La Loi de Lynch/33

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Amyot (p. 363-375).

XXXIII.

Assaut de ruses.

Nous retournerons maintenant auprès de Valentin et de ses amis, que nous avons laissés se remettant à la poursuite du Cèdre-Rouge.

Le Français avait fini par prendre à cette chasse, si longtemps prolongée, un véritable intérêt d’amour-propre ; c’était la première fois, depuis qu’il vivait au désert, qu’il se trouvait face à face avec un aussi rude jouteur que le Cèdre-Rouge.

Comme lui, le squatter possédait une connaissance approfondie de la vie du Far West, tous les bruits de la prairie lui étaient connus, tous les sentiers familiers ; comme lui il avait fait une étude particulière des ruses et des fourberies indiennes ; enfin Valentin avait rencontré, sinon son maître, du moins son égal. Son amour-propre vivement excité le poussait à brusquer le dénoûment de cette intrigue ; aussi était-il résolu à mener les choses si vigoureusement que, malgré sa finesse, le Cèdre-Rouge tomberait bientôt entre ses mains.

Après avoir, ainsi que nous l’avons vu, quitté les hautes régions de la Sierra, les chasseurs s’étendirent en éventail, afin de chercher un indice quelconque qui pût leur faire retrouver la trace depuis si longtemps perdue, car, d’après cet axiome bien connu des coureurs des bois, tout rastreador qui tient un bout d’une piste doit infailliblement, à un temps donné, arriver à l’autre bout.

Malheureusement aucune trace, aucune empreinte, ne se laissait voir ; le Cèdre-Rouge avait disparu sans qu’il fût possible de découvrir le moindre signe de son passage.

Cependant Valentin ne se décourageait point ; il étudiait le terrain, inspectait chaque brin d’herbe, interrogeait tous les buissons avec une patience que rien ne pouvait fatiguer. Ses amis, moins habitués que lui à ces déconvenues si fréquentes dans la vie du chasseur, lui jetaient en vain des regards désespérés ; lui, marchait toujours le corps courbé vers le sol, ne voyant, n’écoutant ni les gestes ni les paroles.

Enfin, vers le milieu du jour, après avoir fait près de quatre lieues de cette façon, rude tâche que celle-là ! les chasseurs se trouvèrent sur un rocher entièrement nu. En cet endroit, c’eût été folie que de chercher des empreintes, le granit n’en peut garder. Don Miguel et son fils se laissèrent tomber sur le sol, bien plus par découragement que par fatigue.

Curumilla se mit à réunir les feuilles éparses afin d’allumer le feu du déjeuner.

Valentin, appuyé sur le canon de son rifle, les sourcils froncés et le front sillonné de rides profondes, regardait alternativement autour de lui.

Dans l’endroit où les chasseurs avaient établi leur campement provisoire était une roche nue sur laquelle ne croissait aucune végétation ; un immense mélèze ombrageait presque entièrement cette place qu’il couvrait de ses branches touffues.

Le chasseur promenait incessamment son regard intelligent du ciel à la terre, comme s’il eût eu le pressentiment qu’en ce lieu il devait retrouver la trace de cette piste si longtemps cherchée.

Tout à coup il poussa un hem ! sonore. À ce cri, signal convenu entre l’Indien et lui, Curumilla cessa de ramasser ses feuilles, leva la tête et le regarda.

Valentin marcha vers lui d’un pas rapide. Les deux Mexicains se levèrent avec empressement et le rejoignirent.

— Avez-vous découvert quelque chose ? lui demanda don Miguel avec curiosité.

— Non, répondit Valentin, mais je ne tarderai probablement pas.

— Ici ?

— Oui, ici même, je sens les brisées du sanglier, dit-il avec un fin sourire ; croyez-moi, bientôt nous les verrons.

En disant cela, le chasseur se baissa, ramassa une poignée de feuilles et commença à les examiner une par une avec attention.

— Que pourront vous apprendre ces feuilles ? murmura don Miguel en haussant les épaules.

— Tout ! répondit fermement Valentin en continuant son examen.

Curumilla, penché sur le sol, déblayait le terrain et interrogeait le rocher.

Ooah ! fit-il.

Chacun se baissa.

Le chef montrait du bout du doigt une ligne longue de dix centimètres au plus, épaisse comme un cheveu, qui se détachait en noir sur le rocher.

— Ils ont passé par ici, reprit Valentin, cela est pour moi aussi incontestable que deux et deux font quatre ; tout me le prouve : les pas que nous avons découverts, se dirigeant en sens inverse de l’endroit où nous sommes en sont une preuve irréfragable.

— Comment cela ? fit don Miguel avec étonnement.

— Rien de plus simple : ces traces qui vous ont trompés ne pouvaient donner le change à un vieux coureur des bois comme moi ; elles pesaient trop du talon, n’étaient pas régulières et hésitaient tantôt à droite, tantôt à gauche : preuve qu’elles étaient fausses.

— Comment fausses ?

— Parfaitement. Voici ce qu’a fait le Cèdre-Rouge pour dissimuler la direction qu’il suivait : il a marché pendant près de deux lieues à reculons.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Le Cèdre-Rouge, bien qu’assez âgé, est doué encore de toute la vigueur de la jeunesse ; son pas est ferme, parfaitement régulier ; comme tous les hommes habitués à la vie des forêts, il marche avec précaution, c’est-à-dire en posant d’abord la pointe du pied comme tout individu qui n’est pas certain de ne pas être contraint de rétrograder. Dans les empreintes que nous avons reconnues, ainsi que je vous l’ai dit, c’est le talon qui d’abord a porté et se trouve beaucoup plus enfoncé que le reste du pied ; cela se comprend et est presque impossible autrement lorsque l’on marche en arrière, surtout pendant longtemps.

— C’est vrai, répondit don Miguel ; ce que vous dites est on ne peut plus logique.

Valentin sourit.

— Nous ne sommes pas au bout, dit-il, laissez-moi faire.

— Mais, observa don Pablo, en supposant que le Cèdre-Rouge soit venu jusqu’ici, ce que je crois ainsi que vous maintenant, comment se fait-il que nous ne retrouvons pas ses traces de l’autre côté du rocher ? Quelque soin qu’il ait mis à les dissimuler, si elles existaient, nous les découvririons.

— Sans doute ; mais elles n’y sont pas, et il est inutile de perdre le temps à les chercher. Le Cèdre-Rouge est venu ici, cette ligne vous le montre ; mais pourquoi est-il venu ? me demanderez-vous. Par une raison bien facile à comprendre : sur ce sol granitique, les traces sont impossibles ; le squatter a voulu nous fourvoyer en nous conduisant, si nous parvenions à déjouer ses ruses, dans une place où nous perdrions complètement sa direction. Il a réussi jusqu’à un certain point ; seulement il a voulu être trop fin et il a dépassé le but : avant dix minutes, je vous montrerai la piste aussi claire et aussi nette que s’il l’avait indiquée à plaisir.

— Je vous avoue, mon ami, que tout ce que vous me dites m’étonne profondément, reprit don Miguel ; je n’ai jamais rien pu comprendre à cette espèce d’instinct sublime qui vous aide à vous diriger dans la prairie, bien que maintes fois vous m’en ayez donné des preuves qui m’ont saisi d’admiration ; pourtant, je vous confesse que ce qui se passe en ce moment surpasse pour moi tout ce que je vous ai vu faire jusqu’à ce jour.

— Mon Dieu, répondit Valentin, vous me faites des compliments que je suis loin de mériter ; tout cela est une affaire de raisonnement et surtout d’habitude. Ainsi, par exemple, pour vous comme pour moi, il est évident, n’est-ce pas, que le Cèdre-Rouge est venu ici ?

— Oui.

— Fort bien ; puisqu’il y est venu, il a fallu qu’il en partît, fit le chasseur en riant, par la raison qu’il n’y est plus, sans cela nous le tiendrions déjà.

— C’est positif.

— Bon ; maintenant cherchez comment il a pu partir.

— Voilà où justement je ne vois plus rien.

— Parce que vous êtes aveugle, ou plutôt parce que vous ne voulez pas vous en donner la peine.

— Oh ! pour cela, mon ami, je vous jure…

— Pardon, je me trompe ; c’est parce que vous ne savez pas vous rendre compte de ce que vous voyez.

— Comment, je ne sais pas me rendre compte de ce que je vois ! dit don Miguel un peu piqué de cette observation.

— Certainement, reprit flegmatiquement Valentin, et vous allez en convenir avec moi.

— Je ne demande pas mieux.

Malgré sa haute intelligence et les grandes qualités dont il était doué, Valentin avait le faible, commun à beaucoup d’hommes, d’aimer, en certaines circonstances, à faire parade de ses connaissances acquises de la vie du désert.

Ce travers, qui se rencontre fort souvent dans les prairies, était pardonnable et ne nuisait en rien au beau caractère du chasseur.

— Vous allez voir, reprit-il avec cette espèce de condescendance que mettent les personnes qui savent bien une chose à l’expliquer à celles qui l’ignorent. Le Cèdre-Rouge est venu ici et il a disparu. J’arrive et je regarde, il n’a pu ni s’envoler ni s’enfoncer en terre : il faut donc absolument qu’il ait pris un chemin quelconque par lequel un homme puisse passer ; voici d’abord un amas de feuilles éparses sur le rocher, premier indice.

— Comment cela ?

— Pardieu ! c’est clair pourtant ; nous ne sommes pas à la saison où les arbres perdent leurs feuilles : elles ne sont donc pas tombées.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, si cela était, elles seraient jaunes et desséchées, au lieu qu’elles sont vertes, froissées, quelques-unes même sont déchirées : donc il est positif, n’est-ce pas, qu’elles ont été violemment arrachées de l’arbre.

— C’est vrai, murmura don Miguel au comble de l’étonnement.

— Maintenant, cherchons quelle est la force inconnue qui les a arrachées à la branche.

Tout en disant cela, Valentin s’était mis à marcher, le corps penché vers la terre, dans la direction où lui était apparue la ligne noire.

Ses amis imitaient ses mouvements et le suivaient, en regardant comme lui attentivement sur le sol.

Tout à coup Valentin se baissa, ramassa un morceau d’écorce large comme la moitié de la main et le montra à don Miguel.

— À présent tout m’est expliqué, dit-il. Voyez ce morceau d’écorce, il est froissé et mâchuré comme s’il avait été fortement pressé par une corde, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, vous ne comprenez pas ?

— Ma foi non, pas plus que tout à l’heure.

Valentin haussa les épaules.

— Écoutez bien, dit-il, le Cèdre-Rouge est arrivé ici ; avec son lasso il a pris l’extrémité de cette grosse branche que vous voyez là au-dessus de notre tête ; aidé par ses compagnons, il l’a courbée jusqu’à terre. La raie noire que nous avons vue témoigne des efforts que ces hommes ont été obligés de faire. Une fois la branche courbée, les compagnons du squatter sont montés dessus les uns après les autres ; le Cèdre-Rouge, demeuré le dernier, s’est laissé enlever par elle, et tous se sont trouvés à soixante ou quatre-vingts pieds de terre : cela est fort ingénieux, convenez-en ; mais, malheureusement, les bottes du squatter ont laissé sur le roc une raie épaisse comme un cheveu, des feuilles sont tombées de l’arbre ; en détachant son lasso, un morceau d’écorce s’est brisé, et, comme il était pressé et ne pouvait redescendre et faire disparaître toutes ces preuves accusatrices, je les ai vues, et maintenant je sais aussi bien tout ce qui s’est passé ici que si j’y avais assisté.

Ce n’était plus de l’étonnement que témoignaient les amis du chasseur à cette explication si claire et si nette, c’était une admiration mêlée de stupeur ; ils étaient comme foudroyés par une preuve aussi incroyable de sagacité.

— C’est miraculeux ! s’écria don Miguel. Ainsi vous croyez que c’est par cet arbre que le Cèdre-Rouge est parti ?

— Je le parierais. Du reste, vous en aurez bientôt certitude, car nous allons suivre la même route.

— Eh ! mais nous ne pourrons pas faire beaucoup de chemin ainsi.

— Vous vous trompez. Dans les forêts vierges du genre de celle qui s’étend là-devant nous, la route que nous allons suivre est presque la seule praticable. Allons, allons, maintenant que nous avons retrouvé la piste de notre bandit pour ne plus la perdre, je l’espère, déjeunons vivement afin de nous mettre plus vite à sa poursuite.

Les chasseurs s’assirent gaiement autour du feu et mangèrent un cuissot d’ours gris.

Mais l’impatience leur fit, comme on dit vulgairement, mettre les morceaux doubles, si bien que le repas fut expédié en un tour de main, et bientôt ils furent prêts à recommencer leurs recherches.

Valentin, afin de prouver à ses amis l’exactitude des renseignements qu’il leur avait donnés, employa pour monter sur l’arbre le moyen dont s’était servi le Cèdre-Rouge.

Effectivement, lorsque les chasseurs furent réunis sur la branche, ils reconnurent la vérité de ce que leur avait dit Valentin : les traces du Cèdre-Rouge étaient visibles partout.

Ils marchèrent ainsi pendant assez longtemps en suivant les brisées laissées par les bandits ; cependant plus ils avançaient, plus ces brisées devenaient rares, et bientôt elles finirent par disparaître tout à fait.

La piste fut une seconde fois perdue.

Valentin s’arrêta, et appelant du geste ses amis à ses côtés :

— Tenons conseil, dit-il.

— Je pense, observa don Miguel, que le Cèdre-Rouge a supposé sa piste assez longue sur les arbres et qu’il est descendu sur le sol.

Valentin secoua la tête.

— Vous n’y êtes pas, dit-il, mon ami ; ce que vous avancez là est matériellement impossible.

— Pourquoi cela ?

— Parce que la piste, ainsi que vous le voyez, cesse brusquement au-dessus d’un lac.

— C’est vrai.

— Alors, il est évident, n’est-ce pas, que le Cèdre-Rouge ne l’a pas traversé à la nage ? Marchons en avant quand même, je suis certain que bientôt nous retrouverons des traces ; cette direction est la seule que le Cèdre-Rouge a dû suivre. Son but est de traverser la ligne d’ennemis qui le cernent de toutes parts ; s’il s’enfonçait dans les montagnes, nous le savons par expérience et il le sait aussi bien que nous, il périrait infailliblement ; donc il ne peut s’évader que par là, et c’est par là que nous devons le poursuivre.

— En demeurant toujours sur les arbres ? demanda don Miguel.

— Pardieu ! N’oubliez pas, mes amis, que les bandits mènent avec eux une jeune fille. Cette pauvre enfant n’est pas, comme eux, habituée à ces marches terribles du désert ; elle ne pourrait les supporter une heure si son père et ses frères n’avaient pas le soin de la conduire par des chemins comparativement faciles. Jetez les yeux au-dessous de vous et regardez, vous serez alors convaincus qu’il leur est impossible qu’une jeune fille ait passé par là. Voici notre route, ajouta-t–il péremptoirement, c’est par là seulement que nous trouverons notre ennemi.

— Allons donc, et à la grâce de Dieu ! s’écrièrent les Mexicains.

Curumilla, selon son habitude, n’avait rien dit, il ne s’était même pas arrêté pour prendre part à la discussion ; mais il avait continué à marcher en avant.

— Ooah ! fit-il tout à coup.

Ses amis accoururent avec empressement.

Le chef tenait à la main un morceau de calicot rayé, large au plus comme un shilling.

— Vous voyez, fit Valentin, nous sommes dans la bonne direction, ne nous en écartons donc pas.

Cette découverte fit cesser toute discussion.

Le jour baissait de plus en plus, le globe rougeâtre du soleil apparaissait au loin entre les troncs des arbres.

Après avoir marché encore deux heures, l’obscurité fut complète.

— Que faire ? demanda don Miguel ; nous ne pouvons passer la nuit perchés ainsi comme des perroquets ; choisissons une place commode pour camper, demain au point du jour nous remonterons et nous nous remettrons en chasse.

— Oui, répondit Valentin en riant, et cette nuit, pendant que nous dormirons tranquilles en bas, s’il survient quelque incident qui oblige le Cèdre-Rouge à rétrograder, il nous glissera comme un serpent entre les doigts sans que nous nous en doutions. Non, non, mon ami, il faut vous résigner pour cette nuit à percher comme un perroquet, ainsi que vous le dites, si vous ne voulez pas perdre le fruit de toutes vos peines et de toutes vos fatigues.

— Oh ! oh ! puisqu’il en est ainsi, s’écria don Miguel, j’y consens ; quand il me faudrait dormir huit jours sur un arbre, je le ferais plutôt que de laisser échapper ce misérable.

— Soyez tranquille, il ne nous fera pas courir aussi longtemps : le sanglier est aux abois, il ne tardera pas à être forcé. Quelque grand que soit le désert, pour des hommes habitués à le parcourir dans tous les sens il ne possède pas de refuges inexplorables. Le Cèdre-Rouge a fait plus qu’un homme ordinaire pour nous échapper ; maintenant tout est fini pour lui, il le comprend, ce n’est plus qu’une question de temps.

— Dieu vous entende, mon ami ! Je donnerais ma vie pour me venger de ce monstre.

— Bientôt, je vous le certifie, il sera en votre pouvoir.

En ce moment Curumilla posa sa main sur le bras de Valentin.

— Eh bien, chef, qu’y a-t-il ? demanda celui-ci.

— Écoutez, fit l’Indien.

Les chasseurs prêtèrent l’oreille. Bientôt ils entendirent à une assez grande distance des cris confus qui, d’instant en instant, devenaient plus distincts, et finirent bientôt par se changer en une épouvantable rumeur.

— Que se passe-t-il donc ici ? demanda Valentin tout pensif.

Les cris augmentaient dans des proportions effrayantes, des lueurs étranges éclairaient la forêt, dont les hôtes, troublés dans leur sommeil, volaient lourdement çà et là en poussant des cris plaintifs.

— Attention ! fit le chasseur ; tâchons de savoir à qui nous avons affaire.

Mais leur incertitude ne fut pas de longue durée ; Valentin quitta tout à coup l’abri derrière lequel il était caché et poussa un long et strident cri de reconnaissance auquel répondirent des hurlements effroyables.

— Qu’est-ce donc ? demanda don Miguel.

— L’Unicorne ! répondit Valentin.