La Mère de Dieu (Sacher-Masoch)/04

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Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 146-151).

CHAPITRE IV

C’était par un froid jour de pluie du mois de septembre. La campagne était toute grise, derrière le rideau de larges gouttes qui tombaient Les gouttières vomissaient des cascades de boue jaunâtre ; les branches des lilas chargées d’eau s’inclinaient pesamment vers la terre ; les moineaux, le plumage hérissé, se pressaient en grelottant sur les poutres où s’appuyait la toiture. Devant la maison, le vent ridait l’eau d’une immense flaque. Sabadil était assis dans la grande salle des Ossipowitch, près du père de Mardona. Ils se taisaient tous les deux. Mardona était absente. Cela sans doute rendait Sabadil plus morose que les torrents de pluie. Il venait justement de faire la connaissance de Lampad Kenulla, le mari de la belle Sofia. C’était un gros homme flegmatique, au visage large et rouge, à l’expression plate et bête. Il s’était mis à parler avec volubilité, par politesse ; mais, comme aucun des assistants ne lui donnait la réplique, il se tut et se mit, de son gros doigt orné d’un anneau d’argent, à écraser toutes les mouches qui voltigeaient aux vitres.

Un temps assez long se passa. Enfin un bruit de roues et les coups secs donnés par des sabots de chevaux sur le pavé de la cour annoncèrent l’arrivée de Mardona.

Tous se levèrent et la saluèrent respectueusement. Elle entra gravement, adressa à ses disciples un signe de la tête, et prit place sur une chaise. Ses frères s’avancèrent pour la servir. Jehorig la débarrassa de plusieurs objets qu’elle avait achetés en ville, et Turib lui retira ses hautes bottes, couvertes de boue.

« Quelle bonne nouvelle nous apportes-tu, Lampad ? » demanda la Mère de Dieu.

Kenulla tomba à genoux et se traîna jusque près de Mardona pour recevoir d’elle le baiser de paix.

« As-tu apporté l’acte de donation ? demanda la Mère de Dieu.

— Voici, tout est écrit là-dessus, ainsi que tu me l’as ordonné. C’est le notaire de la ville qui s’est chargé de la besogne.

— Allons, lis ! »

Mardona feignait de ne pas remarquer Sabadil.

« Tu ferais mieux de lire toi-même, repartit Kenulla.

— Lis, toi. Je le veux. »

Kenulla se leva, alla vers la fenêtre, comme s’il n’y voyait pas clair, regarda longuement le document et garda le silence.

« Lis à haute voix.

— Je ne le puis.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, pardonne-moi ce péché, Mardona,… parce que je ne sais pas lire.

— Donne-le-moi alors, dit Mardona en prenant le document des mains de Lampad. Elle le tint ouvert devant elle ; mais Sabadil, qui l’observait, vit que son œil restait arrêté à une seule place. Il comprit qu’elle aussi ne savait pas lire.

« Laisse-moi lire, Mardona, dit-il en s’avançant vers la jeune femme. C’est un péché que de fatiguer ainsi tes beaux yeux.

— Tu sais donc lire ? exclama-t-elle en rougissant profondément.

— Je sais lire et écrire », répondit Sabadil.

Et il lut ce que portait le document d’une voix haute et sonore. C’était une donation de Lampad Kenulla à Mardona Ossipowitch. Il lui faisait cadeau de deux pièces de terre et d’un verger planté d’arbres fruitiers, bornant ses domaines. « Tout cela de sa propre volonté, pour se rendre agréable à Dieu », selon ce que portait le document.

Mardona examina Sabadil avec l’attention la plus minutieuse. Elle savait maintenant qu’elle pourrait tirer profit de cet homme, qu’elle aimait de toute l’ardeur de son âme.

Et pour elle ce n’était pas à dédaigner. Lorsqu’il eut replié le document, Mardona le lui retira des mains et le serra dans son corsage, lentement, avec une grande dignité.

« Et comment se comporte Sofia ? » demanda-t-elle d’une voix oppressée.

Son visage, cependant, était fort calme, et même souriant et aimable.

« Hélas ! c’est vrai, c’est bien vrai ! Ce doit être vrai, puisque tous les gens l’affirment ; elle me déteste, elle court dans la maison et bouleverse tout, comme une louve.

— On dit même que ta vie n’est pas en sûreté, Lampad.

— On ne se trompe pas.

— Alors porte plainte contre elle », continua Mardona en s’inclinant vers lui.

Elle parlait fort bas, mais d’une voix distincte, comme si elle eût voulu être bien comprise de Kenulla, mais de lui seulement.

« N’aie pas de crainte. Tu as pour toi le droit. Porte plainte contre elle, et laisse-moi me charger de la punir !

— Je n’en aurai jamais le courage, geignit Kenulla.

— Dans ce cas tu mérites les traitements que ta femme te fait subir, reprit Mardona, et je te conseille fort de te cacher pendant le jour, de peur que les petits enfants ne courent après toi en te montrant au doigt, et que les mendiants ne chantent des mélodies sur ton compte.

— Du reste, ajouta Kenulla, nous avons le temps. Un jugement précipité est rarement juste.

— C’est ton idée ? »

Mardona se leva et s’avança vers le miroir pour réparer le désordre de sa coiffure.

Kenulla soupiras se gratta l’oreille et quitta la salle sur la pointe des pieds, avec Ossipowitch et ses fils. Mardona et Sabadil restèrent seuls.

Un long moment se passa avant qu’ils échangeassent un regard. Enfin Sabadil prit la parole :

« Explique-moi, Mardona, commença-t-il, comment il se fait que vous punissiez la femme qui offense son mari, puisque, à ce que l’on dit,… le mariage n’est pas considéré comme un sacrement dans votre secte ?

— Nous n’avons ni ne reconnaissons pas de sacrement, répondit Mardona en prenant place sur un siège près de Sabadil. La décision de deux êtres qui s’aiment et le consentement de leurs parents suffisent pour accomplir un mariage. Les parents et les amis des époux se réunissent dans la maison de la fiancée et déclarent, en présence de la congrégation, leur union accomplie. La séparation s’accomplit de la même manière, aussi simplement : les époux déclarent qu’ils sont décidés à se séparer, et le divorce est prononcé.

— Il se peut que cela ne mène à rien de bon, interrompit Sabadil en secouant la tête.

— Jusqu’à présent j’ai observé chez nous bien moins de séparations que chez vous ou chez les juifs.

— Mais un mariage sans la bénédiction du prêtre ne peut être sanctionné par Dieu, murmura Sabadil.

— Tu parles selon tes opinions, dit Mardona avec une grande douceur. Nous simplifions les devoirs du mariage, son accomplissement et sa nullité, pour punir beaucoup plus sévèrement toutes les contraventions qui peuvent lui porter préjudice.

— Dans ce cas, pourquoi accuse-t-on vos femmes de légèreté et de vanité ?

— Elles ne sont pas autrement que le reste des femmes, répondit Mardona, toujours calme, digne et bonne. La femme aime les plaisirs, les divertissements, le changement. Au lieu d’agir contre la nature, ce qui irrite inutilement ses penchants, nous lui accordons tout ce qu’elle aime, la parure, la danse, les amusements, mais seulement alors qu’elle a terminé sa tâche journalière. Et, vois-tu, c’est pour cela que toutes nos femmes sont si actives, si laborieuses. De grand matin, avant le jour, elles se lèvent et mettent tout en ordre dans la maison. Lorsque, durant le jour, elles aiment à se parer, à se promener et à se divertir, il me semble qu’elles en ont parfaitement le droit.

— Étrange ! murmura Sabadil. Quels singuliers usages !

— Plus tu connaîtras notre secte, ajouta Mardona, plus tu te heurteras à des choses qui t’étonneront. »