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La Machine à assassiner/04

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Raoul Solar (p. 49-58).
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IV

AVENTURE SURVENUE À M. LAVIEUVILLE,
MARGUILLIER

M. Lavieuville, propriétaire, célibataire, humanitaire et marguillier, était un ancien notaire de province qui était venu finir ses jours dans cette Île-Saint-Louis qui avait vu ses jeux d’écolier. Il habitait la maison où étaient morts ses parents.

C’était un brave homme qui n’avait qu’une passion, faire le bien avec l’argent des autres. À part cela, il était prodigieusement avare ; dans ces derniers temps, il avait renvoyé sa vieille bonne, faisait sa cuisine lui-même, avait réduit sa domesticité à la mère Langlois, qui arrivait toujours dans les premières heures de la matinée (disons tout de suite qu’elle ne vint pas ce matin-là). Dans la paroisse, on le citait, comme un exemple d’abnégation et de pauvreté volontaire.

La « fabrique » s’enorgueillissait d’avoir son marguillier qui passait pour un saint. Il l’était à sa manière. Étant notaire, il aurait pu spéculer sur les fonds déposés chez ; lui par ses clients : il ne l’avait jamais fait ; marguillier, président, trésorier, correspondant de vingt sociétés de secours, il aurait pu faire son profit de l’élasticité de certains budgets de charité ou trouver son compte dans la façon de comprendre certains frais généraux ; on ne pouvait rien lui reprocher… C’est tout juste s’il se permettait de se faire rembourser le plus décemment possible l’entretien d’une pauvre petite auto à conduite intérieure (il conduisait lui-même et redoutait le grand air) qui lui était nécessaire pour ses tournées à Paris et dans la banlieue.

Son avarice était, à ce point de vue, tout à fait spéciale !… Pourvu qu’il maniât des fonds, fût-ce ceux des autres, il était le plus heureux des hommes. Il préférait même que ce fût l’argent des autres, à cause qu’un maniement de fonds présente toujours certains dangers.

Palper de gros billets lui causait des joies infinies. Il en avait toujours sur lui dans son portefeuille, qu’il ne quittait pas. Son plus grand plaisir était de se présenter chez de pauvres gens auxquels il faisait étaler leur détresse ; après quoi, il étalait, lui, ses billets et leur disait :

— Regardez, voilà 15.000 francs ! Avec cela, — je suis plus malheureux que vous. Il m’en faudrait dix fois autant pour soulager les misères sur lesquelles je me penche chaque jour !

Et il repartait en leur laissant une obole… On lui disait : « Vous vous ferez voler ! », il répondait : « Dieu protège l’argent de la charité ! » En attendant, comme il ne comptait que sur lui pour protéger le sien, il ne sortait pas !

Tous ces détails étaient nécessaires pour que le lecteur ne fût point trop surpris par l’aventure survenue, en l’Île-Saint-Louis, à six heures et demie du matin, à M. Lavieuville, marguillier.

C’était le matin même qui succédait à cette nuit funeste où nous avons vu le courageux M. Birouste aux prises avec le terrible Gabriel… Depuis qu’ils avaient quitté l’herboriste, après avoir constaté que Gabriel avait fui sa demeure en emportant Christine, le vieux Norbert et son neveu n’avaient point cessé leurs recherches.

L’Île-Saint-Louis avait été fouillée dans tous les coins et recoins… Quelle nuit ils avaient passée, eux aussi !…

Ils étaient exténués, mais ne sentaient point leur fatigue… Le sentiment aigu du danger mortel que courait la malheureuse Christine les poussait toujours en avant… N’ayant rien trouvé dans l’île, ils avaient à tout hasard traversé les ponts. Ils avaient interpellé des vagabonds, interrogé un ivrogne affalé sur un banc, un marchand de marrons qui allumait ses fourneaux, fait le tour du quai des Célestins, pénétré dans le boyau de Geoffroy-l’Asnier, sondé toutes les ombres de tous les culs-de-sac entre Saint-Paul et Saint-Gervais, puis fait le tour par le square Notre-Dame et le quai de la Tournelle ; enfin ils revenaient dans l’Île-Saint-Louis au moment où elle sortait des brouillards de la Seine, dans la lueur blême des matins frissonnants, quand tout à coup, au coin de la petite rue où se dressait la maison de M. Lavieuville, marguillier, ils aperçurent, à ne s’y point tromper, la silhouette de Gabriel !

Il était seul et marchait vivement : il courait plutôt. Dans un dernier bond il fut contre la porte de la maison de M. Lavieuville. Jacques voulait déjà se précipiter, mais l’horloger le retint :

« — Attention ! lui dit celui-ci, cette fois, ne le manquons pas ! Il s’agit de ne pas lui donner l’éveil… Nous allons bien voir ce qu’il va faire ? Tu sais que nous ne pouvons pas l’atteindre à la course…

— Dans tout cela ! gémit Jacques Cotentin, qu’est-ce que Christine peut bien être devenue

— Pour moi, elle a fini par lui échapper ! Elle est peut-être déjà à la maison…

— Attention !… qu’est-ce qu’il fait ?

À leur grande stupéfaction, ils virent Gabriel qui sortait de dessous sa cape un trousseau de clefs et qui, sans hésitation, introduisait l’une d’elles dans la serrure de la porte de M. Lavieuville.

— Voilà qu’il entre chez M. Lavieuville, maintenant !

Il venait en effet de pénétrer dans l’immeuble… C’était au tour de l’horloger et de Jacques de bondir maintenant.

— Si nous voulons qu’il ne nous échappe pas, avait émis le vieux Norbert, sautons-lui dessus tout de suite et renversons-le !… Il a beaucoup de peine à se relever et à reprendre son équilibre !…

La porte n’était pas refermée. Ils se ruèrent dans la maison, se heurtèrent dans la demi-obscurité à celui qu’ils poursuivaient ; le vieux Norbert s’empêtra dans la longue cape noire, Jacques donna au ravisseur de Christine un solide croc-en-jambe qui le fit rouler sur la carpette dans laquelle l’oncle et le neveu l’enveloppèrent immédiatement avec une décision brutale qui ne permit à l’autre aucun mouvement.

Du reste, il ne se défendait pas ; depuis qu’il était à terre il ne faisait aucun mouvement… Quand il ne fut plus qu’un paquet dont on n’eût pu dire la nature, ils le sortirent à eux deux, le transportèrent le plus rapidement possible en rasant les murs jusqu’à la rue du Saint-Sacrement.

Ils ne rencontrèrent que le père Juilard, le commissionnaire qui rentrait des Halles fortement éméché et qui les regarda passer d’un air abruti : « Vous battez vos tapis à c’t’heure !… C’est tout de même pas une saison à avoir peur des mites ! »

Enfin ils furent chez eux, appelèrent Christine qui ne leur répondit pas, s’enfermèrent avec leur fardeau dans le pavillon du jardin et commencèrent prudemment à dérouler la carpette…

Tous deux étaient en sueur, haletants, n’en pouvant plus !

— Attention ! disait Jacques… surveillons-le !… Il ne faut plus qu’un pareil coup recommence !…

Oh ! tant qu’il est à terre, je te dis qu’il n’y a pas de danger !…

— Il va falloir le coucher, l’étendre sur le lit à bascule et ne plus le quitter une minute !

— Tu resteras auprès de lui, pendant que j’irai chercher Christine !

— Non ! moi !…

— Pourvu qu’il ne soit pas déjà arrivé un malheur !… Ah ! Jacques ! Jacques ! qu’as-tu fait ?… qu’as-tu fait de mon automate ?…

— Taisez-vous, si tout était perdu, je me ferais sauter le caisson !…

Pour éviter toute surprise, Jacques avait allumé le grand jeu électrique. Ils s’agitaient dans une nappe éblouissante de lumière.

Ils étaient prêts à se jeter sur Gabriel au moindre geste suspect… mais ils poussèrent en même temps une sourde exclamation… Le prisonnier qu’ils avaient fait et qui était bien revêtu de la cape de Gabriel et qu’ils avaient vu coiffé du chapeau de Gabriel (lequel chapeau avait sauté dans le combat) ce prisonnier qui n’osait ni remuer ni pousser un cri, tant son épouvante était démesurée, ce n’était pas Gabriel, c’était M. Lavieuville, marguillier !…

Aussitôt qu’ils se furent aperçu de leur erreur, le vieux Norbert et Jacques Cotentin n’eurent qu’une pensée : faire l’obscurité là où ils avaient prodigué tant de lumière…

Quand les commutateurs furent tournés, ils aidèrent M. Lavieuville à se relever à tâtons et le firent sortir sans plus tarder du laboratoire.

Le tenant chacun sous un bras, ils l’accompagnèrent ainsi jusque dans la boutique de l’horloger, où le marguillier se laissa tomber sur un siège.

Les volets fermaient toujours les fenêtres sur la rue, mais le jour pâle de décembre pénétrait par la fenêtre donnant sur le jardin.

— Messieurs ! gémit d’une voix expirante le pauvre M. Lavieuville, qui avait reconnu M. Norbert et le jeune et déjà célèbre prosecteur, messieurs, vous m’avouerez que tout ce qui m’arrive depuis ce matin est inimaginable !…

— Inimaginable !… Monsieur Lavieuville, vous désireriez peut-être prendre quelque chose ?… un peu de thé bien chaud ?

— Non ! je désire avant tout rentrer chez moi et prévenir la police !

— Monsieur Lavieuville, prononça l’horloger d’une voix un peu sèche (et que le marguillier trouva même menaçante), avant d’introduire la police dans une pareille histoire, qui est avant tout une histoire de famille, comme nous allons vous le prouver en nous excusant d’une erreur dont vous avez été victime, vous voudrez peut-être bien nous dire comment il se fait que vous portez un vêtement qui ne vous appartient pas et qui nous a trompés sur votre honorable personnalité ?…

— Oh mon Dieu ! monsieur Norbert, je n’y vois aucun inconvénient… Ce vêtement, je ne l’ai pas volé, veuillez bien le croire… mais on m’a pris le mien et l’on m’a donné celui-ci !… C’est aussi simple que cela !… Et quant aux conditions dans lesquelles a eu lieu de fâcheux troc, je ne vous les cacherai pas davantage, et peut-être alors pourrez-vous me donner la clef de cette énigme, car, pour moi, j’avoue que je comprends de moins en moins ce qui m’arrive.

— Monsieur Lavieuville, nous vous renouvelons nos excuses, fit alors entendre Jacques… Ne nous cachez rien… Il y va peut-être de la vie d’une personne…

— J’ai bien cru qu’il y allait de la mienne ! fit M. Lavieuville en secouant douloureusement sa tête grisonnante… Enfin, si j’en suis quitte pour ces quinze mille francs… je m’en consolerai… bien qu’ils ne soient pas à moi !… peut-être même dois-je me féliciter de votre intervention, toute brutale qu’elle fut, car elle me procure un témoignage qui viendra renforcer mes dires, s’il y avait de méchants esprits pour mettre en doute mon honnêteté qui est, avec la charité, ma seule raison d’être ici-bas.

— Vous avez l’estime de tous ceux qui vous connaissent, monsieur Lavieuville, protesta l’horloger… mais il ne s’agit pas de quinze mille francs…

— Ah ! pardon, pardon !… il s’agit parfaitement de quinze mille francs… pas un sou de plus, pas un sou de moins !

— Monsieur Lavieuville ! ayez pitié de l’état dans lequel vous nous voyez !… Dites-nous ce qui vous est arrivé !…

— Ces quinze mille francs appartiennent à la « fabrique ». J’avais mission de les convertir en bons de la Défense nationale et comme mon dessein, après avoir entendu la messe de six heures et avoir fait ma tournée quotidienne chez quelques familles pauvres du quartier et des environs, était de passer à la banque, je les avais emportés sur moi et serrés dans mon portefeuille. Au premier coup de la messe, je quittai mon domicile, je sortis ma petite auto à conduite intérieure du garage, qui venait d’ouvrir, je montai dans ma voiture. À ce moment, je voulus régler une petite note que je devais au gardien, je pris dans la poche intérieure de ma redingote mon portefeuille et en sortis un billet de cinquante francs, sur lequel le gardien me rendit quarante-cinq centimes de monnaie. Tout en comptant cette monnaie, avant de la glisser dans ma poche, je ne m’aperçus pas qu’au lieu de remettre le portefeuille dans la poche de ma redingote, je le plaçais dans la poche intérieure de mon pardessus.

« Mon pardessus, monsieur, est une véritable houppelande doublée de peau de lapin, au col garni de faux astrakan… C’est la fourrure qui convient à un homme de mon caractère qui a consacré le peu qu’il possède à soulager autant que possible la misère de ses semblables.

» Au fond, ce vêtement est confortable et chaud, c’est tout ce que je lui demande… il est, ou plutôt il était complété par une toque de fausse loutre à oreillettes qui enserre bien la tête et avec laquelle on peut braver les frimas… je vous dis tout cela, messieurs, parce que cela pourra peut-être vous être utile tout à l’heure et puis, dans une aventure aussi inexplicable, il convient de n’oublier aucun détail.

« Quelques minutes plus tard j’arrêtai ma voiture devant la petite porte de l’église que vous connaissez bien… car je vous ai vu souvent à la messe, le dimanche, avec votre demoiselle et c’est ce qui me donne confiance, malgré tout !… J’assistai à la messe qui était dite par M. l’abbé Lequesne, que vous connaissez bien aussi ; après la messe j’allai le rejoindre dans la sacristie et, pendant qu’il s’habillait, je l’entretins de quelques œuvres de charité que nous avons ensemble. Il quitta la sacristie.

« Je rentrai dans l’église déserte pour y faire encore quelques dévotions, selon ma coutume, car j’aime à m’entretenir seul à seul avec Dieu… puis je gagnai la petite porte et je me disposais à monter dans mon auto quand, tout à coup, je vis surgir de derrière l’église un homme avec une longue cape dont il essayait de recouvrir un corps humain, le corps d’une femme, autant que j’en pus juger dans mon désarroi… Cet homme, qui avait des yeux terribles, bondit sur moi, me menaça de son revolver, me fit glisser par terre d’un coup de genou dans le ventre (je le sens encore) jeta le fardeau humain qu’il portait au fond de ma voiture, revint sur moi, me débarrassa en moins de temps que je ne le pourrais dire de mon paletot et de ma casquette de loutre qu’il m’arracha quasi de la tête, me lança la cape dont il était revêtu, ainsi que le chapeau dont il était coiffé, referma la portière, mit en marche (j’ai une mise en marche intérieure électrique) et disparut du côté du pont Sully !…

« Je me relevai si stupéfait, si anéanti que je n’avais plus de force pour crier.

« Comme il faisait très froid, et que je suis très frileux, et que je crains par-dessus tout les fluxions de poitrine et les rhumes de cerveau, la première chose que je fis fut de m’envelopper dans la cape de cet énergumène, de mettre son chapeau sur ma tête. Puis je me dirigeai en chancelant vers l’église. J’y rentrai et je n’y vis personne. J’eus l’idée alors qu’il ne fallait pas perdre une minute pour prévenir la police. J’ai le téléphone chez moi. Je courus chez moi. J’ouvris ma porte ! Je ne l’avais pas plutôt ouverte que j’étais à nouveau bousculé, jeté par terre. J’ai bien cru que mon bandit était revenu et que, cette fois, je n’en réchapperais pas !… Je recommandai mon âme à Dieu et vous connaissez la suite, messieurs !

— Monsieur Lavieuville, dit l’horloger d’une voix sourde, frémissante de douleur, vous êtes à plaindre, car vous avez été molesté et volé. Mais nous sommes plus à plaindre que vous ! L’homme qui vous a fait cette injure est un pauvre fou, un parent que mon neveu et moi soignions à domicile… ajouta-t-il en rougissant comme un enfant menteur… Il a malheureusement conçu pour ma fille, qui est fiancée à M. Jacques Cotentin, une passion qui a fait dégénérer sa maladie en folie furieuse…

« Profitant d’un moment où notre surveillance s’était ralentie, il nous a échappé, s’est emparé de ma pauvre Christine qu’il a brutalisée comme un sauvage, la heurtant à tout ce qui lui faisait obstacle… Mon neveu et moi en entendant les cris que poussait ma fille, nous nous précipitâmes… hélas ! il avait déjà traversé le jardin, le magasin, ramassant sur une table un browning que j’avais laissé là pour le réparer… il était déjà loin dans la rue quand nous parûmes sur le seuil… la nuit, l’obscurité, le vent, la neige, la tempête nous séparaient… il disparut avec sa proie… Depuis des heures nous le cherchions quand nous vous avons vu, enveloppé de sa cape et coiffé de son chapeau.

— Ah ! je comprends ! je comprends !…

— Comprenez-vous maintenant, monsieur Lavieuville ?… Alors, comprenez surtout (et c’est un père, un fiancé qui vous supplient ! Ils savent, du reste, qu’ils ne s’adresseront pas en vain à un cœur charitable), comprenez qu’il ne faut pas encore prévenir la police ! Il y va de l’honneur de mon enfant !… Un pareil scandale la perd et nous perd !… Nous ferons tout pour l’éviter !… Ce pauvre fou ne saurait aller très loin… Il a pris votre auto ?… Eh bien… tant mieux ! sa trace ne sera que plus facile à repérer ; il a pris votre manteau, votre casquette de loutre ? Tant mieux !… il se croit, dans sa naïveté de fou, déguisé, à l’abri de nos recherches… Il n’en sera que plus facile à rejoindre !…

— Tant mieux !… tant mieux !… vous êtes bons, vous, messieurs ! vous oubliez qu’il a pris aussi mes quinze mille francs !

— Vos quinze mille francs vous seront rendus avec votre auto, votre manteau et votre casquette, monsieur Lavieuville… Nous ne vous demandons que vingt-quatre heures !…