La Liberté du travail, l’association et la démocratie/9

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CHAPITRE VII

LA LIBERTÉ DU TRAVAIL ET L’ASSISTANCE.


Une même vérité domine les enseignements de l’économie politique et préside aux destinées de la vraie démocratie, c’est à savoir que la société n’existe pas pour étouffer, mais pour développer la personne humaine ; c’est que l’État ne doit ni ne peut tout faire, c’est qu’avant lui et au-dessus de lui il y a la liberté individuelle et la justice dont il est le gardien et le défenseur, c’est que la substitution de l’autorité dans la propriété et dans l’industrie à l’individu, injuste en droit, est en fait une cause d’appauvrissement et de ruine, une cause d’oppression pour le travail et pour les travailleurs, s’autorisât-elle du nom sacré de la charité ! La société est le moyen et le milieu du perfectionnement individuel ; c’est à ce perfectionnement que se mesurent la morale et la richesse d’une nation. Qu’est-ce en effet qu’une société sinon la collection des individus qui la composent ? Le prétendu droit social, mis à la place du droit individuel et pouvant le façonner à son gré, n’est qu’une chimère dégradante, un prétexte à la tyrannie qui se résoudrait pour les masses en privations, en abaissement de tout genre.

C’est à ces règles que doit être ramenée, dans les sociétés démocratiques surtout, la question de l’assistance.

Je me bornerai à rappeler qu’entre les devoirs de justice et les devoirs de charité il existe une différence essentielle dont l’oubli forme le fonds des systèmes par lesquels on égare plus d’une fois les généreux instincts de la démocratie. La justice peut être imposée par la force, et non la charité, essentiellement libre et spontanée. La justice forcée reste la justice ; la charité forcée perd jusqu’à son nom. C’est de toute évidence s’il s’agit de rapports purement individuels. Voici un malheureux qui me demande quelque secours. Son dénûment est profond, immérité. De mon côté je suis riche, et, pour ajouter à la force des circonstances, je connais celui qui implore ma pitié : je suis même son obligé. Que si je refuse de le secourir, on criera à la dûreté de cœur, à l’ingratitude, on dira que je manque odieusement à la charité. Est-ce à dire que cet homme aura le droit de me l’imposer ? Pourra-t-il s’armer de la force pour la réclamer ? Non, et toute tentative de ce genre serait justement punie. Permis au juge de s’associer comme homme à l’opinion publique qui blâme ma dureté, mais il devra comme juge prendre parti pour moi et châtier la simple menace faite à ma liberté.

S’il s’agit de relations, non plus d’individu à individu, mais de rapports de l’individu avec la société, avec l’État, les choses changent-elles de nature ? Et pourquoi en changeraient-elles  ? Si le droit à l’assistance était, comme on l’a dit, un droit véritable, il pourrait être revendiqué par la force contre ceux qui refusent d’y donner satisfaction. Alors mon bien ne m’appartient plus, il appartient à tous ceux qui le demandent en arguant qu’ils en ont besoin. Quiconque possède est a la merci de quiconque ne possède pas, sauf à l’individu dessaisi à faire valoir à son tour son droit à être assisté. Il ne sert de rien d’alléguer, nous le répétons, que ce droit ne sera pas exercé de l’individu à l’individu, mais de l’individu à la société. La société est un être collectif, et l’État qui la représente n’a pas la puissance de changer le caractère d’une injustice.

Le droit à l’assistance et la propriété sont incompatibles[1]. Si l’une est une vérité et un bienfait, l’autre est une erreur et un fléau.

De la part de l’individu il n’y a pas un droit à être assisté, mais il y a devoir de secourir le malheur et ce devoir s’étend à l’État ; sous quelles conditions sera-t-il bienfaisant et non nuisible, conforme et non contraire aux principes de la liberté ?

Pourvu qu’elle soit éclairée, la charité privée ne compte que des partisans. Il n’en est pas ainsi de la charité par l’État, par les départements et par les communes. Les économistes ont tenu en général sur la charité officielle un langage très-sévère. Voici en substance quelle est leur manière de raisonner à laquelle je comparerai tout à l’heure celle dont ont coutume d’user les partisans de la charité légale. Nulle part, peut-être, les intérêts de la démocratie ne sont plus directement en jeu que dans cette question controversée.

Le devoir de la prévoyance, disent les économistes, a besoin d’une sanction. Cette pénalité naturelle, attachée à l’infraction de tous les devoirs, ne fait pas non plus défaut à celui-ci, c’est la gêne, c’est la misère qui se lie à l’imprévoyance comme le châtiment au délit. Voilà l’expiation providentiellement réservée à la paresse, à l’insouciance, à toutes les habitudes vicieuses, expiation sans laquelle l’humanité n’aurait pas fait un seul pas en avant et dormirait encore au sein d’une incurable indolence, expiation qui est là toujours sous les yeux du travailleur comme une apparition menaçante, comme le stimulant de toutes les heures, qui ne permet ni à son activité de sommeiller ni à sa prévoyance de s’étourdir ! Quelle image de la responsabilité qui pèse sur lui que les privations de toute une famille ! Quelle perspective en revanche que celle d’échapper à son tour, grâce à des efforts soutenus, à la misère qui a pesé originellement sur tous les hommes ! L’ouvrier n’ignore pas qu’il est exposé à certaines chances mauvaises, crises industrielles, chômages, baisses de salaires, infirmités, blessures, maladies, vieillesse, famille nombreuse à soutenir, Qu’il s’habitue donc à compter sur lui-même, et il réglera en conséquence la quantité de son travail et ses dépenses journalières. Les époques de prospérité au lieu de profiter à sa dissipation profiteront à ses épargnes. Toute une série d’heureuses conséquences en naîtra. Sa valeur morale en sera augmentée, et avec elle sa valeur productive. Au lieu de peser sur les ressources publiques, il ne fera qu’y ajouter premier gage de l’élévation des salaires qui se mesurent sur la quantité du capital disponible. Par une suite nécessaire du même principe, il se gardera des mariages trop précoces ou faits dans de mauvaises conditions, ce qui préviendra l’excès de la population ouvrière, excès si redoutable pour elle et cette seconde cause n’agira pas moins sur les salaires dans le sens de la hausse, l’offre du travail devenant plus rare en présence du capital devenu plus abondant. Les misères accidentelles subsisteront ; eh ! sans doute ; car le meilleur régime économique ne saurait entièrement les faire disparaître. Mais pour y pourvoir on aura comme auparavant la charité des riches, et on aura de plus qu’auparavant le secours fraternel donné plus facilement à l’indigence par toute une population laborieuse et aisée. Faites au contraire que l’assistance devienne une sorte de dette publique, faites que le pauvre puisse y compter avec certitude, et toutes les conséquences opposées se tirent d’elles-mêmes avec une logique aussi impérieuse que redoutable. Au lieu de se fortifier comme il est nécessaire dans une société digne et libre, le sentiment de la responsabilité fléchit dans la proportion même de l’assistance promise, le travail se ralentit, la prévoyance et succombe. Ce n’est plus simplement la pauvreté qui frappe à la porte, c’est le paupérisme ! La mendicité devient un état : La misère abrutie et rassurée se met à pulluler, et multiplie sans mesure la race des prolétaires ! … Dès lors la société tourne dans un effrayant cercle vicieux. Ce qu’elle fait pour les pauvres retombe sur elle en aggravation continue de charges et sur eux en aggravation continue de misère. Tout ce qu’elle jette dans le gouffre béant du paupérisme ne sert qu’à le creuser chaque jour davantage. Et comment avec une activité qui s’amoindrit et une épargne nulle les pauvres espéreraient-ils une amélioration durable dans leur sort ? comment, poussés par leur nombre et par leur avilissement à la dernière limite des salaires, ne seraient-ils pas condamnés à tomber au plus bas degré de l’humanité ? Il faudra augmenter les secours eu égard à la quantité des hommes et au taux de plus en plus insuffisant de la rémunération du travail, deux maux qui iront s’aggravant l’un par l’autre. Alors viennent, suivant la loi terrible dénoncée par MALTHUS, la maladie et la mort qui signifient aux membres parasites l’ordre du départ, frappant à coups redoublés sur une population exubérante, assez pour l’empêcher de couvrir tout un pays, pas assez pourtant pour en prévenir la surabondance. — On prendra, dit-on le parti de réduire les secours au plus strict nécessaire. – Il n’importe. À mesure que l’homme se dégrade, qui ne sait qu’il se contente d’un minimum de satisfaction ? On s’accoutume à la saleté, aux haillons, à la plus détestable pitance pourvu qu’elle soit assurée. On la préfère même au travail. Ne dites-pas que ce sont là des exagérations et des rêves ! L’Angleterre a établi une taxe des pauvres, et ce sombre tableau s’est de point en point vérifié, Ne dites pas que de telles paroles sont un outrage à l’humanité ! La philanthropie la mieux entendue, c’est la vérité dite au peuple. Ne dites pas enfin que la science qui érige de pareils faits en axiomes est odieuse et sans pitié. Elle n’est pas plus coupable des maux qu’elle constate que la médecine n’est responsable des maladies qu’elle décrit, et, comme elle, animée d’un sincère désir du bien, elle ne les analyse que pour les prévenir par un traitement approprié ou pour les guérir par des remèdes plus efficaces, fussent-ils aussi plus héroïques.

Mais il n’est pas encore achevé le triste bilan de la charité officielle ! Qui ne sait qu’elle ne saurait avoir lieu sans un immense et coûteux appareil administratif absorbant une partie des revenus publics ? Le pauvre du moins en aura-t-il quelque reconnaissance à la société ? Et comment serait-il reconnaissant ? Comment ne s’habituerait-il pas vite à considérer au contraire le secours périodique comme une rente qui lui est due ? Essayez de la diminuer, à plus forte raison de la supprimer, vous excitez une haine sourde, et, peut-être, la révolte armée. Le contribuable lui-même ne se considérera guère comme un bienfaiteur ; est-ce donc une chose faite pour attendrir le cœur que de payer un impôt ? On peut douter d’ailleurs que le mobile qui le pousse soit la sympathie et non le souci exclusif de sa sécurité. Voilà donc à quoi auront abouti les défenseurs à outrance d’une charité mal entendue : ils auront tué la charité même en faisant du sentiment le plus libre, le plus spontané qui soit au monde une sèche obligation, un chiffre inscrit au budget, ils auront rompu les liens doux et sacrés qui unissaient le bienfaiteur et l’obligé, ils auront mis en face l’une de l’autre la faim habile à exploiter la peur, et la peur qui se hâte de jeter son obole à la faim pour la désarmer !

Les économistes n’ont pas craint d’entrer dans les plus grands détails ; ils examinent tour à tour les diverses institutions charitables dont la société est le plus portée à se prévaloir comme d’un témoignage de sa sollicitude pour les classes ouvrières. Ateliers et maisons de travail, distributions de secours à domicile, hôpitaux et hospices, crèches, reposoirs, enfants trouvés, salles d’asile, toutes ces inventions, dont quelques-unes paraissent si touchantes, de la charité publique, sont passées tour à tour au crible d’une critique sévère. Les ateliers de travail ! Ils ne font que déplacer et aggraver la misère. Les hôpitaux et hospices ! Ils tuent la prévoyance individuelle, ils brisent les liens de famille. Les établissements d’enfants trouvés ! Ils sont une prime au libertinage. Les crèches et les salles d’asiles ! Elles dispensent les mères des devoirs les plus pressants de la maternité. Et de même des autres institutions charitables accusées d’émousser le sentiment de la responsabilité et même parfois de dépraver le cœur humain. Les économistes vont plus loin : ils reprochent à un pareil état de choses de créer une disposition générale et toute une doctrine éminemment funeste à la classe ouvrière. Cette classe arrive à croire à une providence extérieure qui s’appelle l’État, chargée de pourvoir à tous ses besoins. Bientôt elle lui demandera l’impossible, à la voix du premier rêveur qui lui fera entendre que l’État peut tout. Que disons-nous ? Ce mal ne se borne pas à la classe ouvrière, il monte de proche en proche, il s’étend de ceux qui reçoivent la charité à ceux qui la font. Dès lors tout tend à l’intrigue, à la supplication, à la bassesse, sinon à la menace et à la violence. Au lieu de compter sur soi, sur son travail énergique et patient, sur une modeste économie, chacun se met à compter sur tout le monde. Triste résultat de lâches ou systématiques concessions faites à une philanthropie homicide, illusion chez les plus généreux et chez les plus honnêtes, chez les autres flatterie déguisée et intéressée faite au peuple !

À ces vives et pressantes raisons, à ces faits invoqués, que trouvent à opposer les défenseurs, j’entends ici seulement les plus modérés et les plus raisonnables, de la charité officielle ?

Il y a, disent-ils, un principe et un fait dans la question de l’assistance légale. En principe, on prétend que l’État ne doit point faire la charité. En fait, on ajoute qu’il s’en acquitte toujours plus mal que les individus, N’est-ce pas là une double erreur ? Et d’abord il est étrange de reconnaitre à l’individu le droit et le devoir d’exercer la charité et de les dénier à l’État. L’État n’est point, comme on le répète si souvent, une vague et sèche abstraction : il est la représentation vivante de la société ; il en résume la pensée, il en exerce l’action. Gardien avant tout de la sécurité, n’est-il que cela ? De même que dans ses relations avec les puissances du dehors, il est de son devoir de se montrer soucieux de la dignité du pays, de même dans ses rapports avec les citoyens, il ne lui est pas interdit d’avoir un cœur sympathique aux souffrances dont il est témoin. On prétend que l’impôt prélevé pour l’exercice de la charité légale dépouille les uns en faveur des autres. L’argument est sans portée dans un pays où l’impôt est consenti et où l’élection des législateurs dépend des contribuables.

Mais la charité est-elle seulement un droit pour la société, n’est-elle pas aussi un devoir ? Oui, sans doute, s’il y a des misères que l’action collective est seule en état de soulager. La charité privée a ses lenteurs, ses incapacités ses ressources d’ailleurs sont assez bornées et inégalement réparties. Il y a des maux pressants, subits, qui frappent par masses, comme les crises industrielles très-intenses, comme les incendies et les inondations qui atteignent tout un département. Ces maux veulent des remèdes prompts et étendus. Attendre que la charité privée ait pris ses mesures, n’est-ce pas consentir à ce que des malheureux souffrent et meurent dans l’intervalle ? Ils devaient être prévoyants, dites-vous. Eh sans doute ! Mais, dans le nombre, ne comptez-vous pour rien les hommes jeunes à qui le temps a manqué, les hommes mûrs à qui la chance a fait défaut, ceux que des pertes ont ruinés, ceux qui ne disposent que de ressources trop inférieures au malheur qui les frappe ? Ces ressources, d’ailleurs, il ne les ont pas toujours sous la main et, en attendant, il faut qu’ils vivent. Êtes-vous d’ailleurs bien sûrs que ce qui a pu manquer à la prévoyance des uns autorise les autres à devenir complètement impitoyables ? Sans doute l’État a pu trop souvent agir avec imprudence, ne pas mesurer assez exactement ses dépenses à ses ressources, et surtout tenir trop peu de compte de ce qu’il y a de dangereux à encourager l’incurie des pauvres. Mais toute bonne oeuvre a ses périls, ses écueils, ses commencements laborieux, son apprentissage à faire, et la bienfaisance publique, elle aussi, est un art long et difficile. Ses progrès sont-ils contestables ? Les hôpitaux sont mieux tenus qu’autrefois. Les secours sont mieux distribués, avec plus d’ordre et de connaissance de cause. Les établissements d’enfants trouvés ne sont plus des foyers de mortalité et de criminalité comme il y a quelques années encore. Les salles d’asile et les crèches sont devenues des établissements modèles. L’administration de l’assistance s’est améliorée, et chaque jour elle s’améliore. On ne saurait l’accuser de pousser à l’imprévoyance par l’excès de générosités imprudentes. La moyenne des secours pour chaque individu assisté était, il y a peu d’années, en moyenne de 12 fr. Chiffre éloquent qui suffirait à prouver que, sans les ressources et le zèle de la charité privée, les indigents ne rencontreraient qu’une assistance des plus médiocres !

Ces raisons très-fortes, toutes de nécessité et de pratique, n’infirment point les conséquences tirées par l’économie politique sur les effets d’une charité légale qui tendrait à s’accroître au lieu de tendre à se resserrer. L’économie politique a raison dans ses protestations en faveur de la responsabilité et de la dignité humaine, dans ses allégations sur les effets désastreux des mesures qui y sont contraires, relativement à la richesse publique et à la situation des pauvres eux-mêmes. La dureté de quelques formules qui ont rendu l’économie politique peu populaire ne saurait voiler ni affaiblir dans l’esprit des masses éclairées la profonde justesse et la virilité de ses leçons. Au fond, il ne saurait être question de supprimer l’assistance publique, et il y a lieu de tenir compte de ce que cette assistance dit elle-même dans ses rapports officiels des améliorations qu’elle a reçues en France depuis plusieurs années. L’Assistance publique a voulu sur quelques points se mettre elle-même en garde contre ses défauts les plus naturels. C’est ainsi qu’elle a substitué en partie les secours en aliments, en vêtements, en chauffage, aux secours en argent dans lesquels se glisse plus facilement l’abus. Elle cherche aussi à faire prévaloir le principe des secours à domicile, qui a moins d’inconvénients pour la famille et pour la dignité individuelle. Ce sont là de bonnes inspirations. Quant à l’augmentation dans le chiffre des personnes secourues et dans le nombre des bureaux de bienfaisance, elle tient surtout à cette cause que des individus ayant réellement besoin de secours n’on recevaient pas il y a plusieurs années : ils en reçoivent aujourd’hui. Ainsi, lorsqu’il est constaté que, de 1833 à 1853, le nombre des assistés s’est élevé de près de 31 0/0, tandis que la population générale ne s’est accrue que d’un peu plus de 8 0/0, il ne faudrait pas conclure de ces chiffres que le paupérisme s’est étendu en France, ni que l’assistance soit placée sur la pente d’un laisser-aller abusif.

Est-ce à dire pourtant que tout soit au mieux en ce qui regarde l’assistance publique, même corrigée et perfectionnée ? Dans cette augmentation du nombre des assistés, il y aurait à signaler sans doute une certaine quantité d’individus qui, autrefois à la charge de la charité privée, ont passé pour ainsi dire dans les cadres de l’assistance communale, ce que l’on ne saurait toujours prendre pour un progrès. On est fondé aussi, et ceci n’intéresse pas seulement la charité, mais l’administration et les finances, à demander la cause de l’écart vraiment énorme qui a lieu entre les bureaux de charité des différents départements quant aux frais dits de bureau. D’où vient qu’en 1853, dans le Puy-de-Dôme, sur une somme de 100 fr. affectée aux secours, les frais de bureau ont absorbé 41 fr. 50 c., tandis qu’en Corse la même dépense n’a été que de 3 fr. 84 c. ? D’où viennent des écarts moins sensibles, mais bien graves encore, entre d’autres départements  ? N’est-ce pas un fait dont l’administration doit sérieusement se préoccuper ? La moyenne même en frais de bureau, qui dans toute la période a été de 22 fr. 31 c. pour 100 n’est-elle pas beaucoup trop élevée ?

L’assistance publique a donc encore en grande partie à se mettre d’accord avec les principes de l’économie politique, avec la liberté par conséquent. Il y a là trop de centralisation, trop de services remis entre les mains de l’autorité.

Un écrivain des plus compétents dans ces questions d’assistance[2] comme administrateur et comme publiciste, exprime la même opinion avec des détails qui concourent directement à établir notre thèse :

« N’est-il pas permis dit-il, de se demander si l’on ne pourrait pas, en décentralisant au lieu de tendre toujours à centraliser, laisser à certains arrondissements riches le soin de se créer des ressources et de secourir, je dirais presque d’éteindre la misère sur leur territoire, pendant que l’administration centrale porterait toutes ses forces sur les quartiers qui ont la pauvreté pour unique habitant  ? Paris est assez riche pour supprimer la misère dans

ses murs. Il va sans dire que nous avons seulement en vue la misère ordinaire, les pensionnaires de la charité. Vienne une épidémie, une crise comme celle qui sévit en ce moment, et aussitôt un tiers de la population, qui ne vit que du travail, tombe dans un dénûment affreux.

« Par quelles ressources et de quelle façon l’assistance publique vient-elle au secours de la misère, soit dans ses établissements, soit à domicile ? »

« Elle produit elle-même une partie des denrées qu’elle consomme. Il y a une cave centrale, une boulangerie centrale, une pharmacie centrale, etc. Je comprends la pharmacie centrale. J’avoue que je comprends moins la cave centrale et surtout la boulangerie centrale. Je ne m’explique pas l’utilité des immenses développements donnés depuis quelques années à ce dernier établissement, dont on a voulu faire une manufacture de pain à prix réduit pour la ville entière. Au commencement de ce siècle, la boulangerie des hospices fabriquait déjà près de 3 millions de kilogrammes de pain ; elle en a fabriqué, en 1860, 7 millions 500,000 kilogr, ; on compte aller jusqu’à 25,000 kilogr· par jour. Sur ce chiffre, 3 millions 200,900 kilogr· ont été vendus sur les marchés ; on a fourni 82,000 kilogr· au collège Rollin, pourvu la gendarmerie, etc. Je sais que la boulangerie est parfaitement dirigée, que, sous l’habile impulsion du préfet de la Seine, on en a fait un établissement modèle ; j’admire assurément ses pétrins mécaniques, son four annulaire à sole tournante, ses silos, le système d’aération graduelle des meules, les applications des importantes découvertes de M. Mège-Mouriès, les procédés à l’aide desquels on ne consomme plus que 13 kilogr· 20 cent· de charbon pour la mouture de 120 kilogr· de blé, tandis qu’à la manutention militaire de Chaillot on en consomme 22 kilogr· 80 cent. Mais pourquoi tant d’efforts ? pourquoi cette concurrence à l’industrie privée ? pourquoi ces achats et ces ventes, cette Ville meunière, boulangère et mécanicienne, cette concentration en un seul point d’une si grosse fabrication qu’une émeute pourrait accaparer ou anéantir, pourquoi ? pour arriver à vendre 0,31 c. 80 le kilogr· de pain que la mercuriale porte à 0,34 c. 58. C’est donc 1 c. par livre, si le calcul est exact, s’il comprend tout. Cet écart vaut-il tant de peine ?

« Je ne m’explique pas davantage pourquoi l’administration conserve un bureau central des nourrices ? Autrefois il était difficile de trouver des nourrices, plus difficile de les faire venir par le coche. Aujourd’hui l’industrie privée procure des nourrices, le télégraphe les appelle, le chemin de fer les amène, le bureau de bienfaisance, les crèches, les sociétés de charité maternelle assistent ce qui vaut bien mieux, les mères nourrices. À quoi bon consacrer 200,000 fr., une vaste maison sur les boulevards, des employés et des écritures à faire ce que fait une industrie qu’il est indispensable de surveiller, inutile de remplacer  ?

« L’administration est déjà bien assez chargée. Sait-on ce que comprend son domaine ? 16 hôpitaux, 12 hospices, 11 établissements, 37 maisons de secours, près de 300,000 mètres de terrain bâti ou non à Paris, environ 7,000 hectares de biens ruraux, 1 million 800,000 fr. de rentes sur l’état, des droits qui s’élevaient à 13 millions avant 1789 et se réduisent maintenant à l’impôt sur les spectacles, qui a dépassé 1 million 600,000 fr. en 1860. Le budget total est de 20 millions, dont 12 millions de ressources diverses, 7 millions de subvention municipale. Le domaine immobilier, plus considérable avant la Révolution, s’accroît par des dons, s’accroît par la plus-value qui résulte du temps et d’une excellente gestion, mais il diminue plus encore qu’il n’augmente, par suite de ventes successives. De 1806 à 1860, on a vendu pour 43 millions 873,175 fr. de biens des hospices de Paris, 8 millions dans les cinq dernières années, sans parler des rentes aliénées. Une partie de ces ventes, destinée à l’amélioration des services, a été nécessaire et intelligente. Mais il y a eu exagération. M. Husson nous apprend que les ventes effectuées depuis vingt-cinq ans, compensation faite des remplois, se soldent par un déficit important.

L’expérience est d'accord avec la science pour établir que, comme patrimoine d’une administration perpétuelle, les immeubles valent mieux que les rentes. Les immeubles se gardent et s’augmentent ; la rente, dans les temps ordinaires, elle se déprécie, dans les temps prospères, on la convertit, dans les temps d’imprévoyance, on la vend, dans les temps de désordre, on la consolide. La conversion vient de coûter aux hospices de Paris 1 million 700.000 fr. Le cordonnier Geoffroy et sa femme Marie, en donnant leur maison de la Boule-Rouge, en 1261, ont assuré aux hospices plus de 6 millions. Une rente de 100 fr. en 1720, vaut aujourd’hui moins de 15 fr. …

… L’administration de l’assistance publique se compose, en résumé, de trois parties : des établissements internes, des secours extérieurs, un domaine considérable. La nécessité des hôpitaux est facile à justifier ; ils valent moins que la famille pour la morale, ils valent mieux pour la guérison ; ils doivent se réduire de plus en plus aux maladies graves, les autres sont mieux secourues à domicile. Quant aux hospices, on fait bien de les transporter hors Paris, on fait mieux encore de les transformer en secours à domicile. Je n’aime pas ces grandes casernes de 3.000 femmes, où l'être humain n’est plus connu que par le numéro de son grabat. Je voudrais que la prévoyance, la famille et le secours à domicile finissent par tuer l’hospice. Toutefois, reconnaissons que notre siècle doit bien quelque chose à ses septuagénaires. Nés au milieu de la première Révolution, jeunes au moment de la troisième, hommes faits à l’époque de la cinquième, gagnant la soixantaine quand éclata la sixième, vraiment les vieillards d’aujourd’hui ont eu quelque peine à amasser des épargnes ou à les conserver.

« Les secours à domicile sont indispensables, ils ne sont pas excessifs : ils sont distribués par des bienfaiteurs gratuits et par des Sœurs de charité, mais on tend à les réglementer, à les centraliser, à les subventionner beaucoup trop. au lieu de laisser agir surtout le quartier, la paroisse, l’œuvre libre, l’aumône privée. »

Il y a longtemps que M. Duchâtel a écrit ces excellentes paroles « Efforts constants pour rendre la société capable d’exercer la charité sans tutelle, abdication volontaire le jour où l’émancipation est possible, telles sont les règles qui doivent présider à l’action du gouvernement en matière de bienfaisance, »

La charité publique est nécessaire ; cette nécessité qui est sa raison d’être, doit aussi lui servir de limite. Les progrès de la société doivent tendre à la perfectionner, mais non à la restreindre.

En matière d’hôpital et d’hospice, faire prévaloir de plus en plus le secours à domicile sur le traitement hospitalier, diminuer les grandes casernes ; en matière de secours à domicile, faire prévaloir de plus en plus les visites par des bienfaiteurs gratuits ou des Sœurs de charité, et l’assistance locale sur la répartition par des agents salariés et les règlements généraux, diminuer les centralisations ; en matière de budget, préférer le don à l’impôt, accroître les libéralités volontaires, diminuer les contributions forcées, tels paraissent les conseils à suivre. Ils reviennent tous à ceci, selon la juste parole de M. Cochin « Vous avez devant vous la misère et la vertu ; pour soulager celle-là, employez celle-ci. Ne recourez aux impôts, aux bureaux, aux agents, aux hôpitaux, qu’après avoir épuisé les dons, le zèle, la compassion, la famille. »

Répétons-le, l’assistance a une place nécessairement marquée, mais qui doit être assez sévèrement circonscrite dans une société démocratique. Les meilleures formes de l’assistance, les seules qui soient compatibles avec la liberté et la dignité des travailleurs, sont celles qui tendent à redoubler l’activité et à éclairer la marche des libres efforts. La société doit au travailleur, non comme une dette stricte et obligatoire, mais comme une dette de générosité et de civilisation, l’avance de l’instruction, et, toutes les fois que faire se peut, celle du crédit. Sous d’autres formes moins parfaites, l’assistance peut avoir encore sa place indispensable, mais comme une sorte de pis-aller. L’économie politique, qui se défie de ces formes sans les proscrire toutes, sans même vouloir en supprimer la plupart, pourvu qu’on les manie avec le plus de prudence et de circonspection possible, l’économie politique compte sur d’autres moyens plus efficaces pour améliorer le sort des classes populaires. Elle compte sur l’organisation des institutions de prévoyance et d’épargne. Elle compte sur l’instruction des travailleurs, qui les rend meilleurs producteurs, sur leur économie et leur bonne conduite, sur la liberté et la sécurité, sur le développement du travail et des transactions qui, en Angleterre, depuis l’abolition des lois prohibitives et ultra-protectrices de l’industrie et de l’agriculture dites nationales, auxquelles elles apportaient plus d’entraves que de secours, a contribué dans une si forte mesure à diminuer la mortalité et la criminalité dans les classes ouvrières.

Nous n’aurions pas achevé de traiter de l’assistance dans ses rapports avec la démocratie et avec la liberté du travail, si nous n’ajoutions quelque chose sur une des plaies qu’il importe le plus de voir disparaître dans une société démocratique laborieuse et digne, la mendicité, et sur un moyen d’assistance qui paraîtrait devoir mieux se concilier avec le travail et la dignité individuelle, quoique l’expérience qu’en ont faite les sociétés dans les moments où la démocratie était le plus en faveur n’ait pas répondu au but qu’on s’était proposé, nous voulons parler des ateliers nationaux.

Si la mendicité ne se révélait que comme fait accidentel, involontaire, comme l’expression digne de pitié d’une misère exceptionnelle, nous n’aurions peut-être pas à la mentionner. Mais l’étude du présent et l’histoire du passé montrent malheureusement qu’elle apparaît sous un tout autre aspect par lequel elle touche à l’ordre social. La mendicité est pour des groupes entiers d’individus un état, un métier faisant vivre ceux qui s’y livrent dans des conditions de bien-être quelquefois même supérieures à celles de l’ouvrier honnête et laborieux. À ce point de vue, elle est une cause profonde de démoralisation. Ne dites point que c’est un mal des sociétés plus ou moins démocratiques des temps modernes, qu’elle est une variété du paupérisme agricole et manufacturier. La mendicité dans l’ancien régime a pris plus d’une fois la forme du brigandage ; elle était alors une menace permanente pour la société plus souvent elle s’exerçait à l’aide de mille ruses, feignant les maladies les plus hideuses ; pour inspirer avec la commisération vivement éveillée l’idée d’une complète incapacité de travail. Il est rare que sous cette dernière forme elle ne se mêlât pas au vol. Le souvenir des truands et de la Cours des miracles n’est pas effacé de notre mémoire.

La mendicité n’a pas cessé aujourd’hui avec quelques-unes des causes qui la perpétuaient, comme étaient les couvents. Il y a des départements, des communes qui sont particulièrement infectés de cette plaie. Quelques pays étrangers en sont atteints plus encore que la France. Dans certains villages traversés par les voyageurs, qui deviennent la proie des importunités d’une mendicité organisée, la profession de mendiant est héréditaire. Pères et enfants, ils mendient tous depuis des siècles. Il en est quelquefois de même dans les villes. La mendicité est un fléau social : c’est le parasitisme à l’état chronique ; c’est l’exploitation régulière de la charité par l’hypocrisie ; c’est une école ouverte de dépravation. Toute société régulière doit tendre à fermer cette plaie à la fois honteuse et dangereuse, et c’est, nous le répétons, un but qui semble s’imposer plus étroitement à nos modernes démocraties qui demandent aux derniers de leurs membres de l’énergie et de la dignité.

Le remède n’est pas facile à trouver. En principe, la mendicité doit être interdite. La mendicité chez les hommes valides étant un véritable vol fait à la communauté et aux vrais pauvres, la liberté de la mendicité, qui compte quelques partisans, n’est pas autre chose que la liberté du vol. C’est une prime offerte à quiconque voudra spéculer sur la crédulité publique. Non, la communauté ne saurait souffrir dans son sein l’exercice régulier d’une profession qui consiste à se dispenser de tout travail utile. Non, il n’est pas possible d’admettre la formation en pleine civilisation de troupes de nomades vivant dans la promiscuité, se transmettant le germe de tous les vices moraux et physiques, et rejetant sur la société le soin de pauvres petits êtres nés de parents de hasard.

Sans doute on pourra répondre que la liberté de mendier a pour correctif la liberté de ne pas faire l’aumône aux mendiants. Ah ! craignons de mettre la sympathie humaine à de pareilles épreuves. Ce serait trop risquer de l’endurcir aux vrais maux. Comment croire que les bons cœurs cesseront de se laisser prendre à des piéges si bien tendus ? Enfin, lorsque la mendicité a reçu une certaine extension, ne sait-on pas qu’elle usurpe les airs exigeants qui conviennent à des droits acquis et le ton arrogant de la menace ? Laisser s’en former les cadres, c’est préparer ceux du vol avec ses bandes organisées. La présence de mendiants dans un pays y est cause de nombreux incendies, sous le prétexte de tirer vengeance du refus d’hospitalité, ou par l’unique plaisir de faire le mal.

Je crois donc pouvoir conclure que l’interdiction de la mendicité est réellement une mesure commandée par la moralité publique et par la prudence. Mais qui ne sait aussi que cette mesure, là où elle est prise, n’est jamais complètement exécutée ? Le public se fait complice des mendiants, et il y a en réalité des cas de force majeure devant lesquels la police reste désarmée. Une foule d’abus se glissent à l’abri de ces cas prétendus exceptionnels ! Malgré les pénalités existantes, on mendie dans nos villes, tantôt en simulant un petit commerce, tantôt dans l’ombre, quelquefois au grand jour : des ouvriers sans ouvrage, ou même en ayant, y cherchent un équivalent ou un supplément de leur salaire ; on mendie à jour fixe dans les campagnes. On ne saurait dire dans quelle proportion les valides se mêlent aux non-valides dans cette armée de la fainéantise. Enfin cette mesure de l’interdiction de la mendicité n’est pas générale. La législation manque d’uniformité. L’article 274 du Code pénal porte Toute personne qui aura été trouvée mendiant dans un lieu pour lequel il existera un établissement destiné à obvier à la mendicité, sera punie de trois à six mois d’emprisonnement, et sera après l’expiration de sa peine, conduite au dépôt de mendicité. Loi sévère, peut-être à l’excès, et peu exécutée !

Combien elle serait longue et sinistre la liste des répressions terribles essayées contre ce mal que rien n’a pu déraciner !

De vieilles ordonnances royales, à partir du XIVe siècle, condamnent les mendiants à travailler par force aux travaux publics, à l’emprisonnement, aux galères, au carcan, au bannissement. Tout en maintenant des pénalités contre la mendicité, la philanthropie de notre siècle ne pouvait s’accommoder de ces mesures non moins inefficaces qu’impitoyables, et qui n’empêchaient pas Vauban d’écrire vers 1698, au sortir des guerres qui avaient épuisé le pays, qu’un dixième de la population en France était réduit à la mendicité et mendiait effectivement. Sous l’Empire, on admit en principe qu’avant de réprimer la mendicité comme un délit, il fallait lui offrir le travail comme un secours. Un décret du 5 juillet 1808 ordonna qu’un dépot de mendicité ou maison de travail pour les mendiants serait créé dans chaque département, et, dans l’espace de quatre années seulement, quatre-vingts de ces établissements furent fondés dans autant de départements. Quels abus n’ont pas produits ces institutions ! Quelles plaintes n’ont-elles pas fait naître ! Les ressources budgétaires locales n’y suffisaient pas. Elles offraient un spectacle pénible à voir. On leur reprochait amèrement de faire une concurrence ruineuse au travail libre. Les dépôts ont été successivement fermés, et il en subsiste aujourd’hui très-peu. Est-ce une institution qu’il soit impossible de faire fonctionner d’une manière satisfaisante ? Un habile administrateur répond que le dépôt de mendicité de Nevers a heureusement résolu la question[3]. Ce dépôt aurait, grâce au concours actif de la charité privée, agissant par souscription et complétée par les ressources de l’impôt, réussi à occuper utilement et à réformer efficacement un certain nombre de mendiants. Un intelligent mélange de sévérité et de bonté, l’emploi de tous les moyens de discipline, de travail fructueux, d’instruction religieuse, l’encouragement à la formation d’un pécule, auraient accompli, sauf un certain nombre d’exceptions rebelles, ce beau résultat qui s’indiquerait ainsi comme un modèle a suivre par l’administration départementale. Mais c’est particulièrement sur l’emploi des moyens préventifs pratiqués par le même administrateur pour faire cesser la mendicité, qu’a été appelée l’attention des personnes compétente : Ces moyens, couronnés de succès dans un important département, semblent se recommander d’ailleurs par leur simplicité. Ils consistent, pour chaque commune du département où il n’existe pas de bureau de bienfaisance organisé, dans l’établissement d’une commission charitable chargée de rechercher les individus ayant droit par leurs misères, par leur âge ou par leurs infirmités, à l’assistance communale. Le maire et le curé font de droit partie de ces commissions. L’action de ces commissions, dit M. de Magnitot, doit « se manifester régulièrement et conformément à des écritures suffisantes pour mettre à couvert la responsabilité des ordonnateurs, sans que toutefois l’aridité et les exigences de la bureaucratie viennent lui enlever ce caractère de bienveillance et de consolation qui donne tant de prix à l’aumône individuelle. » Toutes les ressources formant ce fonds commun émanent de la charité locale, qui s’est traduite, pour le département, par un chiffre annuel de 242,381 f., c’est-à-dire à peu près un sixième de la somme d’un million et demi environ perçue annuellement par la mendicité libre sur les populations du département. Ces ressources sont concentrées dans chaque commune, sans possibilité d’en détourner la moindre partie au profit d’une ou plusieurs communes voisines moins bien partagées. Un recensement spécial, fait en 1854, du nombre des mendiants existants dans la Nièvre, avait donné les résultats suivants : nombre des mendiants valides, 1,433 ; nombre des mendiants invalides, 2,789 ; total, 4.222. Dans cette dernière catégorie des mendiants invalides ne figuraient pas les pauvres honteux, les nécessiteux et les indigents qui, reculant devant le recours à la mendicité pour obtenir le soulagement de leurs misères, acceptaient avec reconnaissance les secours que la charité mettait à leur disposition.

En cinq années d’application de ce système d’assistance en secours et en travail, qui n’envoie presque au dépôt de mendicité que les mendiants incorrigibles et condamnés, formant une assez faible minorité, la mendicité a disparu. Au lieu de 10 ou 11,000 indigents et nécessiteux secourus dans les deux années précédentes, on a vu le chiffre s’abaisser a 6,412 en 1860. Les moyens employés par M. de Magnitot ont été estimés par de bons juges aussi dignes d’éloges que les résultats obtenus. C’est en effet la charité privée qui fournit les fonds et en surveille l’emploi. Pourtant sur un point ses mesures ont paru critiquables. L’Académie des sciences morales, en couronnant son livre, lui a reproché de faire appel à l’impôt à titre de supplément aux dons insuffisants de la charité. L’auteur du livre sur l’Assistance en province répond que la contribution extraordinaire n’existe que dans dix communes sur trois cent dix-huit, et frappe exclusivement de grands propriétaires absents n’ayant opposé que des refus aux demandes faites au nom de la charité, et se prêtant eux-mêmes plus volontiers à un impôt. Nous croyons que toute coaction doit disparaître dans l’intérêt de la durée et de la généralisation de la mesure, si elle est réellement de nature à être appliquée ailleurs avec succès.

Nul doute que le remède le plus efficace à la mendicité ne soit dans le progrès général de l’industrie et de l’aisance. Mais cette cause générale d’élévation du niveau moral et matériel réduira le mal plutôt qu’elle ne le supprimera radicalement. D’une part, il y aura toujours des misères profondes plus ou moins imméritées ; d’autre part, peut-on espérer sans illusion qu’on verra tout à fait disparaître ces natures lâches et viles qui aiment mieux vivre aux dépens d’autrui que d’accepter la loi du travail ? Il y a donc là un problème subsistant et fort délicat d’assistance. Il faut reconnaître que jusqu’ici nulle société aristocratique ou démocratique, s’inspirant, comme le moyen âge, de l’idée de la charité ou, comme les temps modernes, de la pensée du travail, n’est parvenue à le résoudre d’une manière satisfaisante.

C’est le cas de dire un mot des ateliers nationaux ; on entend par là les ateliers publics organisés en vue de venir en aide aux ouvriers sans ouvrage. Si cette désignation est récente, et ne remonte pas au delà de la révolution de 1848, le genre d’établissements qu’elle indique n’est pas nouveau. Avant le règne de la démocratie, on les désignait sous le nom d’ateliers de charité, expression qui en faisait bien comprendre la nature et le but. Ils furent employés plus d’une fois en vue d’éteindre la mendicité et particulièrement dans les temps de crise et de disette. Leur première origine remonte au moins au seizième siècle, et l’on trouve des édits et des ordonnances qui en règlent la police au dix-septième et au dix-huitième. Le roi Louis XVI étendit le mode d’assistance en faisant ouvrir des travaux publics dans chaque province pendant la morte-saison. Turgot, dans son intendance de Limoges, en fit l’usage le plus sage et le mieux entendu qu’on en eût fait encore et qu’on en ait fait depuis lors. À l’époque de la disette qui sévit dans le Limousin, il organisa des ateliers de charité pour ceux qui pouvaient travailler et n’avaient pas d’ouvrage. Les précautions qu’il prit sont extrêmement remarquables et dignes d’être encore aujourd’hui méditées. Il adopta des mesures pour empêcher les ateliers de charité de faire concurrence aux travaux des particuliers et aux industries qui avaient pu se soutenir pendant la disette. Ainsi, le prix payé dans les différents ateliers de charité fut toujours au-dessous du prix courant de tous les autres travaux. De plus, le travail se faisait à la tâche et non à la journée. Enfin, les ouvriers n’étaient payés qu’en nature. On se servait d’une monnaie fictive qui ne pouvait être échangée que contre du pain ou du riz. On peut juger de la sagesse de ses vues d’après les instructions qu’il adressait aux curés et aux officiers municipaux pour l’organisation des bureaux, et des ateliers de charité. « Dans une circonstance, disait-il, où les besoins sont si considérables, il importe beaucoup que les secours ne soient point distribués au hasard et sans précaution. Il importe que tous les vrais besoins soient soulagés, et que la fainéantise ou l’avidité de ceux qui auraient d’ailleurs des ressources, n’usurpent pas des dons qui doivent être d’autant plus soigneusement réservés à la misère et au défaut absolu de ressources, qu’ils suffiront peut-être à l’étendue des maux à soulager. »

La révolution, cédant aux conseils d’une démocratie mal entendue, abusa des ateliers de charité. On trouve pourtant dans la loi des 12-22 juillet 1791 des dispositions sévères concernant l’ordre des travaux dans les ateliers publics, et la rémunération des travailleurs. Comment les abus auxquels venaient de donner lieu les vastes ateliers ouverts dans les environs de Paris, en 1790, n’auraient-ils pas éveillé l’attention du législateur ? Les idées exagérées que la Convention se faisait du rôle de l’État, en matière de travaux et d’assistance, comme en toutes choses, devaient la faire entrer dans cette voie où la poussaient d’ailleurs les souffrances de la classe ouvrière : ce genre de palliatif ne pouvait qu’y apporter de médiocres soulagements. La loi du 24 vendémiaire an XII donna aux ateliers de charité une organisation plus régulière ; mais à cette époque, comme dans celles qui suivirent, les ateliers de charité révélèrent les vices qui leur sont propres, et devinrent trop souvent le refuge des ouvriers fainéants ou mécontents. On y eut recours de nouveau en 1830. Toutefois ce fut en 1848 qu’on en fit l’application sur la plus large échelle. Nous n’avons pas à raconter dans ses détails cette triste expérience, dont les gouvernants de cette période révolutionnaire se rejetèrent la responsabilité les uns aux autres. Il était peut-être inévitable d’ouvrir, comme dans les crises précédentes, des ateliers de travail. Mais la vaste extension que prirent ces ateliers, et le nom même qu’ils reçurent, beaucoup moins modeste que leur désignation d’ateliers de charité, se rattachent à la pensée générale dont le gouvernement et dont les chefs démocratiques étaient alors fort préoccupés. Cette pensée était pour les plus avancés de faire accaparer progressivement l’industrie par l’État, qui l’eût organisée en ateliers sociaux, pour les autres, c’était d’accroître du moins les attributions du gouvernement, particulièrement dans la charité. Aussi ne vit-on jamais, autant qu’à cette époque, se manifester les inconvénients et les dangers de ces établissements. On s’y précipita. Les cadres de l’industrie privée se vidèrent chaque jour à leur profit. Plusieurs ont porté au chiffre de 110 ou 120,000 cette masse d’hommes déclassés parmi lesquelles figuraient en certain nombre des individus appartenant aux professions libérales. La fainéantise et le désordre y furent portés au comble. On n’y organisa guère que des manifestations politiques. Tout ce qu’on peut dire pour les excuser, c’est qu’on souffrait beaucoup. Les seuls travaux presque étaient des terrassements sans but pour la plupart. Paris se sentit pendant plusieurs mois aux mains de cette armée du désordre qui devait fournir aux journées de juin une partie de leurs combattants.

Ce qu’il importe de remarquer, c’est que les maux qui sortirent de cette expérience faite en grand des ateliers de travail, résultèrent moins peut-être de circonstances accidentelles que de leur nature même. Combien il est difficile de créer instantanément des travaux publics pour fournir de l’emploi aux ouvriers inoccupés ! Rien n’est prêt, ni les plans, ni les devis, et d’ailleurs quelles entreprise prises d’utilité générale pourraient occuper des masses d’hommes grossissant chaque jour, et dont beaucoup sont impropres à la nouvelle besogne dont on les charge ? L’effet de ces ateliers est en outre, qui ne le voit ? d’achever de désorganiser l’industrie privée déjà malade, en ouvrant aux hommes qu’elle emploie la perspective de trouver ailleurs des salaires assurés. Et quelle difficulté soulève la rémunération de ce nouveau travail ! Le crédit public et les finances de l’État, qui ne sont pas moins éprouvés par la crise que les intérêts particuliers, ne trouvent pas aisément à faire les fonds de cette quantité de salaires. Les demande-t-on à l’impôt, on aggrave le malaise et l’on tourne ainsi dans un cercle vicieux.

La commission de l’assistance et de la prévoyance publiques, nommée au sein de l’Assemblée nationale législative, en 1850, ne s’est pas moins demandé s’il n’y avait pas quelques moyens de se servir des travaux publics dans les temps de chômage, avec moins de péril et d’une manière plus fructueuse. Elle a répondu par l’affirmative. M. Thiers, dans son rapport sur l’Assistance, exprime, comme organe de cette commission, la pensée qu’il serait possible de tenir en réserve une certaine masse de travail pour les cas de crise. Au lieu de surexciter ses travaux dans les temps de prospérité générale, comme il le fait habituellement, le gouvernement les ralentirait au contraire. Les terrassements, les monuments, les routes, les articles surtout fabriqués en vue de l’armée, matériel de guerre ou approvisionnements en habits et en chaussures, pourraient être ajournés à des périodes d’environ cinq ans, qui ramènent en moyenne des crises plus ou moins difficiles à traverser. De même l’Etat réserverait pour ces moments critiques des ressources financières intactes. Une disposition à ajouter à l’organisation de la dette flottante, ce dépôt des ressources disponibles et immédiatement réalisables, fournirait le moyen de l’adapter à ce nouveau besoin. C’est là, ce nous semble, une pensée judicieuse et véritablement politique. Il est à regretter qu’elle doive être reléguée parmi les utopies, tant que les gouvernements n’auront point assez d’empire sur les entraînements qui les poussent à dépenser pour la mettre en pratique. Quant aux ateliers nationaux, comment ne pas émettre le vœu qu’on ne recoure que le plus rarement possible à un tel mode d’assistance et en le resserrant dans les plus petites proportions ? Il faut éviter surtout cette concentration extrême d’un grand nombre d’hommes réunis sur un seul point, qui agit avec toute la puissance de l’attraction sur les autres ouvriers, et qui devient une menace pour l’ordre public. Les idées exprimées et pratiquées par Turgot, en cette matière, demeurent le meilleur enseignement et le moins dangereux des modèles, de même que l’exemple déplorable des ateliers de 1848 atteste à jamais les vices et les périls inhérents à ce mode à peine déguisé de l’assistance et de l’aumône.

Avouons-le : sous la plupart des formes qu’elle a revêtues jusqu’à présent, l’assistance publique a constitué souvent une atteinte directe à la liberté du travail. Elle prend sur le capital qui se serait converti pour une partie en rémunérations destinées au travail non assisté. Elle prend sur les salaires. Les ouvriers ne s’aperçoivent pas assez qu’ils font les frais de l’assistance, et qu’une taxe des pauvres est une taxe sur le travail libre qui ne demande rien à personne. Aussi l’aumône est-elle une forme notoirement imparfaite et à quelques égards même contradictoire de la charité. Elle a sans doute sa place nécessaire dans les relations de riche à pauvre, quoique là aussi elle doive être éclairée et bien dirigée. Mais on peut dire que sur une grande échelle elle attaque même les pauvres. C’est la substance du travail se dévorant elle-même. Quant aux effets sur l’âme du travailleur, ils portent une atteinte plus profonde encore à son bien-être. Tout ce qui entretient la paresse et l’imprévoyance ne tarit-il pas le bien-être à sa source même ?

En partant de ce principe que la meilleure assistance est celle qui tend à rendre le secours inutile, on arrive à cette conséquence que l’assistance intellectuelle est celle qui se justifie le mieux de la part de l’État et de la société. L’instruction rend l’homme plus libre. La moralité qui l’affranchit du joug des passions grossières est la plus vraie des émancipations. Tout ce qui a pour objet de favoriser dans les classes ouvrières l’éducation générale et spéciale, d’y détruire les mauvaises habitudes, qui pèsent si lourdement sur leur modeste budget en même temps qu’elles portent un si triste préjudice à leur dignité ; telle est, sans exclusion absolue et systématique des autres formes de l’assistance purement matérielle, mais sans illusion aussi sur leur portée, telle est, disons-nous, l’assistance la plus féconde qui puisse être donnée aux ouvriers par une société civilisée. J’ai pris soin de rappeler moi-même tout ce qui doit être attribué aux chances mauvaises d’une lutte inégale contre la misère qui met certains hommes dans la nécessité d’être assistés. Mais quelle part n’y aurait-il pas à faire à l’incurie, à la dissipation, au vice ! Ah ! quand on parle de la liberté du travail et des obstacles qui s’y opposent encore, il faut oser signaler ceux qui viennent des vices des classes ouvrières. Certes, il y a partout des vices. Quelle classe en est exempte ? Mais n’ont-elles pas les leurs qui trop souvent sont hors de toute mesure, et qui créent de permanentes entraves à leurs progrès ? Ce ne sont pas seulement des causes qui rendent l’assistance momentanément nécessaire, ce sont, chose plus grave ! des principes durables de gêne et d’abaissement. La classe ouvrière des villes a des qualités touchantes, elle déploie parfois des vertus admirables. Quelle classe a plus de sympathie pour la souffrance ? Chez nulle le sentiment de la charité réciproque n’est plus développé. Ils se privent pour donner. Le secours mutuel est pour eux une religion. Quelle abnégation parfois chez la pauvre ouvrière ! Quel héroïque travail chez tel et tel père de famille ! Mais n’aura-t-on pas le courage de dire aussi aux ouvriers cette vérité que les prédicateurs de la chaire osaient bien adresser aux grands et aux rois ? Elles savent bien d’ailleurs elles-mêmes ce qui leur manque ! Les juges les plus sévères des ouvriers, ce sont les ouvriers eux-mêmes. Le chômage du lundi est la plaie de la population manufacturière. Elle en a d’autres. Ouvriers et maîtres, faites une sainte ligue contre le cabaret.

Voilà de l’assistance qui se résout en économies et qui ne coûte pas un centime : tout est là bénéfice net. À Sedan, on a vaincu en grande partie l’ivrognerie qui était devenue une habitude invétérée, on a réussi à abolir le honteux chômage du lundi. L’épargne devrait se mesurer à l’élévation des salaires. C’est ce qui a lieu souvent. Mais, hélas ! combien d’exceptions, dont on rougit, à cette règle qui seule peut assurer le mouvement ascendant des populations ouvrières dans l’échelle sociale ! Un homme qui connaît bien les ouvriers, M. Corbon, dans son Secret du peuple de Paris, dit qu’il se forme de plus en plus à Paris trois classes d’ouvriers : une supérieure, une moyenne qui vit plus ou moins bien avec son petit budget de 3 ou 4 fr, par jour, une inférieure tout près de tomber dans l’indigence. Il pose en fait que c’est la première de ces classes qui se plaint et se dérange le plus. Les consommations sensuelles ont fait à Paris d’effrayants progrès. Il ne s’agit plus de pain, de viande, pour beaucoup d’ouvriers, mais de tabac, de café, de spectacles, non comme distractions rares, mais comme habitude. Beaucoup d’ouvriers luttent contre le flot. Ils poussent les autres à la lecture, à la fréquentation des cours du soir, cherchent à en organiser les moyens. Qui pourrait dire que cet exemple soit suffisamment suivi ? Voyez ce qui se passe un jour de paye. Combien de fois ne faut-il pas que la mère de famille dispute à l’ivrognerie le pain de ses enfants, le prix de son loyer ! La perte occasionnée à l’industrie par ces vices et par ces interruptions systématiques du travail est incalculable. L’eau-de-vie absorbe avec les autres liqueurs fortes et le vin du cabaret une partie de la subsistance de la famille. Au budget de l’ivrognerie, il faut joindre celui du libertinage. Je n’ai pas à retracer un tableau esquissé maintes fois avec une exactitude accusatrice par les meilleurs amis de la classe ouvrière. Toutes ces peintures sont d’accord entre elles.

La réforme économique peut aider à la réforme intérieure. En favorisant la liberté des efforts, les associations utiles, les épargnes fructueusement placées, on contribué à la moralisation en même temps qu’à l’aisance des ouvriers, on crée toutes sortes de points d’appui et d’utiles auxiliaires à quiconque a bonne intention et bonne volonté, on conjure enfin beaucoup de ces tentations qui font tomber l’individu dans l’abîme de la misère et ne lui laissent ensuite d’autre planche de salut que l’assistance, remède, on l’a vu, si précaire, souvent si trompeur. Mais, si je place très-haut l’importance des réformes économiques, même au point de vue de leur contre-coup moral, c’est l’homme intérieur directement, c’est la pensée, c’est le cœur, c’est la volonté qu’il faut modifier avant tout ; tout le reste sera donné comme par surcroît. Les moyens de solution de l’ordre purement économique se font, dès à présent, suffisamment entrevoir pour que ce ne soit plus là le principal desideratum de l’amélioration du sort populaire, il est dans la moralité ! Là est l’unique, l’infaillible pierre de touche des systèmes d’organisation du travail comme de tous les systèmes d’assistance qui prennent le mal pour ainsi dire par ses côtés extérieurs au lieu de l’attaquer au dedans et dans sa source.


  1. C’est ce qu’a parfaitement démontré P.-J. Proudhon dans un écrit intitulé le Droit au travail et la Propriété, où il conclut, il est vrai, contre la propriété.
  2. M. Augustin Cochin, à propos du compte rendu de l’assistance, par M. Armand Husson, l’habile et savant directeur de ce service.
  3. De l’assistance en province, cinq années de pratique, par M.de Magnitot, préfet de la Nièvre, p.87 et suiv. Cet ouvrage a été couronné par !’Académie des sciences morales et politiques.