties d’armes de guerre, les armes blanches acquittent les mêmes droits que les armes de chasse et de luxe. Or, quand on sait où en sont aujourd’hui l’importance et la perfection de nos manufactures, peut-on sérieusement prétendre que des droits si exorbitants restent ici nécessaires ? Pour les armes à feu, l’arquebuserie française n’a plus depuis longtemps à redouter la comparaison, au point de vue de la perfection, avec les produits anglais et belges de même nature ; Paris ne le cède en rien, même à Birmingham et à Liège, pour les armes de luxe. Il n’y a guère que pour le bon marché des armes communes, et encore cela tend à devenir de moins en moins vrai, que nos voisins du Nord continuent à l’emporter sur nous. Malgré cela, les armes à feu sont soumises soit à des droits très-élevés, soit à la prohibition. L’importation des armes à feu de commerce paye un droit de 200 fr. par kilog. introduit par navires français, et de 212 fr. 50 par navires étrangers. Les droits de sortie sont de 25 c. L’importation et l’exportation des armes de guerre sont prohibées avec les mêmes exceptions que pour les armes blanches. L’argument de la défense nationale a donc ici, outre la pensée de protéger nos manufactures pour les armes de commerce, porté des fruits que n’eussent certes pas avoués dans une telle exagération les économistes dont on met en avant l’autorité. Mais qu’a de commun avec ce besoin de défense nationale la production du fer lui-même ? Lorsque cette production était faible on pouvait peut-être la considérer comme engagée dans la question militaire et politique ; mais aujourd’hui quoi de pareil ? « Combien[4], dit un économiste, faut-il de fer pour armer un million de soldats, et pour les armer jusqu’aux dents ? Un fusil de munition, avec sa baïonnette, pèse 4 kilogrammes (bois non compris) ; un revolver à huit coups, solidement établi, ne demande pas 1 kilogramme de fer ; les briquets, les sabres, les pistolets, etc., ne sont pas plus exigeants, et en estimant en moyenne à 10 kilogrammes de fer l’armement du soldat, nous tenons compte des réserves nécessaires, et nous ne courons qu’un danger, celui de gêner les mouvements en faisant porter une charge trop lourde. Or, 10 kilogrammes par homme donnent, pour une armée de 1 million, 10 millions de kilogrammes, c’est-à-dire 10,000 tonnes. Ajoutez-y ce que demande l’artillerie, en comptant trois pièces par mille hommes et un approvisionnement de 400 projectiles par pièce ; ajoutez-y le fer nécessaire pour les voitures et les chevaux, et, avec la meilleure volonté du monde, vous n’arriverez pas à doubler cette quotité. Portons le chiffre à 80,000 tonnes, ce sera énorme, invraisemblable ; au moins nous aurons l’avantage d’être guéris du mal de la peur. » En 1808, l’Europe entière, suivant le calcul de M. Héron de Villefosse, ne produisait que 825,000 tonnes de fonte ; nous avons aujourd’hui sensiblement dépassé ce chiffre pour la France seule. D’après les évaluations les plus exagérées, les besoins de la guerre, d’une guerre prodigieuse, n’absorberaient pas le vingtième de ce que nous sommes assurés de produire. Ne peut-on pas ajouter qu’un pareil chiffre est de nature à rassurer contre les prédictions les plus sinistres, les plus invraisemblables ? On était allé jusqu’à dire que le dernier traité de commerce avec l’Angleterre nous menaçait de la perte du tiers de nos usines. Ces incroyables prédictions, qui ne l’étaient pourtant pas plus que d’autres si heureusement démenties, sont tombées devant les faits. Avec un droit de 70 fr. appliqué jusqu’en octobre 1864 ; et depuis de 60 fr., nos établissements ont prospéré au point que ces droits paraissent aujourd’hui des plus exagérés. Mais, alors même que se fussent réalisées des prédictions pessimistes, il nous serait resté encore au delà du quintuple de ce que nous possédions sous le premier empire, au delà du décuple de ce que pourraient absorber les besoins les plus immodérés de la défense nationale.

N’est-il pas digne d’observation, d’ailleurs, qu’en France le fer n’a été protégé par un tarif douanier qu’après 1814, lorsque toutes les guerres avaient cessé ? Bien moins qu’à l’époque de ces guerres auxquelles certes le fer ne manqua pas, nous serions, on vient de le voir, exposés à en être privés aujourd’hui. Lorsque la défense du pays en fait une nécessité, où le fer ne se trouve-t-il pas ? Les grilles, les vieilles ferrailles, les barres des fenêtres et jusqu’aux ustensiles de ménage peuvent en fournir. Dans ces cas désespérés, c’est alors le soc de charrue qui se convertit en armes de combat. De telles extrémités ne sont point à redouter. La production nationale du fer peut suffire à toutes les éventualités. Nous en concevons moins de doutes encore lorsque, écartant les sombres hypothèses auxquelles nous nous sommes prêtés trop complaisamment pour un instant, nous nous reportons à l’augmentation de la production du fer en France sous l’empire de bonnes voies de communication, du développement de l’industrie, et d’un régime de liberté croissante appelée là comme ailleurs et plus qu’ailleurs à produire ses bons effets.

Passons à une question plus sérieuse, et qui l’est au plus haut degré.

Les récents progrès de la liberté du commerce auront-ils des effets sensibles sur le bien-être des consommateurs et des populations ouvrières ? De quelle manière se manifesteront ces effets ? Voila la question qui se pose aujourd’hui.

Mais avant tout, préoccupons-nous donc de la justice ! Payer les choses ce qu’elles valent, pas moins, parce que c’est faire tort au vendeur ; pas plus, parce que c’est faire tort à nous-mêmes et à de plus pauvres que nous, voilà ce que veut l’équité. Lorsque les prix nous paraissent constituer pour les uns une faveur et pour les autres un préjudice résultant d’une contrainte légale, nous disons qu’il y a là un privilége et une spoliation ; et comme l’effet de la liberté commerciale est précisément de mettre à chaque chose son juste prix, qu’altèrent les prohibitions et les entraves, la démocratie, qui ne veut au nom de la liberté ni des unes ni des autres, est placée encore par ses principes de justice dans la voie de la liberté du commerce.

Mais, nous dit-on, le bon marché ? Le donnerez-vous à la classe ouvrière ? Oui, la liberté du commerce tend au bon marché. Mais ne soyons pas dupes des mots, et comprenons bien qu’il s’agit de travail, d’aisance, de bien-être, plus encore que de ce qu’on appelle le bas prix. Le bon marché, lorsque aucune explication ne l’accompagne, est une formule défectueuse. Il faut savoir ce qu’on entend par là. Le bon marché peut exister et une population être très-misérable. Les localités sans industrie, sans débouché, dont la population est peu nombreuse, en fournissent la preuve. Tout ce qui s’y trouve se vend à très-bon marché et l’on y vit mal. Ajoutons que dans les temps de rareté des denrées de nécessité première, le grain y atteint des prix énormes, qui imposent les plus lourds sacrifices aux habitants, et la disette, si ce n’est même la famine, y sévit avec tous ses maux. Aux époques de crise, le bon marché n’est que le signe de la difficulté que trouvent les marchandises à se placer. Le prix avili de la main-d’œuvre est enfin une cause de bon marché que nous ne souhaitons pas à nos populations ouvrières.

De même qu’il y a un mauvais bon marché, nous pensons donc que le renchérissement n’exclut pas le bien-être. Le renchérissement est un fait général chez les peuples les mieux pourvus, ce qui n’est pas non plus sans explication. La cherté peut dépendre de l’une des trois causes suivantes — La première est de tous points fâcheuse ; il faut la combattre énergiquement ; c’est celle qui résulte de l’élévation des frais de production et en général de tout obstacle naturel ou artificiel qui s’interpose coûteusement entre le produit et le consommateur. Les prohibitions et les forts tarifs tiennent une grande place parmi ces obstacles onéreux. La concurrence étrangère contribue pour une forte part, l’expérience l’a partout prouvé, à réduire ces prix de revient, dont on voudrait faire comme la borne immobile de la production nationale. — La seconde cause de l’enchérissement est la dépréciation monétaire. C’est un fait qui se continue à peu près sans interruption depuis plus de trois siècles. Elle agit nominalement sur les prix, sans rendre la vie plus difficile, si ce n’est, dans les moments de transition, pour les revenus fixes dont le niveau ne s’établit pas toujours ni très-vite ni très-exactement avec la baisse opérée dans la valeur de l’or ou de l’argent. — La troisième cause qui agit dans le sens du renchérissement, n’est autre que l’augmentation de la demande, c’est-à-dire de la consommation, qui relève et soutient les prix par la généralisation même du bien-être. Cette cause s’appelle tout simplement la civilisation, qui augmente pour chacun la masse des choses qu’il achète et qui augmente d’une manière plus sensible encore le nombre des consommateurs.

Ne tirerez-vous de là aucune induction relativement aux conséquences sociales et démocratiques de la liberté commerciale ? Pour certains articles, produits en très-grande quantité, la diminution ou l’abolition des droits mis sur les similaires étrangers pourra conduire à un bon marché à la fois nominal et réel. Il pourra arriver que pour d’autres articles les prix ne varient pas et même qu’ils augmentent, sans que les bienfaits de cette réforme cessent d’être grands ; car plus de choses seront consommées, plus de gens consommeront. En un mot, il y aura plus d’abondance au profit de la masse.

Et n’est-ce pas là l’histoire de tous les pays qui sont entrés dans la voie des abaissements de tarifs ? Tantôt le prix des articles de grande consommation y a diminué dans une notable proportion. Tantôt les prix sont restés les mêmes, ce qui n’a fait dire nulle part que la réforme eût échoué ; car l’accroissement du bien-être, fait patent et incontesté, était là pour témoigner du contraire. Il y a aujourd’hui en Angleterre moins de paupérisme, il y a moins de crimes ; on nous assure même que dans beaucoup de localités le métier de voleur est abandonné comme décidément moins lucratif que des métiers plus honnêtes et exposés à moins de risques. Les ateliers se sont remplis à mesure que se vidaient les prisons. On a travaillé plus, gagné plus, on a consommé davantage, et on a mieux vécu. Des progrès nouveaux dans les procédés de fabrication, économisant sur les frais de production, se sont manifestés fréquemment, encouragés par l’étendue même du débouché. Qu’est-il arrivé alors ? qu’à mesure que les prix tendaient à fléchir, cette baisse provoquait une consommation nouvelle et bientôt cessait par là même. Mais cette consommation donnait un nouveau développement au travail ; l’habitude de consommations nouvelles était prise, et pour ne pas la perdre, on s’ingéniait à travailler plus, à travailler mieux, à gagner davantage. « Ce qui a vraiment amélioré la condition des classes ouvrières, comme nous l’avons vu dans les dix ou quinze dernières années, disait récemment M. Gladstone, c’est d’avoir affranchi le travail, c’est d’en avoir élargi le champ de manière à augmenter les salaires. Prenez les grands changements qui ont eu lieu dans la législation des céréales. Il n’est pas certain que vous ayez donné aux classes ouvrières du pain à meilleur marché. Il peut être un peu moins cher qu’autrefois ; mais ce changement a comparativement peu d’importance. Vous avez suscité un commerce d’importation, régulier et constant, de près de millions de livres sterling par an. Au moyen de ce commerce, vous avez créé une demande correspondante des articles que produisent les classes ouvrières, et à l’égard desquels leur travail est un élément essentiel de la production, et c’est le prix que leur travail leur rapporte ainsi, et non le prix des denrées qu’ils obtiennent à meilleur marché, qui constitue leur principal bénéfice. C’est là le principe d’une saine économie politique applicable à a législation commerciale. » Oui. M. Gladstone avait raison. C’est dans la masse du travail utile, dans la quantité des produits que se partage la nation et dans l’élévation des salaires obtenus que consiste l’amélioration du sort des masses. Cela empêche-t-il le bon marché de plusieurs produits ? Non, ce bon marché résulte notamment de l’application croissante et de mieux en mieux entendue des agents naturels à la production, de la plus grande facilité des communications de peuple à peuple par l’abaissement des tarifs et par le développement des routes de terre et des voies maritimes, ainsi que de tous les moyens de transport.

Quel exemple au surplus est plus concluant dans le sens de l’opinion soutenue par M. Gladstone que ce qui s’est passé chez nous pour la laine ? On sait que les exigences de la grande propriété, à l’époque de la Restauration, avaient fait rendre diverses ordonnances qui élevaient d’une manière exorbitante les droits sur les laines étrangères, droits portés à la dernière rigueur par la loi de 1886, fixant à 30 0/0 (33 0/0 avec le décime) le droit ad valorem. Qu’arriva-t-il sous l’empire de ce rigoureux tarif ? Que l’importation ne dépassa guère 6 millions de kilogrammes, et qu’en même temps, ce qui était contraire à toutes les prévisions du législateur et du propriétaire intéressé, le nombre des moutons déclina au lieu de se multiplier. En 1834, le tarif fut réduit d’un tiers, à 22 0/0 ; l’importation s’accrut d’une manière notable, sans qu’il y eût diminution dans le prix de la laine, ce qui prouve que toute la laine trouvait à se placer à des conditions avantageuses. Enfin la tarification ad valorem a été transformée depuis quelques années en un droit spécifique qui ne représente que 8 à 10 0/0. L’importation a monté en 1857 à 88, en 1888 à 36, et en 1859 à 40 millions de kilogrammes, le prix de la laine a haussé, et le nombre de nos moutons s’est accru ! Qui donc a perdu à ce dégrèvement ? Les producteurs, entrepreneurs et ouvriers ? Non, puisque la quantité du travail s’est accrue avec le débouché et que le prix de leurs produits s’est élevé encore. Les consommateurs ? Comment croire que les consommateurs aient perdu à être mieux vêtus ? Un grand nombre d’hommes qui de père en fils étaient obligés de se priver de ce tissu léger et chaud, au préjudice d’une bonne hygiène, en usent aujourd’hui, grâce à la plus grande abondance de ce produit.

La viande aussi a haussé de prix mais le nombre des consommateurs s’est accru en dépit de tant de causes fâcheuses qui ont pesé accidentellement et qui pèsent régulièrement sur la production du bétail pour l’entraver. Ceux qui dès longtemps consomment de la viande se montreront peut-être peu touchés de ce résultat. Soit ; mais il faut demander l’avis de ceux qui n’en consommaient pas hier et qui en consomment aujourd’hui.

Où donc est la question ? De savoir si les dernières réformes tendent à augmenter le champ du travail et à le féconder. Y a-t-il là-dessus un doute possible ? Or, quel bienfait ne sera-ce pas, par exemple, pour le travail agricole et pour les autres industries, notamment pour l’industrie si importante de la construction des machines, d’échapper pour le fer à ces hausses excessives, exorbitantes, qu’il leur a fallu subir naguère ? Le prix habituellement modéré du fer importe à l’agriculture de toutes les manières, soit qu’elle achète les engins dont il fait partie, soit qu’elle reçoive par les voies ferrées les différentes substances qu’elle met en œuvre, soit qu’elle vende ses denrées aux diverses classes de producteurs d’autant plus disposés à se les procurer que le fer absorbera une moindre partie de leur revenu et enchérira moins les produits agricoles. Ce n’est pas par des droits protecteurs qu’on peut se flatter d’arriver à cet heureux résultat, non plus qu’au développement de notre grande industrie de la construction des machines et ouvrages en fer. Il se peut que longtemps encore, pour la viande comme pour la laine, pour d’autres articles encore que nous n’avons pas à énumérer ici, le prix se maintienne élevé, le besoin excédant l’offre dans des proportions assez considérables ; il s’en faut en effet que la consommation soit en France ce qu’elle devrait être, et, pour la viande notamment, la liberté d’entrée du bétail ne fera, pendant un temps plus ou moins long, que combler certains vides, comme cela s’est vu dans les circonstances récentes où le bétail faisant défaut chez nous, le supplément étranger a du moins contribué à empêcher une plus forte hausse qui se fût évidemment accrue en proportion du déficit. Mais il n’est pas moins évident que l’offre elle-même ne pourra se mettre mieux au niveau de la demande, destinée à s’accroître avec chaque progrès de l’aisance, que si l’agriculture peut se procurer à de meilleures conditions ce qui lui manque en instruments et en matières premières ; car on oublie trop qu’elle a aussi les siennes, comme toute industrie, et l’on sait à quel prix le système protecteur les met souvent ! On peut s’en faire une idée par le guano, dont l’étrange pensée de le faire entrer par privilége sous pavillon français a si énormément réduit la quantité nécessaire, sans que cela profite même à notre marine nationale !

Les ouvriers des manufactures doivent trouver aussi dans la réforme douanière, dont le traité avec l’Angleterre a été l’inauguration glorieuse et heureuse tout ensemble, des avantages réels, soit pour le meilleur marché des produits qu’ils achètent, soit du côté des salaires, dont le taux fera plus que compenser le prix des articles qui pourraient renchérir par suite de l’augmentation de la consommation. Ces salaires seront aussi moins sujets à ces crises auxquelles les exposent les représailles du système protecteur et les remaniements de tarifs opérés dans les sens les plus opposés par les peuples étrangers, cause qui n’a pas été rare de chômages et de rives souffrances. Les 600,000 ouvriers qu’occupent les industries diverses qui ont pour base les filés de coton ne seront plus sacrifiés aux filateurs qui en occupent environ 70,000. Ces derniers mêmes ne peuvent que gagner. L’abaissement du prix de la matière première, celui du fer et de la houille, la diminution du prix du produit lui-même, mis à la portée d’un plus grand nombre de consommateurs, auront pour conséquence, avec une amélioration dans les salaires, l’extension du marché des filés, à l’égard desquels la concurrence anglaise agira uniquement comme aiguillon, à l’exception tout au plus de quelques établissements placés dans des conditions tout à fait défavorables et qui ne peuvent avoir la prétention de vivre éternellement aux frais de l’Etat.

On peut dire que là aussi l’expérience est faite.

Quand nous annoncions aussitôt après le traité de commerce que les ouvriers qui travaillent le coton filateurs et autres gagneraient à la réduction des droits en trouvant une plus grande masse de travail dans une production à laquelle viendra en aide l’entrée en franchise ou le dégrèvement de la matière première et de meilleurs salaires dans l’étendue du débouché, nous nous appuyions sur quelques exemples qui ont bien leur valeur. I] y a moins de dix-huit ans, le Zollverein ne filait que 17 millions de kilogrammes de coton brut ; il en filait naguère, sous l’empire de droits extrêmement modérés, environ 40 millions de kilogrammes. L’accroissement a été environ de 130 pour 100. Pour nous, qui avons continué à supporter les prohibitions sur les filés, l’accroissement n’a été que de 26 pour 100. Pendant que dans nos filatures les populations ouvrières obtenaient un supplément de travail représenté par 1, dans l’industrie similaire du Zollverein elles en acquéraient un quintuple. Chez nous même, la partie qui a pris le plus de développement dans la filature du coton est la fabrication des numéros fins pour laquelle la prohibition a été levée. En Angleterre, l’industrie de la soie, celle de la fabrication des tissus de lin, ainsi que le rappelait avec beaucoup de force sir Robert Peel en 1846 dans le discours par lequel il motivait la réforme douanière devant la Chambre des communes, l’industrie des papiers peints et celle du verre ont produit une masse accrue de travail et une hausse de salaires à mesure que les droits exorbitants étaient remplacés par des droits modérés.

C’est donc à de nouveaux abaissements de tarifs et sur la plupart des articles à des exemptions complètes de droits qu’il faut marcher aujourd’hui résolument. Les craintes qu’avaient fait naître les derniers traités de commerce se sont si peu réalisées que les importations étrangères en produits manufacturés sont extrêmement bornées et que c’est nous au contraire qui exportons de ces articles. Par exemple, l’état de la métallurgie permet de faire disparaître le droit sur les fers, momentanément consenti à 7 fr. les 100 kilogr· après le traité de commerce avec l’Angleterre, et à 6 fr., nous l’avons dit, à partir d’octobre 1864. Les droits sur les machines doivent être supprimés également. Frapper de droits les instruments mêmes de la production, c’est de toute évidence atteindre tout l’ensemble de la production elle-même et aller à l’encontre du but que se propose un gouvernement fondé sur les intérêts de la démocratie, c’est-à-dire la facilité à donner à la production et à la consommation. Comment ne pas abolir ces surtaxes de pavillon qui nuisent à la fois à l’approvisionnement de nos fabriques et à l’écoulement de leurs produits ? Abolir les droits sur tout ce qui sert au travail, les réduire, dans les cas où ils ne sont pas supprimés, sur les objets de consommation, en ne les laissant, comme en Angleterre, subsister que sur un très-petit nombre d’articles, tel est le programme qui reste à remplir après les pas récemment faits dans le sens de la liberté commerciale.

Comment la démocratie française ne marcherait-elle pas avec une rapidité, désormais croissante vers la complète liberté commerciale ? Qu’on y songe ; les principes les plus élevés de la civilisation moderne n’y sont pas moins engagés que ses intérêts les plus urgents et les plus immédiats. Les masses, on doit le savoir, ne se passionnent pas pour des questions de pur bien-être, quelle que soit l’importance de ces questions dans le développement des sociétés, et il n’appartient qu’aux principes d’engendrer les vifs enthousiasmes et les longs dévouements. Voyez la révolution d’Amérique et la réforme pourtant tout économique de sir Robert Peel. Quand les Américains se soulevaient contre la métropole pour s’en séparer finalement, quand les Anglais étaient entraînés dans la ligue anti-corn law qui devait détruire l’ancien système commercial, si indestructible en apparence, on ne disait pas aux premiers « Vous payerez le thé un peu moins cher, » on ne se contentait pas de dire aux seconds que leur vie allait devenir plus douce, qu’ils allaient être mieux nourris, logés, vêtus ; on ne se bornait pas à leur tenir ce langage, on leur montrait la vérité, l’image du droit et de la justice, comme ayant seule assez de puissance pour enflammer les âmes, assez d’unité pour rallier les intérêts divers opposés sur trop de points !

Il est urgent que la démocratie comprenne mieux qu’elle n’avait paru le faire dans ces derniers temps, le lien intime de la liberté du commerce et de ces nobles principes connus sous les noms très-divers de principes du christianisme, de principes de la philosophie, de principes de la civilisation moderne, de principes de la révolution française. Tous ces principes d’ordre supérieur mettent la liberté commerciale en rapport avec le droit, avec la responsabilité individuelle, avec les sentiments d’équité mutuelle et de bienveillance générale qui tendent à prévaloir de plus en plus dans le monde. Rattachée ainsi à ses origines philosophiques, placée dans une relation étroite avec les autres éléments de la civilisation, la liberté du commerce devient une question de droit public autant que d’économie politique, une question de civilisation morale autant que de civilisation matérielle ; c’est à tous ces titres et au plus haut chef une question qui touche aux intérêts les plus essentiels de la démocratie.


  1. Chap. XI, p. 88. Examen du système protecteur, par M. Michel Chevalier.
  2. La facilité de la transition d’un régime à un autre depuis le traité de commerce avec l’Angleterre a dépassé toutes les prévisions favorables et confondu les alarmantes prédictions des protectionnistes aujourd’hui convertis, pour la plupart, à de plus libérales doctrines par l’expérience.
  3. Il n’est pas de mon sujet de tracer l’historique du traité de commerce avec l’Angleterre, un des actes qui, aux yeux de l’histoire, honoreront le plus le second empire.
  4. «Journal des Économistes.» article de M. Wolowski.