La Liberté du travail, l’association et la démocratie/8

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VI

RÉCENTES APPLICATIONS DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.


De quelques entraves récemment supprimées à la liberté du travail par lesquelles on choquait aussi l’intérêt populaire ou national. — L’échelle mobile. — Le régime de la boulangerie. — La liberté des coalitions. — La liberté de l’industrie théâtrale : elle se rattache aussi à la question de savoir si l’État doit, au nom de l’art, mettre des entraves à la liberté.


Le gouvernement, inspiré par une vue claire et hardie des véritables intérêts des masses, a donné récemment satisfaction à quelques-uns de ces vœux favorables à la liberté économique. Telle est la suppression de l’échelle mobile ; telle est la proclamation de la liberté de la boulangerie ; tel est, dans un autre ordre de faits moins directement intéressant pour la masse, le décret qui établit la liberté des théâtres ; telle est la loi relative aux coalitions. Les vœux de l’économie politique sont aujourd’hui devenus sur ces divers points des réalités, mais des réalités si récentes qu’il n’est pas inutile de les motiver encore. Ce n’est qu’en se rendant compte des raisons qui justifient ces mesures de bien public jusqu’alors très-contestées et qui le sont encore en partie, qu’on peut se mettre à l’abri des réactions.

I

Disons d’abord quelques mots de cette célèbre échelle mobile qu’on a prétendu avoir été instituée dans l’intérêt de l’agriculture et des masses populaires.

Quoi de plus philanthropique en effet quant à l’apparence  ? Le législateur de 1832, achevant l’oeuvre de 1814, de 1819, de 1821, se promettait, par le jeu mobile du tarif, montant et descendant en raison de la production, d’assurer au producteur français un prix suffisant, en le protégeant contre la concurrence étrangère. Il se flattait en même temps de garantir le consommateur des maux de la disette en ouvrant, lorsque besoin en était, la porte au blé venant du dehors. On croyait avoir tout prévu par cette législation, on croyait avoir prévenu ainsi toute occasion de recourir à ces mesures de circonstances qui, alors même qu’elles semblent devenues nécessaires, sont toujours fâcheuses en matière de subsistances parce qu’elles sèment l’alarme. Cependant à deux reprises il fallut y avoir recours ; il fallut suspendre le régime de l’échelle mobile, une première fois en 1847, une seconde fois en 1853, et cette dernière suspension a duré six ans. C’est à elle que l’on a dû, après quatre mauvaises récoltes successives, de voir arriver avec une certaine abondance les blés étrangers, assurés qu’ils étaient de ne pas trouver de tarifs de nature à déranger les calculs des négociants importateurs. La promptitude avec laquelle cette suspension fut décrétée permit au prix moyen mensuel de 1853 de ne pas dépasser 30 fr. 50 c. par hectolitre ; tandis qu’en 1847, année où la mesure avait été tardive, ils s’étaient élevés à 39 fr. 45 c.

L’expérience de ces six années devait appeler l’attention du gouvernement français sur la valeur définitive de ce procédé si spécieux qu’il fallait suspendre en toute hâte dans les temps d’une crise alimentaire. Cependant l’échelle mobile fut rétablie le 7 mai 1859, à une époque où la guerre d’Italie fit juger convenable d’ajourner toute discussion de ce genre. Dès l’année suivante, on était encore obligé de la suspendre, tant elle justifiait peu ce retour de confiance ! Je rappelle ici brièvement cette curieuse histoire. Rien n’est plus instructif que ces détails un peu techniques. Les pluies incessantes et générales du mois de juillet et du mois d’août 1860 donnaient lieu de craindre que la récolte ne fût très-compromise. Le gouvernement était informé que le commerce anglais faisait des achats considérables en Crimée ; celui de Marseille hésitait, on le comprend ; le prix régulateur de la fin de juillet 1860 étant dans la première classe de 20 fr. 68 c., le droit était alors de 7 fr. 75 c. à Marseille. Quelques jours de retard pouvaient empirer les périls de la situation c’est alors qu’on se décida à réduire le droit d’importation à 25 c. jusqu’au 30 septembre 1861, pour faire cesser les hésitations du commerce. Décidément il devenait inévitable d’en finir avec ces suspensions temporaires pleines d’inconvénients. On aurait eu beau galvaniser encore une fois l’échelle mobile, il était visible qu’elle était morte !

Mais ne pouvait-on, dirent alors quelques personnes fidèles à la force des habitudes, améliorer ce régime, au lieu de le mettre au rebut ? modifier les zones, réformer les tarifs, corriger enfin l’échelle mobile et non la supprimer  ? Ceux qui parlaient ainsi, et c’étaient de riches propriétaires, d’habiles agriculteurs, ne se rendaient pas suffisamment compte que le vice incorrigible de l’échelle mobile était dans son existence même. C’est ce qu’avait achevé pourtant de démontrer l’enquête si lumineuse et si complète qui avait eu lieu, en 1859, devant le Conseil d’État. De cette enquête remarquable, dans laquelle furent entendues successivement les dépositions longuement motivées de propriétaires, d’agriculteurs, de commerçants en grains, de publicistes, il résulta de la manière la plus claire que l’échelle mobile, bien loin d’être favorable tour à tour, selon l’occurrence, aux producteurs de blé et aux acheteurs, avait précisément le résultat contraire par le fait même de la variabilité des droits. Quant à l’agriculture française et à l’encouragement que l’on se proposait de donner à la production des céréales, un fait demeurait incontestable, c’est que l’augmentation de cette production n’a fait que suivre depuis 1820 le développement de la population sans le dépasser, et qu’elle continue à rester au-dessous des besoins de la consommation dans des proportions qui sont toujours à peu près les mêmes. Le déficit s’est même aggravé assez notablement dans la période décennale de 1846 à 1855, en tenant compte des deux années de rareté extrême qui se trouvent comprises dans cette période. Comment résister à ces chiffres ? De 1816 à 1855, sous le régime de la prétendue protection, l’excédant des importations sur les exportations a été en moyenne générale, par année, de 199,160 hectolitres. Avait-on su du moins, comme on se le proposait à l’aide de ces combinaisons si savantes et si spécieuses de droits échelonnés par zones, éviter les chertés excessives qui se résolvent en vives souffrances pour le consommateur et surtout pour les classes pauvres, ou échapper à l’avilissement excessif des prix qui est la ruine de l’agriculture  ? Comment le prétendre quand on a vu les prix s’élever sur certains marchés à 35 et 40 fr., et tomber à 21 et à 11 fr. ? Sur 41 années, il y en a eu 25 où les prix moyens annuels ont été inférieurs à 20 fr. ; 6 où ils ont été supérieurs à 24 ; 10 seulement où ils se sont maintenus entre 20 et 24 fr. Bel équilibre en vérité, brillant résultat de cette bascule ingénieuse ! Que l’échelle mobile n’explique pas seule de tels écarts, soit ; mais ce qui est certain, c’est qu’elle a fortement contribué à les produire aussi bien en temps de rareté qu’en temps d’abondance.

Il fallait d’ailleurs entendre dans l’enquête les négociants de Marseille et des autres places pour comprendre comment, grâce à l’échelle mobile, l’importation en temps de rareté était impuissante à faire baisser les prix. Nos départements du Midi ne produisent pas, tant s’en faut, ce qui est nécessaire à leur alimentation ; il y aurait intérêt pour eux à recevoir en tout temps des blés d’Odessa. Cependant l’échelle mobile, dont le but était d’assurer à l’agriculture française le monopole du marché français et de faire combler les insuffisances d’une partie de nos provinces par l’excédant des autres, ne permettait pas au commerce de Marseille de faire venir des blés d’Odessa en tout temps pour alimenter les départements du Midi. Les achats de blé à l’étranger n’étaient que des opérations accidentelles, irrégulières, que par cela même on n’était jamais prêt à aborder, que du moins on n’abordait pas dans de bonnes conditions lorsque la nécessité était devenue pressante. Comment, lorsqu’une mauvaise récolte est prévue, le commerce se hâterait-il de faire ses commandes à l’étranger ? Il redoute les mouvements brusques et souvent considérables qui, d’un mois à l’autre, se produisent dans les tarifs. Son empressement même peut lui devenir funeste, en causant, par l’abondance des arrivages, une baisse dans les prix, qui serait suivie d’une élévation dans le droit. Combien de retards dès lors dont le consommateur aussi fait les frais, le commerce des autres nations ayant enlevé une partie du blé étranger, les prix s’étant élevés partout, et le fret étant devenu plus cher ! Le moyen donc de s’étonner que les droits variables à l’importation aient été un empêchement sérieux à ce qu’elle produisît ce qu’elle devait amener, ce qu’elle amène en effet en Angleterre un abaissement efficace des prix en temps de rareté ?

Que dire des droits variables à la sortie ? Quel obstacle n’ont-ils pas été au développement de la production et quelle cause déterminante de baisse en temps d abondance ! Les agriculteurs du Nord et de l’Ouest déclaraient qu’il leur serait facile d’augmenter leur production en blé et qu’il y aurait un grand intérêt pour eux à le faire, puisque les prix anglais, excepté en temps de rareté, sont toujours supérieurs aux prix français de 2 fr. à 3 fr. par hectolitre. Mais l’échelle mobile s’y opposait, parce que, entre le producteur de France et le marché anglais, pouvait s’élever brusquement un droit de 2 fr. 40 c. pour une augmentation de 1 c., un droit de 4 fr. 80 c. pour une augmentation de 1 fr. 1 c., au moment, d’ailleurs, où l’écart favorable entre les prix anglais et les prix français tendait à diminuer. C’était là le dernier coup porté à la vieille erreur que la production abondante en vue de l’exportation diminue les ressources de la consommation à l’intérieur. Tout au contraire, un excédant notable et habituel de la production peut seul assurer la consommation du pays. « Je suppose, disait à ce sujet un agriculteur distingué du département du Pas-de-Calais, M. le marquis d’Havrincourt, je suppose que vous exportiez, chaque année moyenne, 18 millions d’hectolitres, cela voudra dire que vous cultiverez tous les ans en blé 150,000 hectares environ de plus qu’il n’en faudrait pour nourrir le pays. Eh bien le jour où vous aurez un déficit dans la récolte, ces 750,000 hectares viendront le combler, et les prix s’élevant à l’intérieur, vous consommerez ces 15 millions d’hectolitres. » Vérité dont la Belgique et l’Angleterre avaient fait autrefois l’expérience, et que nos économistes français, Turgot en tête, n’avaient pas cessé de faire valoir, sauf à être traités, bien entendu, de rêveurs, de théoriciens, de gens voulant affamer leur pays au nom des principes et le faire mourir dans les règles. Ces plaisanteries, qui ont l’air de raisons, flattent l’amour-propre de la foule qu’elles entraînent en lui persuadant que ceux qui passent leur vie à étudier les questions en savent beaucoup moins qu’elle, qui les tranche par une prétention à la science infuse. Heureusement la nécessité agit lorsque la raison est inefficace, et la force des choses finit par imposer ce qu’on eût regardé comme une faiblesse d’accorder à la vérité seule.

Voilà pourquoi l’échelle mobile a été renversée, il y a plus de trois ans, à la presque unanimité par les mains mêmes qui l’avaient plantée, étayée, soutenue pendant plus de trente années, ne laissant après elle qu’un article de plus à ajouter au long chapitre des erreurs de l’esprit humain et des illusions de l’apparence. La loi libérale sortie de ces longs débats est infiniment plus simple et elle est beaucoup plus efficace. Elle substitue des droits fixes et modérés, équivalant, disons-le, à la liberté du commerce, aux droits mobiles et protecteurs ; elle rend par là à l’agriculture des débouchés constants, au commerce d’importation cette certitude d’action que lui ôtait un régime fatalement arbitraire, certitude d’action sans laquelle il ne peut presque rien. Plus de droit aujourd’hui à la sortie pour les céréales, non plus que pour les pommes de terre. Le droit fixe à l’entrée n’est plus que de SO c. par quintal métrique de blé. Le seigle, le maïs, l’orge, le sarrasin et l’avoine sont affranchis de tous droits par privilége. Nulle crainte d’ailleurs, ou, si l’on veut, en se plaçant à un autre point de vue, nulle espérance de grands arrivages de blé étranger inondant notre marché. L’agriculture nationale n’aura pas la douleur de nous voir payer notre pain bon marché. Seulement justice sera faite par la liberté à tous les intérêts, et en temps de rareté nous souffrirons moins qu’avec un régime qui empêchait d’entrer les suppléments indispensables. Nous venons d’en faire une éclatante expérience il y a deux ans. L’abolition de l’échelle mobile, en permettant l’entrée du blé, nous a préservés d’une disette qui eût été redoutable. La fantasmagorie des blés russes arrivant par masses énormes, des blés d’Amérique, d’Égypte ou de Dantzick envahissant la France, a disparu devant les documents fournis par l’enquête et devant une expérience de six années. On le voit le régime nouveau est bien la liberté du commerce ; il est même à peine fiscal, afin de ne pas risquer de devenir protecteur. Une seule disposition subsiste qui nous paraît empreinte d’un esprit et d’un degré fâcheux de protectionnisme, ce sont les droits différentiels maintenus sur les importations par navires étrangers, en faveur, comme on l’a dit fort à tort, de notre marine nationale. En ce moment, c’est une restriction fort menacée. Pourquoi aussi cette distinction très-peu rationnelle entre les provenances d’un pays d’Europe et des pays hors d’Europe, comme si le besoin qu’on a du blé s’en souciait, comme si les prix élevés et les frais de transport n’étaient pas une protection suffisante pour nos producteurs ? Ces taches devraient immédiatement disparaître. Elles disparaîtront d’ici peu, selon toute apparence. En dépit d’elles, on peut dire que la France est entrée en possession de la même législation libérale pour les denrées agricoles, qui régit l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, la Suisse, les États-Sardes, le Zollverein et la Russie.

II
La liberté de la boulangerie est le complément d’autres mesures du même genre prises par le gouvernement, telles que l’abolition des réserves qui vient d’être proclamée pour les villes autres que Paris, telle que cette suppression dont nous venons de parler de l’échelle mobile, dont l’inutilité et les inconvénients pour l’agriculture et pour les consommateurs ont été enfin reconnus, malgré les apparences qui avaient séduit trop longtemps le législateur. C’est une nouvelle preuve, non moins significative que les autres, quoiqu’elle soit encore rendue incomplète par quelques mesures restrictives, de l’abandon de cette pensée arriérée et funeste que pour les subsistances le gouvernement doit se faire le pourvoyeur public et le régulateur des prix.

La question qui s’agitait entre la liberté et la réglementation se posait, là comme ailleurs, sur le double terrain des principes et des faits. Au point de vue des principes, la liberté de la boulangerie donne satisfaction à ce droit naturel reconnu et proclamé par la Révolution française de travailler et de vendre, de choisir et d’exercer telle industrie que l’on voudra sans rencontrer ces limites de nombre qui ne doivent être le fait que des fonctions publiques, ou ces fixations légales de prix, inutiles, si elles représentent le prix réel, injustes et préjudiciables à l’acheteur ou au vendeur (peut-être même, en fin de compte, à l’un et à l’autre) si elles tombent au-dessous ou s’élèvent au-dessus du prix qui résulte de la loi de l’offre et de la demande. Respecter ce principe dans une société qui se pique d’être démocratique et libérale est tout ce qu’il y a de plus essentiel. Les exclusions comme les priviléges, les réglementations abusives ajoutent au tort immédiat qu’elles causent le danger plus grand encore de substituer à l’idée de droit commun celle de l’État disposant de tout en maître, assignant à son gré la place de chacun et faisant le bon marché et la cherté. Est-ce une disposition qui ait tant besoin d’être encouragée en France, où l’on rend si volontiers le gouvernement responsable même de la pluie et du beau temps ?

Que se proposait l’administration par la taxe du pain ? d’empêcher le prix du pain de s’élever à l’excès. Encore une pensée prétendue démocratique ou philanthropique du genre de celles que nous avons rencontrées déjà sur notre chemin, nées de la réglementation moderne. Avant 1789, le pain de ménage était laissé à la libre concurrence. Les corporations n’avaient envahi que le commerce du pain de luxe. Cette pensée de maximum suffit à faire apprécier à sa vraie valeur cette invention du législateur de 1791. confirmée par le Consulat, qui l’établit la taxe malgré le ministre de l’intérieur et sans l’avis du Conseil d’État. Payer le pain au-dessous du cours, c’est une chimère, et si cet avantage pouvait se réaliser, qui ne voit que ce serait au prix d’une iniquité et d’un danger ? On ne saurait y prétendre, en effet, sans imposer soit au producteur de blé, soit au marchand de farine, soit au meunier, soit au boulanger, un préjudice décourageant. Et comment ne pas tendre ainsi à la cherté, contre le but qu’on se propose  ? Veut-on empêcher ce résultat facile à prévoir, on ne peut y arriver que par des systèmes de compensation compliqués et coûteux, ayant pour objet de faire payer moins à certaines époques au consommateur ce qui vaut plus, sauf à lui faire payer ensuite plus cher ce qui vaut moins. Ce système de compensation forme, on le sait, le but de la Caisse de la boulangerie. Cette combinaison dont je ne conteste pas le mérite à titre de combinaison ingénieuse, non plus que les excellentes intentions, n’en est pas moins condamnable. On a allégué justement contre elle qu’elle attire par l’appât d’un bon marché tout local les populations voisines, lesquelles échappent plus tard à la surtaxe en cessant d’aller acheter leur pain dans le lieu où il est vendu au-dessus du cours ; que, dans ce dernier cas, ce sont les populations surtaxées qui vont s’approvisionner en partie dans les départements limitrophes. Ce système de réglementation imposait, selon de récents calculs, au public parisien un sacrifice annuel au moins de 9 millions, et de 18 millions environ en temps de cherté. Ce qui achève de le condamner, c’est que l’autorité n’a aucun moyen quoi qu’elle fasse, pour constater les quantités de farine consommées par les boulangers. Il en résulte qu’en temps de cherté la Ville paye au boulanger plus qu’elle ne doit, et en temps de bon marché, reçoit moins qu’on ne lui doit. En résumé par million de consommateurs et par centime d’écart, là Ville a payé en 1853 84,000 francs par quinzaine, et en 1862, alors qu’elle avait à recevoir, elle touchait par million de consommateurs et par centime d’écart 63.000 fr.

On invoque le motif charitable. Les bons de pain et les divers moyens transitoires inspirés par la charité ne sont-ils pas préférables, lorsque le pain est cher, à des institutions permanentes qui créent des complications fâcheuses, des responsabilités redoutables, et qui faussent quotidiennement le thermomètre des prix ? On met en avant le motif politique. Est-ce, encore une fois, une politique bien habile que celle qui favorise, de la manière la plus directe, la plus dangereuse des croyances, le préjugé vivace qui attribue à l’autorité le prix plus ou moins élevé du pain ?

Quant à la taxe, il suffit du simple bon sens pour comprendre qu’elle ne peut qu’être un obstacle au progrès de la boulangerie, et notamment à l’emploi des moyens mécaniques. Quel vif intérêt a le boulanger à s’ingénier à faire plus économiquement et mieux, avec une taxe qui lui assure un bénéfice certain et qui peut être réduite à chaque abaissement obtenu du prix de revient ? Aussi, de l’avis commun, la boulangerie parisienne, retenue dans les liens d’un système de règlements, végète dans un état arriéré. Qu’on s’étonne si elle fait la sourde oreille aux touchantes objurgations de l’autorité municipale qui la presse d’avoir à se mettre au courant du progrès ! Vainement on la convie à profiter des expériences qui ont pour théâtre de grandes usines expérimentales. Rien n’y fait ; elle ne sort pas de l’état patriarcal ou plutôt barbare. On serait mal venu à donner un autre nom à ce pétrissage à bras, vrai travail de galérien qui fait pousser au gindre de si affreux gémissements. S’il est vrai que les nouveaux pétrins mécaniques n’aient pas encore atteint la perfection du pétrissage à la main, tant pour la légèreté du pain obtenu que pour le rendement, la concurrence ne hâtera-t-elle pas mieux la solution que la réglementation ? Les essais qu’a réalisés la meunerie-boulangerie dite usine Scipion ont eux-mêmes obtenu le plus médiocre succès. C’est un fait constaté, ainsi que tant d’autres des plus concluants, dans le remarquable et libéral rapport au Conseil d’État de M. Le Play. N’est-ce pas un spectacle accusateur que celui d’une industrie, et surtout d’une industrie d’une nécessité aussi immédiate, ne trouvant pas en elle-même la force de se développer et à laquelle l’administration entreprend, bon gré, mal gré, de faire faire des progrès ?

On n’a besoin que de considérer l’exemple de villes comme Bruxelles et surtout comme Londres, cité plus immense encore que Paris, et où la boulangerie est parfaitement libre, et où 2,800 boutiques de détaillants opèrent dans des conditions en général beaucoup plus prospères que nos 900 boulangers, aujourd’hui accrus d’un dixième environ, depuis le nouveau régime de liberté. (Il y en avait 1200 avant 1789 !) De même quant aux approvisionnements, aux réserves obligatoires. En voyant des villes de cette importance et d’autres grandes cités européennes résoudre à merveille le problème quotidien de leur alimentation, en se fiant exclusivement à l’activité du commerce, on se demande si Paris a quelque raison particulière de s’imposer un régime exceptionnel, présenté comme provisoire, notons-le en passant, ce qui fait sans doute qu’il dure depuis soixante-dix ans, alors que tant d’établissements, un peu plus importants, qui devaient être éternels, ont duré quinze ou vingt ans. Il est vrai que le système réglementaire de la boulangerie avait pour lui une grande force qui manquait à d’autres institutions : nous voulons dire la peur de la liberté ! Il a fallu, pour changer cette disposition, l’expérience que nous avons faite, et que d’autres peuples ont faite avant nous, de l’innocuité et des bienfaits de la liberté du commerce des grains. On a moins peur que l’approvisionnement vienne à manquer après qu’on a vu les réserves de grains se constituer spontanément en Angleterre par le libre concours des cultivateurs, des négociants, des meuniers et des boulangers dans des conditions fort supérieures d’achat, de conservation et de modération de prix à celles qu’ont réalisées chez nous les gouvernements si peu aptes à ces opérations. On a vu la suspension et finalement la chute de l’échelle mobile avoir pour effet, dans les années de disette que nous avons traversées, d’amener un commerce régulier et abondant d’importation. Aujourd’hui que le prix des blés et des farines ne peut plus être modifié par le jeu des tarifs d’entrée ou de sortie, la taxe du pain n’offre plus ni moyen certain d’action à l’administration, ni prétexte à soutenir qu’elle garantit l’intérêt du consommateur : On craint de laisser à l’aventure l’approvisionnement d’une ville telle que Paris. Qu’y a-t-il donc de moins aventureux que les calculs du commerce ? Quel singulier oubli de cette vérité, qu’en matière d’approvisionnement l’expérience a révélé cent fois combien l’intervention de l’autorité entraîne plus d’erreurs et de déficit que la prévoyance intéressée et active des individus ! On ajourne la liberté à laquelle on veut bien réserver l’avenir. C’est beaucoup trop concéder, étant donné le système. Comment se fait-il que des administrateurs, amis aussi décidés des réserves de grains opérées par les villes et de tout l’ensemble des mesures réglementaires relativement à la boulangerie, ne déclarent pas franchement que c’est à tout jamais qu’ils écartent la liberté avec les arguments qu’ils mettent en avant ? est-ce que dans dix ans, avec une nouvelle consolidation de la réglementation, la perspective consolante laissée aux idées des économistes d’avoir pénétré dans la masse entière de la population aura plus de chances qu’aujourd’hui, quand tout au contraire aura conspiré contre ces idées ? Est-ce que ces interruptions de communication sur les fleuves, les canaux, les chemins de fer, causées par les glaces et les neiges, dont on trace un tableau si peu rassurant, ne se produiront plus dans dix ou quinze ans ? À quoi bon l’espèce d’hommage théorique que l’on rend à la liberté ? À quoi bon l’espérance lointaine qu’on se plaît à lui donner ? Si les arguments qu’on met en avant sont valables, si l’approvisionnement exige la prévoyance municipale, si la taxe est nécessaire, si la Caisse de la boulangerie est indispensable, si le pain doit manquer ou devenir mauvais avec la libre concurrence, si la politique exige enfin que les populations soient convaincues que l’autorité s’occupe d’assurer leur alimentation au plus bas prix possible, ce ne sont pas là des arguments d’une portée temporaire ; il faut promettre au système réglementaire la durée même qui appartient à l’immuable nature des choses.

Ne craignons pas la hausse exagérée des prix, prévenue autant que possible par le nivellement qui s’opère dans la répartition de la denrée et dans le prix qui résulte du libre jeu du commerce, combattue enfin par la libre concurrence des vendeurs. Ne craignons pas davantage l’altération de la qualité du pain. Ce ne sont pas là des dangers réels. Quant à la crainte des sophistications de cette substance alimentaire, ni Londres, ni Bruxelles, ni les autres villes de boulangerie libre ne les justifient. On y mange un pain que les nationaux jugent bon, quoiqu’il ne plaise pas toujours à nos habitudes françaises ; M. Le Play va jusqu’à dire dans son excellent rapport, en général du pain meilleur et plus nourrissant qu’à Paris, où tout est sacrifié à la blancheur. L’exemple de la liberté de la boucherie dont la conséquence, à ce qu’annonçaient hautement ses adversaires, serait d’empoisonner la population par des viandes malsaines, prouve d’ailleurs heureusement qu’une police bien faite suffit à prévenir ces attentats à la santé publique non moins que l’intérêt bien entendu des vendeurs. Si quelques exemples de sophistication suffisaient à empêcher la liberté de la boulangerie, à ce compte toutes les denrées alimentaires devraient être ramenées au régime réglementaire. On devrait y soumettre le vin, le sucre, le café, le chocolat, tout ce qui est susceptible d’altération. L’histoire du passé témoigne que les fraudes ne sont pas contemporaines de la concurrence, qu’elles avaient dans l’ancien régime un développement attesté par le nombre même et la sévérité des avertissements, des précautions et des peines.

Relativement à la boulangerie, la réglementation avait pris d’ailleurs des proportions tout à fait inconnues de nos pères. Chez eux la fabrication du pain le plus usuel, était libre. Il en résultait une variété de pain que nous ne connaissons plus ; accessible aux différentes bourses, et à laquelle nous avons substitué la presque absolue uniformité. Reste à savoir si cette égalité de tous les Français ou de tous les Parisiens devant le pain blanc rendu obligatoire, vaut ce qu’elle coûte, et si elle compense, par exemple, la disparition de cet antique pain de ménage qu’on regrette aujourd’hui. Sacrifier des parties nutritives à la blancheur parfaite peut être conforme aux lois d’un goût aristocratique, mais est-ce économique ? Le beau doit-il, si beau il y a, l’emporter sur l’utile, en fait de boulangerie, tout comme s’il s’agissait des arts qui s’adressent à la pensée et à l’âme ? N’y a-t-il pas plus d’apparence que de réalité démocratique dans la mesure qui a habitué le pauvre à acheter le même pain que les riches, et dans un système qui imposait un sacrifice annuel de 9 ou 18 millions au consommateur parisien ? En fait de qualité enfin, ne peut-on se fier, outre l’action de la police, à l’appréciation des ménagères, si sévères sur ce chapitre de la bonté du pain ?

Le peu de réalité que se sont trouvé avoir les craintes émises avec tant de retentissement et d’assurance toutes les fois qu’il s’est agi de proclamer une nouvelle extension de la liberté de l’industrie et du commerce est une garantie de l’innocuité de la liberté nouvelle, qui ne s’est jusqu’à présent révélée par aucun inconvénient. L’industrie de la boulangerie ne pourra devoir qu’à la liberté de sortir de sa situation misérable de gêne et d’infériorité ; elle trouvera dans la concurrence dans la mécanique, dans les perfectionnements qu’indique la science, dans une rémunération proportionnée à ses nouveaux efforts les éléments de progrès qui lui font aujourd’hui défaut. Les boulangers y gagneront, ils y gagnent déjà ; le public aussi, le public, intéressé à tous les progrès. Espérons qu’on a renoncé à tout jamais à des mesures qui ne font que flatter et entretenir les préjugés de la classe la plus arriérée de la population.

III
Le droit de se coaliser résulte de la liberté du travail, qui serait mensongère ou incomplète si l’ouvrier ne pouvait à volonté donner ou refuser son concours. C’est dire assez qu’un tel droit ne saurait être tourné contre la liberté du travail elle-même. C’est pourtant ce qui arrive lorsque les coalitions se manifestent par des violences ou des menaces exercées à l’égard des chefs d’industrie, et lorsqu’elles se forment par une pression tyrannique sur les ouvriers eux-mêmes. En dehors de ces écarts, contre lesquels la loi reste armée, la liberté des coalitions n’est qu’un cas particulier et une application de la liberté des transactions, liberté illusoire si les patrons ne peuvent s’entendre pour fixer les salaires, et si les ouvriers ne peuvent se concerter également à cet effet. N’est-ce pas cette mise en présence des deux intérêts rivaux qui donne à la loi de l’offre et de la demande toute sa sincérité ? Si l’intérêt des chefs d’industrie n’avait pas de contre-poids, est-ce les calomnier de croire que souvent ils tendraient à grossir leurs profits au détriment des salaires et qu’ils y réussiraient assez longtemps peut-être ? Qu’on ne le nie pas c’est un fait acquis à l’histoire que l’extrême difficulté qu’ont éprouvée les ouvriers, aux époques par exemple de dépréciation monétaire et d’élévation du prix des choses, à obtenir une augmentation, surtout une augmentation proportionnelle à leur ancienne rétribution quotidienne. Si l’intérêt des ouvriers n’était pas, d’un autre côté, balancé par celui des entrepreneurs, une tendance à rançonner le capital, sans tenir compte des charges qu’il supporte et des limites dans lesquelles l’action de la concurrence renferme ses bénéfices, ne se manifesterait-elle pas avec la même énergie ? De l’équilibre de ces deux tendances résulte le taux vrai des salaires.

On a prétendu que, pour arriver à une augmentation de salaires justifiée par l’état du marché, l’entente préalable des ouvriers n’est point nécessaire, attendu que si un ouvrier n’est pas content de son salaire, il n’a qu’à faire ses conditions à l’entrepreneur. Mais comment ne pas voir le peu d’efficacité de cette action isolée ? On a soutenu qu’il peut aller dans une autre maison. C’est oublier que les conditions y seront vraisemblablement les mêmes et que toutes les places seront probablement prises. On a dit enfin qu’il lui est loisible de changer d’état. Ces changements d’état sont d’une merveilleuse facilité sur le papier ; dans la réalité, c’est tout autre chose. Qu’ils essayent donc de changer d’état du jour au lendemain, ceux qui donnent ce conseil aux ouvriers, souvent bien plus difficile à suivre pour des travailleurs ne sachant faire qu’une chose !

Le principe d’égalité n’autorise pas moins que le principe de liberté le droit des ouvriers à former de pacifiques coalitions. Ce n’est point un socialiste, c’est un économiste, le premier de tous, Adam Smith, qui a parlé de la coalition tacite et permanente des entrepreneurs, rendue facile par leur petit nombre, pour n’élever les salaires qu’à la dernière extrémité. Comment neutraliser cette ligue, si ce n’est en permettant celle des ouvriers ? C’est ce que les Anglais ont fini par reconnaître, après avoir longtemps interdit les coalitions sous les peines les plus sévères, et, disons-le, les plus impuissantes. Le législateur français était en contravention complète avec ce principe d’égalité avant la loi de 1850, puisqu’il punissait avec autant d’indulgence les coalitions de maîtres qu’il sévissait avec rigueur contre les coalitions d’ouvriers. La loi de 1850 a cherché à se montrer plus équitable. Elle était la même pour les ouvriers et pour les patrons. Elle punissait les uns et les autres, s’ils étaient simples participants au fait de coalition, d’un emprisonnement de six jours à trois mois, et d’une amende de 16 fr. à 3,000 fr. ; et, s’ils étaient chefs et moteurs, d’un emprisonnement de deux à cinq ans. L’égalité recevait donc une satisfaction nominale mais ne restait-il pas vrai que les coalitions des maîtres se dérobaient, tandis que les coalitions d’ouvriers allaient se placer d’elles-mêmes sous l’œil et la main du juge ? La loi sur les coalitions avait donc besoin d’être revisée, d’abord parce qu’elle n’était presque jamais appliquée aux maîtres, et en second lieu parce qu’elle était un obstacle aux associations régulières des ouvriers.

Quelles sont donc les réserves dont nous accompagnons une approbation si entière à la proclamation de cette liberté nouvelle ? Elles portent toutes sur l’usage de ce droit. C’est un droit in extremis. Il y a unanimité parmi les économistes qui s’en sont occupés pour reconnaître tous les abus auxquels il a donné lieu chez les Anglais. Il y a quinze ans à peine que M. Léon Faucher, racontant, dans ses Études sur l’Angleterre, la grande et formidable coalition des mécaniciens qui se maintint plusieurs mois, énonçait comme une sorte d’axiome que c’est dans les industries les plus florissantes, les mieux rétribuées, et à leurs moments les plus prospères que l’on voyait se produire le plus de coalitions d’ouvriers. Les coalitions et les grèves anglaises fournissent la plus triste preuve des dangers et de l’impuissance trop ordinaires de ce moyen employé hors de propos et sans nécessité véritable. L’industrie interrompue, non-seulement dans le genre de travail où la coalition éclate, mais dans tous les travaux qui tiennent à celui-là par des liens de solidarité, la société troublée, la rue ensanglantée quelquefois, et, de la part des ouvriers, des fonds de réserve montant jusqu’à 600,000 fr. dévorés, pour aboutir à des capitulations dont ils ont à la fois la honte et le préjudice, voilà malheureusement l’historique de la plupart des grèves. C’est vrai des fileurs de Manchester, des mineurs des comtés de Northumberland ou de Durham, comme de toute autre industrie. Il ne faudrait pas pourtant se laisser ébranler et décourager par ce spectacle, surtout en France, où les ouvriers forment des agglomérations moins nombreuses, moins disciplinées et moins riches d’épargnes. Chose remarquable ! les coalitions sont devenues moins fréquentes et moins formidables en Angleterre depuis qu’elles y sont libres. Pratiquées avec modération et s’appuyant sur de justes motifs, elles n’ont pas été toujours un procédé inefficace. Enfin, ce qui ne forme pas l’élément le moins considérable de la question, il est impossible de calculer dans quelle mesure la crainte de voir de justes coalitions se produire agit sur l’esprit des chefs d’industrie, pour hâter de leur part le moment des concessions équitables.

De quoi donc s’agit-il ? D’ôter aux coalitions ce qui en a fait jusqu’à présent les inconvénients et les périls. Nous croyons que c’est possible dans une très-forte mesure. Nous ne parlons pas seulement de la nécessité de réprimer les actes de violence. Il y a malheureusement une sorte de violence qui échappe à la loi. Tel ouvrier a l’air de faire partie librement d’une coalition et obéit par crainte ou respect humain à un mot d’ordre. L’action de la loi s’exercera plus favorablement et plus efficacement en facilitant la création de chambres syndicales composées mi-partie de patrons, mi-partie d’ouvriers. Il y aurait là comme un gouvernement représentatif du travail. Les questions de salaires s’y débattront avec plus de maturité, de compétence, d’efficacité, que dans le choc tumultueux de masses compactes aux prises avec un capital blessé à la fois dans son amour-propre et dans son intérêt. Ne peut-on aussi établir des moyens de publicité qui fassent connaître aux ouvriers l’état des salaires dans les diverses localités, de manière à favoriser les déplacements du travail ? – Il y a là aussi une question de morale. Rien ne dispense en effet les entrepreneurs ni leurs auxiliaires salariés de ces sentiments d’équité, de modération, de bienveillance qui abrègent les conflits ou les empêchent de se développer. Enfin, c’est encore ici le lieu d’invoquer l’instruction. Sans doute, il y a une école sur les leçons de laquelle on peut compter à la longue, l’Angleterre le prouve, c’est l’expérience. Mais combien ces leçons-là coûtent cher ! L’instruction des classes ouvrières, coïncidant avec l’élévation des salaires, fruit naturel de l’accroissement de l’industrie, pourra beaucoup pour épargner aux ouvriers d’aussi cruels enseignements. Si l’on avait pris soin de leur faire connaître, à l’aide de quelques notions très-simples et très-élémentaires, le rôle des machines, l’accroissement que ne tardent pas à en recevoir d’ordinaire le nombre et la rétribution des travailleurs, peut-on croire raisonnablement qu’il n’y aurait pas eu moins de coalitions contre les machines et aussi moins de machines brisées ? Si on leur apprenait de même à quelle loi économique obéit la formation des salaires, contre quelles nécessités luttent souvent avec beaucoup de peine les entrepreneurs d’industrie, n’est-il pas à croire aussi que le nombre des coalitions déraisonnables, pour obtenir une paye plus élevée, diminuerait ? Ici, comme dans une foule de questions analogues, il ne s’agit pas de renoncer à la liberté, mais d’apprendre à s’en servir, et le seul moyen, c’est de l’éclairer.

IV
Le décret récent sur la liberté des théâtres se rattache aussi à l’émancipation du travail, il est une preuve nouvelle que le système réglementaire et préventif perd chaque jour une partie du terrain trop étendu qu’il occupe encore dans notre société issue de 1789. Comment ne pas s’en applaudir ? La liberté économique est, nous l’avons dit déjà, une des faces de la liberté civile.

Sous ce rapport, le décret sur la liberté de l’industrie théâtrale a fait disparaître, hâtons-nous de le dire, des gênes peu justifiées et des anomalies tout à fait choquantes. En laissant chacun libre d’ouvrir un théâtre sous la simple condition d’en faire la déclaration et de se conformer aux règlements de police, on a cessé d’entraver un genre de travail pour lequel nulle raison n’autorise le législateur à se montrer armé d’injustes exclusions. N’est-il pas en effet naturel et légitime, dans une société ou le goût des représentations théâtrales est extrêmement développé, que l’esprit d’entreprise se porte de ce côté, comme il se porte vers la satisfaction d’autres besoins à ses risques et périls ? On doit approuver par cette raison l’abolition de la redevance payée par certaines scènes secondaires à d’autres théâtres. Cette redevance constituait une des formes les plus blessantes du privilége, une des entraves les plus fâcheuses pour les entreprises théâtrales. Il y a bien longtemps qu’à Paris et dans les départements les spectacles de curiosité et les cafés-concerts se plaignent d’être l’objet de vexations fort légales sans doute, mais très-pénibles et très-préjudiciables à ceux qui les subissent. L’article qui ôte leur caractère de monopole aux répertoires des théâtres principaux en faisant cesser la délimitation légale des genres mérite de même particulièrement d’être loué. Des chanteurs pourront faire entendre en plein air un chant emprunté à quelque chef-d’œuvre musical sans commettre un crime de lèse-Opéra ; des acteurs pourront exécuter une scène comique avec le déguisement qui convient à leurs rôles, sans manquer au respect dû aux théâtres autorisés. La troupe de tel théâtre que je pourrais nommer pourra jouer une pièce de Marivaux sans s’exposer, par cet empiétement sur le domaine du Théâtre-Français, à recevoir, comme cela lui arriva il y a quelques années, du papier timbré.

Est-il possible que le décret qui supprime de telles entraves, si peu compatibles avec les principes qui régissent la société française, excite la défiance de bien des personnes  ? Il est certain que la liberté théâtrale a été longtemps vue de mauvais œil par une portion assez considérable de la presse et du public. Ne nous étonnons donc pas si quelques préventions subsistent, quoique l’expérience encore récente que nous en faisons ne paraisse pas fort effrayante. Rappelons quelques-unes de ces préventions, non-seulement pour la question en elle-même qui touche au travail intellectuel dans notre société démocratique, mais parce qu’on retrouve et ces préventions et ces arguments dans bien d’autres questions analogues.

Avant de faire à l’avance le procès à la liberté, qui restera, on ne l’ignore pas, bien limitée par la censure, ne faudrait-il pas voir ce qu’a produit le régime du privilége, ce régime que ne supprime qu’incomplètement le décret du 6 janvier 1861, puisqu’il laisse subsister en face des théâtres ne relevant que d’eux-mêmes les théâtres largement subventionnés ? On est bien forcé d’avouer que ce n’est pas cette liberté industrielle à laquelle on est toujours prêt à n’attribuer que des sottises et des écarts, qui a fait ou vu naître ces théâtres mal construits, ces salles mal aérées, ces couloirs obscurs, étroits, étouffés, auxquels on ne peut songer sans frémir, en cas d’incendie, et cette attente du public, prolongée et en plein air par tous les temps, à laquelle on donne une désignation caractéristique. Il faut bien reconnaître que ce n’est pas la libre concurrence qui a engendré ces faillites plus nombreuses dans cette industrie privilégiée que dans toutes les industries libres ; que ce n’est pas elle qui a produit tant de mauvaises gestions. Non ; on acquiert, en parcourant l’enquête faite en 1849, cette conviction que le régime de l’autorisation a eu ici des effets particulièrement fâcheux, qu’il a tendu à multiplier outre mesure les entreprises par l’appât trompeur du privilége, et par l’obsession des demandes adressées au gouvernement trop souvent entraîné à confier l’administration des théâtres à des protégés peu capables. On craint qu’il ne se forme, du moins momentanément, sous l’empire de la liberté, plus d’entreprises théâtrales que n’en comportent les besoins publics. Cela commence en effet, quoique sans beaucoup d’excès ; mais cette perspective est-elle si effrayante qu’on le dit ? La concurrence, qui est le plus efficace des stimulants, le plus propre à faire naître les perfectionnements désirables, ne tarde pas à devenir aussi le plus énergique des freins aux entreprises folles ou trop nombreuses en évinçant brutalement, mais sûrement, les imprudents et les incapables. Enfin disons tout : Est-ce donc sous le régime de la liberté qu’on a vu les auteurs dramatiques tantôt être à la merci des acteurs, ce qui indignait tant Beaumarchais, tantôt former cette association puissante qui a tous les caractères d’une de ces coalitions jusqu’à ces derniers temps prohibées par la loi, et qui met les auteurs dramatiques en état de dicter leurs conditions aux théâtres ? Est-ce donc sous le régime de la liberté que l’on a vu la profession d’artiste dramatique le plus souvent misérablement précaire, surtout dans les départements, et quelquefois au contraire, quand il s’agit de sujets distingués, atteignant à des taux de rétribution tels qu’un seul individu perçoit pour une seule année une somme égale à celle que le budget distribue à deux ou trois maréchaux de France et à quinze professeurs de la Sorbonne ?

On ne s’étonnera pas, d’ailleurs, que le privilége n’ait pas produit de meilleurs fruits, si l’on songe non-seulement à ce qu’il a d’éternellement contraire à l’esprit de perfectionnement, mais aux manières si diverses de le rançonner dont disposent les gouvernements qui le concèdent. Soumettre les théâtres à un impôt en faveur des hospices, n’est-ce pas, quelles que soient les raisons qu’on allègue en faveur de ce tribut que le plaisir, dit-on paye à la charité, n’est-ce pas reprendre d’une main aux théâtres subventionnés ce qu’on leur accorde de l’autre ? Plusieurs théâtres ont soutenu, et nous pourrions citer notamment l’habile et spirituel directeur M. Harel, que c’était tout juste leur bénéfice qu’on leur enlevait de la sorte. La charité bien entendue devrait d’abord, ce semble, ne pas forcer les gens à faire faillite. Sous prétexte de secourir les hôpitaux, malgré moi, avec mon argent, je demande de ne pas être mis en état d’être obligé d’aller moi-même y solliciter une place et y mourir. Un autre abus véritablement ruineux qui résulte en grande partie du régime du privilége est l’abus des billets de faveur, dont M. Vivien, dans ses Études administratives, évalue à plus d’un million le montant annuel dans les théâtres de Paris. Comment un théâtre bien appris pourrait-il refuser ces billets à une administration tutélaire et à tous ceux qui ont une puissance quelconque de grossir ou de diminuer le chiffre de l’allocation ? N’est-ce pas pourtant aussi un dur impôt ? Comment n’en pas voir un autre enfin dans cette obligation inconnue en Italie, en Angleterre et ailleurs, de jouer pendant toute l’année ? Deux ou trois théâtres seulement en sont exempts à Paris pendant trois mois, faveur qu’ils sont réduits à regarder comme une véritable subvention. Forcer de faire les frais d’une coûteuse représentation pour un public absent pendant les chaleurs caniculaires, n’est-ce donc pas une condition aussi étrange qu’onéreuse ? Que diriez-vous de l’obligation qui contraindrait un établissement de bains froids, dit privilégié, à rester ouvert au mois de janvier ?

Arrivons à cette question d’art qui soulève le plus de défiances. Ici encore je crois que la démocratie est intéressée à la liberté. Il y a un art démocratique. J’entends par là non pas l’art baissant de niveau, mais élevant les masses jusqu’à lui, et se mettant en rapport plus intime avec elles que ne le font trop souvent des tragédies et des comédies supérieures, admirables, immortelles, mais enfin représentation un peu vieillie et peinture qui ne sauraient nous suffire d’une société qui n’est plus.

Quelques personnes redoutent qu’un accroissement de liberté n’amène la décadence de l’art ou pour le moins n’y contribue ; elles jettent un regard attristé sur cette destruction de la limitation des genres attribués chacun à un théâtre. N’était-ce pas en effet édifiant chaque genre sauvé sinon de la décadence, du moins de la déchéance, maintenu dans sa pureté ? La tragédie pure, la comédie pure, le vaudeville pur. La décadence de l’art par la liberté, nous n’y croyons pas, quant à nous, pas plus que nous ne croyons à l’efficacité de l’intervention de l’autorité pour maintenir son niveau et assurer ses progrès. Quand a-t-on vu jamais ce phénomène de l’art se développant et s’élevant à l’aide de règlements d’autorité ? L’atmosphère de l’art est la liberté. Faut-il citer l’antiquité elle-même, prise si souvent ici comme type absolu du beau ? On parle de moyens grossiers d’attirer la foule. Que peut véritablement ajouter à ce que nous voyons en ce genre l’ouverture de quelques nouveaux théâtres ? Il est égaiement vrai de dire que la foule va au bas et au bouffon, à l’emphatique et au violent, et qu’elle va au beau, au sublime, à l’excellent. Puisqu’on cite les auteurs classiques, n’est-ce pas la foule qui aujourdhui encore, dans les représentations gratuites, applaudit le Cid dont le public a fait le succès plus peut-être que les purs lettrés ? Faites des lectures populaires. Élevez le niveau général de l’éducation. Pourquoi la masse, qui a montré qu’elle sent et apprécie la grande musique, dans les concerts populaires, resterait-elle insensible à la grande poésie si on lui en ouvre les sources ? Aux lettrés le privilége des finesses de l’art, à tous le sentiment et là jouissance du grand et du beau !

On attachera moins d’importance à la limitation des genres et à tout cet échafaudage d’organisation plus ou moins régulière, lorsqu’on voudra bien songer que l’organisation théâtrale, qui date de Louis XIV, avait son type dans les corporations d’arts et métiers dont chacune était parquée dans une spécialité distincte d’où elle ne pouvait s’écarter.

Les théâtres ne faisaient alors qu’obéir à la loi commune. Il était interdit à un théâtre d’empiéter sur le domaine d’un autre, comme il était défendu à un métier, sous peine d’amende, d’usurper les procédés et les matières employés par un autre métier. Une pensée d’art s’est mêlée, nous ne le nions pas, pour le Théâtre-Français et pour l’Opéra, à cette idée de l’exploitation par le monopole, qui a été la condition universelle du travail jusqu’en 1789. Qu’on nous dise donc quel grand parti il y aurait à tirer aujourd’hui de la limitation des genres ? « Y a-t-il des genres maintenant  ? disait spirituellement un critique célèbre, M. Jules Janin, entendu dans l’enquête de 1849. Prenez un vaudeville en cinq actes, ôtez-en les couplets, ce sera une comédie prenez la dernière comédie jouée au Théâtre-Français, mettez-y des couplets, ce sera un vaudeville. » On craint la démocratie dans l’art au sens le pire du mot. Pourquoi dans une société où il y a des personnes riches, éclairées, délicates, n’y aurait-il pas toujours de grandes exploitations théâtrales consacrées à l’opéra, à la haute comédie ? Il faudra toujours un personnel façonné de longue main et approprié à une destination particulière. Il est vraisemblable que les scènes même secondaires devront à la faculté de représenter des ouvrages de différents genres une variété qui relèvera plus le niveau de l’art qu’elle ne l’abaissera. Le grand mal, après tout, que les masses rencontrent sur des scènes moins nobles que le Théâtre-Français les chefs-d’œuvre qu’on y joue, et qu’on leur verse un peu de la même liqueur dans une coupe d’un métal un peu moins précieux ou d’une forme qui sera moins achevée ? Ici encore comment ne pas être de l’avis de M. Janin, lorsqu’il disait « On parle du respect que l’on doit aux chefs-d’œuvre. Je répondrai d’abord que les acteurs des théâtres secondaires ne sont pas si médiocres qu’on veut bien le dire. Je demanderai ensuite si, par respect pour les œuvres de Raphaël, on empêche un mauvais graveur de les reproduire ? Non certes, et l’on a raison ; il vaut beaucoup mieux voir sur les murailles d’un appartement une mauvaise image de la Vierge à la chaise que d’y voir une excellente gravure d’un ouvrage immoral et défectueux. »

Au point de vue où je me place dans cet écrit, je ne ferai plus qu’une remarque, c’est qu’il ne saurait plus y avoir un art d’État quand il n’y a plus ni industrie d’État, ni religion d’Etat. Si c’est l’importance des choses qui justifie la main-mise de l’État sur la pensée et l’activité humaine, la religion le mérite bien sans doute autant que l’art dramatique, et il faudra croire que Louis XIV révoquant l’édit de Nantes avait raison. Laissez donc nos goûts libres comme nos consciences. Même en admettant qu’il est du droit et du devoir de l’État de proposer au goût public quelques modèles reconnus par l’admiration générale des générations en y consacrant quelques établissements spéciaux, de même qu’il entretient les manufactures de Sèvres et des Gobelins, est-ce une raison pour lui attribuer la faculté d’empêcher l’art dramatique de se développer suivant la loi propre à chaque époque, et y réussira-t-on par la déclaration que tel genre est hérétique et tel mélange hétérodoxe  ? Non. Du jour où il a été résolu que chacun, sans que l’État eût à s’en mêler, pouvait se damner ou se sauver à sa guise, en choisissant lui-même sur ce qui importe le plus, la vérité ou l’erreur, il semble que cette question et toutes celles de même nature ont été tranchées à la fois. Le compelle intrare a été vaincu sur tous les points. En matière d’art comme d’industrie et de commerce, il n’y a plus, sauf les écarts que punit la loi qu’une question de libre appréciation remise à la garde du public et livrée à la responsabilité individuelle. Rentrons maintenant dans les questions purement économiques.