La Littérature ennemie de la famille/2

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Librairie Bloud & Gay (p. 57-87).


DEUXIÈME PARTIE




Les droits


QUELS SONT LES DROITS DES FAMILLES EN PRÉSENCE DE LA LITTÉRATURE ENNEMIE

J’ai, dans la première partie de ce travail, dénoncé les écrivains qui ont bafoué la famille et qui, malgré qu’ils en aient parfois, ont contribué à la ruiner dans ses divers éléments et jusque dans ses fondements.


I

L’indifférence et l’inertie des chefs de famille


Ils sont chloroformés par la critique régnante, mais surtout ils se tiennent dans l’ignorance de leurs droits.


Les écrivains cependant ne sont pas les seuls à endosser la responsabilité de ce crime national : ceux qui la partagent avec eux, ce sont — oserai-je le dire ? — les honnêtes gens de France, ce sont les pères de famille, c’est nous.

« Rappelez-vous, Messieurs, disait récemment M. de Lamarzelle, rappelez-vous, vous l’avez admiré comme moi, ce beau tableau de Couture qui est au Louvre. Il s’intitule : « Les Romains de la décadence », ou « L’Orgie romaine », comme on l’appelle encore. Il y a là une fête romaine, en effet : ils sont là, les Romains, dans tout leur luxe, dans toute leur beauté, dans toute la splendeur de leur civilisation, mais fatigués, énervés, n’en pouvant plus, incapables de se défendre contre l’ennemi qui vient les attaquer.

« Je vois encore, dans un coin, tandis qu’ils sont tous couchés, deux hommes debout, deux philosophes, qui regardent d’un air triste leur nation qui s’en va avec toute sa gloire. Ces philosophes, l’auteur les a représentés, avec une idée préconçue, je le crois bien ; ils sont là regardant leur pays mourir, mais ils le regardent les bras croisés ». (M. de Lamarzelle, au Sénat, Séance du 20 juin 1923, Journal officiel, du 21 juin, p. 1013).

Les bras croisés… Oui, ou bien les bras en l’air ou les bras tombés.

D’autres témoins non moins bien placés pour voir et prononcer, n’ont pas craint de dénoncer la même inertie.

C’est André Lichtenberger. Voici ce qu’il écrivait dans La Victoire, le 26 novembre 1922 :

« N’hésitons pas à avouer que, pour une grande part, le public est responsable des ordures qu’on lui présente. Le cochon de lettres pullule parce que les cochonneries rapportent de l’argent. Elles rapportent de l’argent parce qu’on les achète. Le seul remède vraiment efficace contre la pornographie est l’assainissement du lecteur ! »

M. Paul Souday, dans Le Temps du 29 décembre 1922, se montrait plus catégorique encore. Il écrivait :

« Le plus coupable, il faut le dire, c’est le public. Comment ne fait-il pas lui-même sa police ?

« Quand un roman est simplement soporifique, il n’y a pas besoin de le condamner pour qu’il disparaisse vite des étalages. Pourquoi le public ne fait-il pas aussi bonne justice de cette pornographie, contre laquelle il ne lâche les écluses à son indignation qu’après s’en être copieusement approvisionné ? Si cet article ne faisait pas recette, la production s’arrêterait d’elle-même, et c’est alors que la question serait heureusement résolue. »

Enfin, dans un ouvrage publié en 1922 par M. Charles Chabot, professeur à l’Université de Lyon, sous le titre Les Droits de l’enfant, voici ce qu’on lit aux pages 187 et 188 :

« Les appels publics à l’immoralité sont, sous prétexte de liberté, la violation flagrante et incessante de la liberté de l’enfant. Aucune n’est plus révoltante, mais aussi aucune ne laisse l’esprit public plus indifférent et plus froid, disons mieux, plus sceptique et plus amusé. C’est une honte de notre civilisation. Protéger l’âge qui ne peut se défendre contre ces attentats de tous les jours, n’est-ce pas le plus clair, le plus pressant devoir de l’État ?…

« … Mais pourquoi accuser les pouvoirs publics ? C’est l’esprit public qui est coupable ; c’est nous tous, complices, ne fut-ce que par inertie et timidité, de cette immense entreprise de démoralisation. C’est nous d’abord qui attentons à l’innocence de l’enfant ou manquons à le défendre. Les hommes en place ne sont que dociles à l’opinion qui se complaît à ces mœurs, on s’y résigne par respect humain. Ils s'abstiennent, non sans regrets parfois, parce qu’ils ont peur, peur de l’impopularité et du ridicule ; car on serait ridicule à prendre en mains contre la pornographie la cause de l’enfant !

« Les ennemis de l’enfant ne sont pas seulement les professionnels du vice public et du théâtre obscène, ce sont tous ceux qui les font vivre ou les laissent faire fortune ».

En fait, les pères de famille et en général les citoyens honnêtes qui devraient se révolter contre cet étalage de perversités ne disent rien, ne font rien, ou trop peu.

Pour justifier leur indifférence et leur torpeur, ils pourraient, si on les poussait un peu, invoquer deux raisons : ils n’exercent pas leurs droits, parce qu’ils n’aperçoivent pas l’occasion de l’exercer ; en second lieu, parce qu’ils ne les connaissent point. En d’autres termes, ils sont dupes d’informations erronées et victimes de leur ignorance.

Leur erreur d’abord. Elle est le fait de la critique, telle qu’elle s’exerce généralement dans la presse. Il n’y a plus de critique, c’est une vérité première. Au congrès du Livre, en mars 1917, j’eus l’occasion de le rappeler, en termes mesurés et presque timides. Le président acquiesça : « Tout le monde sait cela, il n’y a plus de critique ».

Il reste des critiques cependant, et c’est précisément ce qui est, en un sens, très fâcheux. Car ces critiques servent les intérêts des éditeurs, des administrateurs de journaux, des camarades et des agences. Jamais ils ne songent aux intérêts des familles ; jamais ou presque jamais, ils ne recommandent les livres pour familles ; jamais ou presque jamais, ils ne pensent à dissuader les familles de lire certains livres immorafux ou malfaisants ; jamais ou presque jamais, ils ne se placent en face des devoirs de la famille, des droits de la famille, du droit au respect que Juvénal exigeait pour l’enfance et que nous requèrons pour toutes les âmes.

Au contraire, se trouvent-ils en présence d’un ouvrage scabreux ou d’un spectacle licencieux, ils en font l’éloge en termes choisis, mesurés, raffinés, laissent entendre que l’art justifie tout, et que l’auteur sait revêtir l’audace de ses tableaux de tant de charmes que tout l’ouvrage s’en trouve ennobli et sanctifié.

En un mot, l’on dirait que les critiques s’adressent exclusivement à des païens de la décadence, à des pantins ou à des marionnettes dont il faut endormir les consciences et exciter les désirs, à des automates oiseux, à des esthètes dépourvus d’âmes, de dignité morale et de responsabilité, pour qui la vie est une noce permanente, la lecture un chatouillement de l’esprit ou des sens, en encore une servante complice de l’oisiveté mère de tous les vices. Les familles sont induites en erreur ; elles ne sont pas renseignées. Ou elles ne possèdent guère, pour les guider dans la vie intellectuelle qui, elle aussi, est un combat, que des bergers marrons qui leur ferment les yeux et désarment leurs bras.

Ainsi faites, les familles sont, on en conviendra, bien empêchées de réagir et de se défendre.

« Le peuple livré aux mauvais bergers, écrivait Madame Adrienne Cambry dans L’Éclair (11 juin 1913), croit qu’on l’aime parce qu’on l’amuse et ne s’aperçoit pas qu’on l’exploite en le corrompant. Ignorants, mal informés, ou trop faibles, les parents ne comprennent pas que l’innocence de leurs enfants est comme une marchandise dont vivent d’odieux commerçants ».

Leur inaction s’explique encore par une autre cause : ils ignorent leurs droits, en cette importante matière.

Depuis des années et notamment depuis quelques mois, les quotidiens et les revues ont proclamé les droits de l’art, les droits de la pensée, les droits de l’écrivain. Une fois de plus, ils ont oublié, négligé ou sacrifié les principaux intéressés ; ils ont passé sous silence les droits de la famille.

II

Les droits des familles


1. — Ils sont absolus contre la pornographie. — 2. — Ils prévalent sur les droits de l’art et la liberté d’écrire. — 3. — En tout cas, le doute ne subsiste pas, quand il s’agit des droits de l’enfant. — 4. — Une douloureuse antinomie.


I.


D’abord, déblayons le terrain. Nous le disons tout net : il y a d’une part l’écrivain et la littérature, il y a d’autre part, le salisseur et sa pornographie. L’art peut avoir des droits ; l’ordure n’en a pas ; l’écrivain peut mériter des ménagements, le pornographe ne mérite que le mépris et l’absolue réprobation.

C’est ce qu’écrivait, l’année dernière, dans Le Figaro (29 octobre 1922), un journaliste qui honore les lettres françaises, M. Marcel Boulenger :

« Un ouvrage qui, sous prétexte de « montrer la réalité », disait-il, met complaisamment sous les yeux du public des scènes honteuses, ce n’est pas une œuvre de littérature. L’art peut être libre, et même très libre. Mais à cette grande et nécessaire liberté, il y a une limite, que le plus naïf connaît à merveille, au-delà de laquelle le prétendu art porte un autre nom.

« Quant à nous, les écrivains, nous qui sommes si fiers de notre métier, nous qui avons l’honneur d’écrire, nous ne reconnaîtrons jamais pour l’un des nôtres quiconque poursuit en écrivant un but sans dignité…

« Qu’on veuille donc bien y prendre garde : n’est pas un écrivain tout homme dont le nom figure sur la couverture d’un volume. Est-on soldat seulement parce qu’on porte un képi ? »

Il y a mieux. En 1908, au congrès antipornographique de Paris, M. Georges Lecomte, alors et aujourd’hui encore président de la Société des gens de lettres, parlant au nom des écrivains du jour et « des écrivains de l’avenir », a marqué cette distinction nécessaire, en des termes dont on appréciera la vigueur et la solennité.

« Par un tel acte, très réfléchi, nous venons, déclarait-il, répudier toute solidarité avec cette abjecte camelote qui n’a rien de commun avec la littérature de chez nous. Nous ne faisons pas moins pour la France — qui ne s’y trompe pas — que pour l’étranger, plus aisément dupe des campagnes perfides et qui, parfois, se laisse entraîner à d’injustes assimilations…

« Ces livres, nous les ignorons. Comme ils ne représentent ni nos mœurs, ni notre esprit, ni rien qui corresponde à notre existence ou à nos rêves de chaque jour, spontanément nous mettons une frontière entre nous et leur ennuyeuse ignominie. Le jour où les étrangers… déserteraient ces boutiques infâmes, ces boui-bouis immondes où le vice crapuleux ne se trémousse que pour leur plaire, toutes ces industries feraient aussitôt faillite, car le Paris qui travaille et qui crée ne les connaît pas.

« Aussi avons-nous le droit de nous révolter, lorsque, au lieu de se soumettre à la vérité, on nous juge sur des bouquins abjects que nous ignorons, et qui, bien souvent, n’ayant d’apparence française que leur basse parodie de notre langue, ne sont ni écrits, ni imprimés en France.

« … Les lettres françaises la signalent (la pornographie) au mépris des honnêtes gens de tous les pays. Et désormais, les calomnies les plus insidieuses ne vaudront rien contre ce fait qu’un jour, la littérature française, lasse de tant d’insultes et d’une solidarité répugnante, s’est dressée, avec colère et avec dégoût, contre la bête immonde. » (Cité par La Revue des lectures, 15 août 1920, p. 446).

Devant de pareilles déclarations, nous sommes à l’aise. Ainsi que s’exprime M. Gustave Téry lui-même dans L’Oeuvre (22 décembre 1922), « il ne s’agit pas des droits de l’écrivain. Il ne s’agit pas davantage de littérature… J’ose affirmer que les « cochonneries » de l’école des garçonnes n’ont rien de commun avec les Muses. Il ne s’agit pas de « morale ». Du moins, en ce qui nous concerne, nous n’aspirons pas plus à recueillir la succession du « Père La Pudeur » que celle du Père Fouettard.

« Non, je l’ai déjà dit — mais il faut se répéter souvent quand on est journaliste, — il ne s’agit ici que de l’hygiène, de salubrité publique, de voirie. Je montre un tas d’ordures dans la rue, et je demande : Où est le balayeur ? Où est le balai ? C’est tout. »


2.


Mais en voici un autre. Une fois le terrain déblayé et balayé, nous nous trouvons en présence des écrivains. Et parmi eux, nous en discernons un nombre fort imposant qui prétendent associer l’art et la licence et qui réclament, envers et contre tout, la liberté de tout écrire.

L’homme, ou du moins l’homme fait, déclarent-ils, a le droit de vivre sa vie, de la modeler sur les mœurs de son temps, franchement et sans hypocrisie, de l’occuper à son gré. S’il juge à propos de la consacrer à l’art et aux lettres, il a le droit de représenter ou de présenter la beauté humaine, avec une liberté renouvelée des Grecs, d’exprimer, sans autre souci que la vérité, les passions, les vices, les désordres de l’homme et de la femme.

Telle est la thèse. Elle a provoqué récemment de vigoureuses répliques. Mais la discussion reste ouverte. Elle le restera longtemps. Nous n’avons pas l’ambition de la clore ; nous ne nous y engagerons même pas. Nous nous bornerons à quelques conclusions moins discutables et auxquelles se rallieront sans peine tous ceux qui ont la mission de défendre les droits de la famille.

Pour donner à ces quelques réflexions, que nous croyons justes, un surcroît d’autorité, nous en appelons aux témoignages de confrères parisiens et d’hommes du monde, mieux placés que nous-mêmes pour prononcer avec compétence sur ces matières scabreuses.

« Certes, affirme M. Duval-Arnould, député de Paris et père de famille nombreuse, certes, la question des limites exactes que comporte la liberté de la plume est délicate, et je conviens volontiers qu’à plus d’un point de vue, il ne faut pas tracer ces limites trop étroitement. Il ne s’agit pas, pour la loi humaine et ses interprètes, de se tenir dans l’absolu, il leur faut bien tenir compte dans une large mesure, de l’état des mœurs, même des mœurs qu’on désirerait réformer, sous peine de rester impuissants ou même d’empirer le mal avec d’excellentes intentions ; ni rigorisme excessif contre d’inoffensives gauloiseries, ni accès moroses d’hypocrite « pudibonderie » comme dit M. Margueritte. Soit ! »

Mais vraiment, dans certains cas, le délit est flagrant, et les limites indiscutablement dépassées. Quand, par exemple, un auteur s’avise de peindre, en traits appuyés, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il est allé voir dans les lieux les plus infâmes ; quand il étale et fait abcéder sur la place publique des chancres qu’on soigne dans les chambres d’isolement des hôpitaux spéciaux, l’hésitation n’est pas possible. En dépit des prétendus droits invoqués, les droits de la morale subsistent, absolus, imprescriptibles, invaincus, évidents.

M. Théodore Ruyssen, professeur à l’Université de Bordeaux, défend la même thèse. Dans Le Progrès ci- vique (16 décembre 1922), après avoir signalé les écrivains dont les intentions sont hautes et probes, et l’art honnête jusque dans sa brutalité, il poursuit :

« Il existe, à côté, on le sait trop, toute une littérature nettement, volontaire, je dirai même commercialement licencieuse ; des écrivains qui « font » l’obscène parce que cela se vend, des maisons d’éditions spéciales, qui réalisent des fortunes en jetant l’immondice à pleines corbeilles sur l’éventaire des libraires. Et ce qui n’est pas sans me laisser rêveur, c’est de trouver à la même vitrine « spéciale » de certaines librairies, les œuvres dites « hardies » d’écrivains de marque voisinant avec les publications aussi vides d’idées et d’art que malpropres de notoires pornographes. Pour dire tout franc ma pensée, je crains fort que le succès fréquent d’œuvres du genre « osé » ne soit dû, bien souvent, à des mobiles qui ne sont pas tous d’ordre purement esthétique.

« Dès lors, si c’est un fait qu’il existe — et comment le nier ? — à côté d’écrivains probes jusque dans l’étalage du vice, une littérature immonde qui spécule sur le goût naturel d’innombrables lecteurs pour les morceaux faisandés — tout comme certaines feuilles financières exploitent la sottise et la cupidité du gros public, — et si cette littérature constitue un danger évident pour quantité de lecteurs mal préparés à n’en retenir que l’enseignement de vérité, il est naturel, il est légitime, il est nécessaire que la société se défende et l’on conviendra que la nôtre n’abuse guère de ce devoir. »

Il semble moins évident, cependant, si on leur oppose certaines œuvres dans lesquelles la hardiesse des peintures, les libertés de langage et de ton et le caractère des milieux gardent une modération qui paraît aux uns excessive et qui présente, aux yeux des autres, de sérieux dangers.

Assurément, je ne prétends pas que tout écrivain se doit d’écrire uniquement des livres capables d’élever l’âme de ses lecteurs, et des livres destinés aux jeunes filles dont on coupe encore le pain en tartines. Car, le divertissement, comme le travail d’ascension et le devoir du perfectionnement, est, lui aussi, l’apanage de l’homme ; et d’autre part, les adultes très légitimement, n’ont pas accoutumé de prendre les mêmes nourritures que les enfants et les adolescents.

Les adultes cependant possèdent des droits, leurs droits au respect.

C’est ici que l’écrivain doit se souvenir que, si les limites entre la morale et la littérature sont difficiles à fixer, il faut, à tout prix sauver la littérature de l’immoralité.

Est-ce si difficile ? C’est un journaliste du boulevard qui se charge de répondre :

« Est-il si difficile qu’on le prétend, de savoir où commence pour un écrivain ce terrain suspect où il ne saurait s’aventurer sans déchoir ? Non. Il y a une probité littéraire qui éclate dans les œuvres aux regards du lecteur comme elle éclate dans la conscience même de l’homme de lettres. Toute la moralité de notre profession est dans cette probité[1]. Il y a des pages qu’un écrivain probe se refuse à écrire. Ce sont celles qui, faisant appel aux plus bas appétits de la bête humaine, lui apporteront un succès de mauvais aloi, l’or que le débauché porte aux filles. Ces pages-là, quand elles figurent dans une œuvre la déshonorent à jamais, et tout Français a le droit de la dénoncer ». (Curtius, Le Gaulois, 22 décembre 1922).

Tout citoyen, en effet, doit, dans la mesure de ses moyens et suivant sa situation pourvoir au bien public, à l’intérêt social, et en appeler, quand il le faut, à la loi, contre les mauvais citoyens.

« La liberté est sacrée, soit, dit M. Marcel Boulenger dans Les Nouvelles littéraires (16 décembre 1922). Mais quand je constate, chaque dimanche d’été, que les promeneurs mettent le feu dans nos forêts avec leurs cigarettes, j’aimerais bien qu’on interdît de fumer dans les bois, en dépit de 1789. Périssent cent mille kilomètres de liberté plutôt qu’un centimètre de beauté. »

Telle est la loi formulée par un artiste. Il est facile de la transporter sur le terrain de la morale et du bien social, où les droits de l’écrivain trouvent tracées leurs limites.

« Faire imprimer ses écritures, affirme M. Gustave Téry lui-même dans L’Œuvre (28 décembre 1922), ne confère à aucun monsieur le privilège d’être au-dessus des lois. Un écrit est un acte, et l’écrivain, comme tous les citoyens, est responsable de tous ses actes. C’est un étrange paradoxe que de se représenter la « république des lettres » comme un État dans l’État ou comme un vase clos. Qu’il prétende ou n’on s’abstraire dans une tour d’ivoire, l’écrivain tient un rôle social, et, comme tout droit, le droit d’écrire ne va point sans un devoir symétrique. Voilà pourquoi la question posée… n’est pas seulement une question sociale. »

Dans un autre article (L’Œuvre, 24 décembre 1922), le même journaliste avait écrit :

« La liberté n’a jamais été le droit de tout faire, — et la liberté d’écrire n’est pas davantage le droit de tout écrire. Cette liberté-là ne va point sans une responsabilité d’autant plus grande que l’écrivain est plus connu et que ses écrits ont plus de lecteurs.

« Pour prévenir toute équivoque et couper court à toute discussion superflue, tenons-nous en sur ce point à l’article II de la Déclaration des droits : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Anatole France — lui-même ! — a formulé sur ce sujet, à propos d’un livre d’Abel Hermant, une profession de foi sans ambiguïté. La voici :

« Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l’honorable colonel du 12e chasseurs s’inspirait de ces idées, quand il rédigea l’ordre du jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du Cavalier Miserey.

« En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût brûlé sur le fumier, le chef du régiment avait d’autres raisons que les miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment meilleures. Je les tiens pour excellentes : c’étaient des raisons militaires.

« On veut l’indépendance de l’art. Je la veux aussi : j’en suis jaloux. Il faut que l’écrivain puisse tout dire ; mais il ne saurait lui être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à toutes sortes de personnes.

« Il ne se meut pas dans l’absolu. Il est en relations avec les hommes. Cela implique des devoirs. Il est indépendant pour éclairer et embellir la vie ; il ne l’est pas pour la troubler et la compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées, » (Anatole France, La Vie littéraire, tome 1er , p. 79.)

Voilà sur ce point, quelques indications auxquelles tous les citoyens français soucieux du bien social peuvent, à mon sens, se rallier.

Je les résume. Ou plutôt, M. André Beaunier les a résumées pour nous dans un article qu’a publié L’Écho de Paris du 13 janvier 1919 et conçu en ces termes :

« Ils cherchent aussi des arguments à tout hasard dans le fameux principe de la liberté de l’art : est-ce que l’art n’est pas libre ? est-ce que vous comptez mettre la littérature au couvent ? hou ! hou !…

« Premièrement, laissons les grands mots : et, dans votre affaire, il ne s’agit pas d’art ou de littérature. Il n’y a point d’art dans vos exhibitions ; ni de littérature dans vos vieilles petites polissonneries et dialogues affriolants. Qu’est-ce que l’art ? autre chose ! Et la littérature ? autre chose ! N’en parlons pas.

« Ou parlons-en, mais sans confondre l’art et la littérature avec le gagne-pain de ces divers messieurs et dames ».


3.


En dépit de ces copieuses explications, l’antinomie des droits subsiste peut-être, au sens de quelques-uns de mes lecteurs. Voici qui va dissiper les obscurités et décider les esprits encore hésitants.

À supposer — ce que pour ma part je n’accorde pas — à supposer que les droits de la morale et les droits de la société puissent céder la primauté au droit, plus ou moins étendu, de l’écrivain, il existe des droits qui, incontestablement et aux regards des pères de famille, doivent le primer, ce sont les droits de l’enfant.

« Du point de vue de l’enfant, écrit M. Charles Chabot dans son ouvrage déjà cité, Les Droits de l’enfant (pp. 191, 192, 193) : il n’y a pas de discussion, il se peut que des chefs-d’œuvre où bon nombre d’adultes voient déjà autre chose que la beauté pure, ne soient pas faits pour l’âge de l’enfance et de l’adolescence. Avec les meilleures intentions du monde la discrimination sera parfois délicate : il nous arrive d’y échouer dans nos programmes scolaires.

« Tout de même, l’enfant doit pouvoir passer dans la rue, devant les kiosques et les affiches, étudier un ouvrage de programme sans être aguiché, troublé dans sa pudeur, attiré vers le mal. S’il faut choisir, c’est son droit qui est le premier.

« Mais l’art ne perdra rien à ne pas proposer certaines œuvres à ceux qui ne les comprennent pas encore ; les chefs-d’œuvre ne gagnent rien à des admirations qui les méconnaissent. Leur droit sera donc entier. Ce qu’on met sous la protection de l’art, c’est un besoin de lucre et de réclame malsaine. Aucun homme de bonne foi ne s’y trompe, s’il y veut regarder.

« … La provocation à la luxure est, pour l’enfant, pire que l’exemple du vol. Personne ne la nie au-delà de certaines limites, jusqu’à l’aberration. C’est l’enfant d’abord qu’il faut garantir. Ainsi posée, la question ne comporte pas de controverse, et il n’y a pas d’antinomie de droits.

« … Nous n’aimons pas assez l’enfant ni la justice, parce que nous ne comprenons pas. Tous ces attentats à la pureté des enfants, tous ces entraînements qui appellent les adolescents à la vie sexuelle précoce et coupable préparent des générations déprimées, avariées, qui seront des générations de décadence. Dépopulation, dégénérescence, c’est la mort. Le respect des droits de l’enfant peut seul nous en sauver ».

Tous, Messieurs, nous souscrivons à ce vigoureux langage. L’enfant a droit à la protection de ses parents, des autorités légitimes, des lois, de l’État. C’est de toute évidence.

Pour dire toute ma pensée, je tiens à ajouter qu’on ne doit pas en bonne logique, donner au mot enfant la signification la plus restreinte. On ne doit pas, conséquemment, priver de la protection nécessaire les adolescents, les jeunes gens et les jeunes filles, en un mot les divers membres de la famille qui ont déjà parcouru un ou plusieurs stades dans le chemin de la vie, mais qui, pour l’une ou l’autre raison, sont exposés encore à achopper, à trébucher, à tomber.

Le monde n’est pas peuplé de raffinés et de lettrés ; il se compose surtout d’enfants[2]

Ces jeunes gens, ces jeunes filles, ces simples, ces nombreux demi-malades qui ressortissent à la psychiatrie sont semblables à des enfants. Comme les enfants, ils sont, faute d’entraînement, incapables d’inhibition ; ils sont, faute de culture, insensibles à ce que nous appelons le goût, le style, l’art ; ils sont surtout mal, préparés à discerner, dans les œuvres où la beauté s’allie à l’audace, ce qui dégrade l’esprit, d’avec ce qui, malgré tout, le nourrit et l’élève.

Comme les enfants, ce qu’ils choisissent, ce n’est jamais le meilleur, c’est presque toujours le pire. Dans toutes leurs opérations intellectuelles, ils ressemblent à des enfants. C’est donc comme des enfants que devraient, à mon avis, les traiter, ceux

qui ont la charge de veiller sur la sécurité des âmes et de défendre les droits de la société familiale et de la société tout court.

Quoi qu’il en soit, les droits de l’enfant demeurent établis, par des arguments plus persuasifs, plus décisifs encore que les droits de la morale et les droits de la communauté. Ils donnent son achèvement au faisceau des droits de la famille.


4.


Ces faits acquis et ces vérités admises, nous commençons à voir plus clair dans le sujet. Mais un rude problème reste inéclairci : un problème grave, douloureux, angoissant, et sur lequel nous ne saurions trop sérieusement méditer.

Ce problème, M. Isaac, député du Rhône, ancien ministre du commerce, en esquissait la donnée, dans son discours émouvant qu’il prononçait à Tours, au 4e congrès de la natalité, le 24 septembre 1922 :

« Il est inconcevable, s’écriait-il, il est inconcevable qu’à l’heure où nous sommes, il y ait, dans la société, des gens qui fassent leur fortune de la destruction de la race, de même que, dans un milieu analogue, mais qui se croient moins coupables, il y en a qui vivent de l’encouragement à la débauche par le journal, par le livre et par le spectacle. Faiseuses d’anges, écrivains et dessinateurs pornographes, tous ces gens sont dignes de notre colère ».

Oui mais ce qui est plus inconcevable encore, c’est que notre colère ne se soit pas jusqu’ici universellement et vigoureusement appesantie sur l’inconcevable audace des détracteurs, des contempteurs, des corrupteurs de la famille.

D’une part, des hommes, parfois sans honneur[3], ne possédant aucun droit ou ne jouissant que d’un droit usurpé ou subordonné, s’emparent de la rue, des boutiques, de la pensée, de l’éducation des enfants, de la famille et ils y déposent des immondices ou des poisons.

D’autre part, des hommes qui honorent l’homme par la noblesse de leur vie, des hommes qui assurent la prospérité, la grandeur, l’avenir du pays, par leurs traditions, par leur travail, par leurs exemples, par leurs nombreux enfants ; des hommes pourvus de tous les droits, de par la nature et le plus souvent de par la loi, se bandent les yeux, se croisent les bras ou les laissent tomber ou les lèvent en l’air. Ils ne font rien, eux qui sont tout, contre ceux qui ne devraient être rien. Voilà ce qui est inconcevable !

Oh ! je vous entends, Messieurs les pères de famille. Vos droits, murmurez-vous, on les conteste.

Oui, on les conteste. On les contestera toujours, comme on les a toujours contestés. On leur opposera toujours les droits de l’art et les droits de l’écrivain. Et pour faire à ceux-ci la part belle, je veux bien convenir et redire que la question reste obscure. Mais je me hâte d’ajouter que les droits de la famille sont dans leur principe indiscutables et que, malgré les disputes des intellectuels, malgré les querelles de l’Oronte, malgré tout, nous devons agir.

Vous avez vu quelquefois, — la pensée est de Monseigneur d’Hulst — vous avez vu, dans une belle nuit d’été sans lune, le ciel semé d’étoiles. Chacune de ces étoiles est un foyer. Tout autour du point lumineux, l’obscurité s’épaissit, mais elle n’arrête pas la lumière au passage. La lumière traverse l’infini de l’espace, elle arrive jusqu’à l’œil du navigateur et elle l’aide à diriger son vaisseau sur les plaines sans route de l’Océan.

Ainsi les principes que je vous ai rappelés. Ils laissent régner un peu d’ombre autour d’eux, mais leur clarté perce l’ombre. Cela suffit. C’est à leur lumière qu’il nous faut marcher.

Que faire ?

    encouragement à l’action ou à la pensée, pour les hommes qui m’entourent et même, si j’en suis digne, pour la postérité, je n’écrirais pas. Ecrire un livre est tout de même autre chose que de jouer aux billes !
    « Et si ce que j’ai écrit, en y mettant toute ma conscience et ce que la nature m’a prêté d’art pour le faire valoir, semble répréhensible à la morale de mon temps, à l’ordre social et politique de mon pays, je ne me plaindrai pas d’en être châtié. L’avenir dira si j’ai été un martyr, un imbécile, ou un saligaud. Il jugera mes juges, mais je ne récuse pas mes juges ».

    M. Pierre Mille, dans Les Nouvelles littéraires (23 janvier 1923) accepte ces sanctions :
    « Je revendique la responsabilité de ce que j’écris. Si je ne croyais pas que ce que j’écris a une portée, est un

  1. M. Ernest Prévost, le distingué poète, insiste sur ce point dans un article publié par La Victoire (1er  janvier 1923) :
    « Constatons donc — écrivains qui dissertons des choses de l’amour — que nous ne pouvons sérier nos lecteurs ou nos lectrices, que des jeunes gens, des jeunes filles nous lirons auxquels nous ne devons pas manquer de respect.
    « Si nous entrons dans des descriptions physiques ou passionnées, faisons-le avec un grand souci de pudeur et de ferveur. Ce sera de la vérité quand même, et ce sera de l’art aussi. L’amour — quand il est vif et sain — comporte toujours, même à l’heure des plus complets abandons, une part d’âme ; et cette part d’âme, si nous la possédons et savons l’exprimer, nous permettra de tout dire en délicatesse et en grâce, sans offenser. »
  2. Cette pensée occupait particulièrement M. Edmond Ha- raucourt, quand il disait au Congrès du livre de 1917 : « Ce qui m’occupe, c’est la foule, et surtout l’embryon de la foule future, ces deux géants si frêles, ces deux colosses si redoutables et si faibles, que leur caractère impulsif tient en état constant de réceptivité pour le mal endémique : l’enfant et l’homme-enfant.
    « Ce sont ceux-là qu’il faut protéger par les lois, parce qu’ils ne trouvent en eux qu’une défense insuffisante contre eux-mêmes, et une défense plus insuffisante encore contre les tentateurs qui font métier de réveiller la bête.
    « Le petit enfant ne pense que par l’image. L’homme-enfant continue et il ne pense que par l’imagination. Ne pourrait-on pas dire que l’imagination est la pensée de l’instinct ».
  3. Je n’insiste pas sur ce côté de la question. Pour ce qui me concerne, je me persuade que, de nos jours, la plupart des écrivains valent mieux que leurs écrits. Environ dix ou vingt ans passé cependant, il n’en était pas de même si j’en crois ces deux témoins.
    Dans La Coopération des idées (numéro du 16 mai 1911), M. Georges Deherme se demande pourquoi tant d’écrivains contemporains prostituent et gaspillent leur talent. Voici comment il répond :
    Considérez, dit-il, un romancier quelconque : parmi ses livres, ce sont toujours les plus obscènes qui lui rapportent le plus. Pour un sceptique et un jouisseur, la tentation est trop forte pour qu’il n’y cède point à la longue, et même sans s’en rendre compte. Certes, il a eu d’abord des révoltes de dignités ; mais, peu à peu, sa conscience s’est émoussée. Pour se justifier, il a affirmé avec aplomb que ces saletés lucratives étaient de l’art, sa conception de l’art. Il s’y est entêté et il est parvenu à s’en persuader de même. Puis les niais et les malins ont fait chorus. Et voilà une nouvelle école : le salopisme ».
    Ce néologisme énergique ne laisse pas d’exprimer congrûment la pensée de M. Deherme, et de traduire un fait, hélas ! constant. M. Deherme apporte à l’appui de son opinion une admirable page de Proudhon, qu’il nous faut lire à notre tour :
    « À force de broyer la corruption, la littérature a fini par corrompre les littérateurs ! Montrez-moi quelque part des consciences plus vénales, des esprits plus indifférents, des âmes plus pourries que dans la caste lettrée. Combien en connaissez-vous dont la vertu soit restée hors d’atteinte ? Qui est-ce qui, depuis trente ans, nous a versé à pleins bords le relâchement des mœurs, le mépris du travail, le dégoût du devoir, l’outrage à la famille, si ce n’est la gent littéraire. Qui a puisé avec le plus d’impudeur à la caisse des fonds secrets ? Qui a le plus séduit les femmes, amolli la jeunesse, excité la nation à toutes sortes de débauches ? Qui a donné le spectacle des apostasies les plus éhontées ? Des littérateurs, toujours des littérateurs. Que leur importent la sainteté de la religion, la gravité de l’histoire, la sévérité de la morale ? Tout leur va, pourvu qu’ils en retirent de la vogue et de l’argent ».
    En 1898, M. Lhomme, dans un ouvrage intitulé La Comédie d’aujourd’hui (pp. 223-224), exposait la même opinion :
    « Les livres, écrivait-il, sont faits aujourd’hui, pour la plupart, par des gens qui sont la honte et l’opprobre de leur temps. Cette espèce a grandi sur le boulevard, elle a vécu dans l’intimité des drôles, parmi les financiers véreux, les démagogues sans clientèle, les acteurs, les filles, toute l’écume de Paris. Elle s’est façonnée aux mœurs élégantes dans ces salons interlopes, sortes de bazars, où la chair humaine s’étale et se vend à tout prix. Elle fréquente les restaurants de nuit, les eldorados, les cafés-concerts, tous les lieux où les désœuvrés des deux mondes s’abêtissent et se ruinent. C’est dans ce décor qu’elle place l’action de ses romans, c’est dans ce monde qu’elle choisit ses personnages et c’est leur argot qu’elle use à l’ordinaire. Ne demandez pas à de tels écrivains qu’ils respectent la pudeur, ils n’ont jamais rencontré d’honnête femme ; ne leur parlez ni de délicatesse, ni de modestie, ni d’honneur ; ces mots-là n’ont pas de sens pour eux ; ne leur dites pas qu’il n’est point permis de tout écrire, car ils ne discernent pas le bien d’avec le mal. Il semble qu’ils n’aient jamais eu ni parents, ni femme, ni enfants… »