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La Machine à assassiner/05

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Raoul Solar (p. 59-64).
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V

AVENTURE SURVENUE À M. FLOTTARD,
RÔTISSEUR À PONTOISE

M. Flottard était rôtisseur à Pontoise. Ce n’était pas le premier rôtisseur venu. C’était un rôtisseur littéraire. Il avait commencé par être « plongeur » chez Salis, du temps que ce fameux gentilhomme cabaretier faisait les beaux jours du « Chat Noir » de la rue de Laval, devenue rue Victor-Massé.

C’est là qu’il avait pris le goût des belles-lettres et qu’il avait compris comment un homme intelligent, dans le commerce de la limonade ou de la restauration, peut donner du prix à sa marchandise en mettant un peu d’art autour.

Il ne s’agit que de trouver un genre… M. Flottard avait « un petit filet de voix ». Il choisit le genre chansonnier. Et comme, du temps du grand patron, et de l’épopée de Caran d’Ache, on lui avait inculqué l’amour de Napoléon, il devint bonapartiste.

La conclusion de tout ceci est que depuis quinze ans, un touriste qui est au courant des choses de la vie et qui passe par Pontoise à l’heure du déjeuner, ne manquera point de s’arrêter à la rôtisserie du bonhomme Flottard qui vous chante au dessert si joliment les chansons de Béranger : « Périsse enfin le géant des batailles ! disaient les rois : peuples, accourez tous ! » ou encore : le vieux caporal : « Mais pour vous tous, jeunes soldats, j’étais un père à l’exercice (bis). Conscrits au pas, ne pleurez pas ; ne pleurez pas, marchez au pas, au pas, au pas, au pas ! » Et je vous prie de croire que lorsque le client le moins décidé à régler d’emblée une addition un peu salée, a entendu M. Flottard faire le vieux caporal, il rentre vite sa protestation et sort tôt sa galette ! Il ne tient pas à se faire mettre au pas, lui aussi !

M. Flottard a ouvert sa rôtisserie à la descente de Pontoise et, quoique tout y soit à la gloire de Napoléon, la grande salle, avec son immense cheminée où tournent les broches, n’en a pas moins avec ses boiseries gothiques, le cachet moyenâgeux qui convient à l’établissement d’un gentilhomme cabaretier.

Sur la cheminée, il y a un Napoléon en plâtre. Les murs sont ornés de lithos représentant : la Veille d’Austerlitz, la Reddition d’Ulm, la mort de Poniatowski, le Martyre de Sainte-Hélène et l’Apothéose des vieux braves… N’ayant pu trouver de buste de Béranger, il a acheté un plâtre extraordinaire représentant un vieux druide à barbe de fleuve et jouant de la harpe. Il a gravé sur le socle, avec son couteau à couper le cou aux poulets : « Béranger »… et il l’a placé à l’entrée des tonnelles…

Ce pauvre Béranger, ce matin-là, était bien abandonné. Tandis que les derniers glaçons dont la nuit l’avait revêtu fondaient autour de lui, M. Flottard, bien au chaud devant sa cheminée déjà flambante, faisait admirer à Mme Flottard un magnifique couteau de cuisine tout neuf, large à la base, et pointu comme une aiguille au sommet, bien emmanché, bien affilé, solide et souple à la fois comme un jonc, un spécimen de la grande coutellerie, quoi !… un couteau qui était plus qu’un couteau et moins qu’un coutelas et qui avait peut-être valu une médaille d’or au client de Châtellerault qui venait de l’envoyer par colis postal au père Flottard, en manière de gentillesse et de reconnaissance du ventre.

— Et l’on parle de la coutellerie anglaise ! fit notre homme… qu’en pensez-vous, madame Flottard ?

— Je pense qu’on a tort ! exprima la bonne femme qui tricotait des bas derrière son comptoir, la poitrine confortablement enveloppée dans un épais châle de laine.

— Qu’on a tort de quoi ?…

Mme Flottard est humble et soumise ; jamais elle n’élève la voix devant son époux. Elle est toujours de son avis ; elle ne lui parle qu’avec crainte et respect, ce qui est bien exaspérant pour un homme qui ne demande qu’à la disputer. Cet antagonisme latent qui n’a point l’occasion de se manifester, occasion que M. Flottard saisirait avec d’autant plus d’empressement qu’il a le sentiment que son humeur en serait une fois pour toutes soulagée, a pris naissance, il y a bien des années de cela, dans la sorte d’indifférence apathique avec laquelle Mme Flottard a toujours entendu chanter M. Flottard.

M. Flottard ne cherche point de compliments, mais il les aime, et Mme Flottard est peut-être la seule personne qui ne se soit point extasiée devant « son petit filet de voix… »

— Tu trouves peut-être que je chante faux ? a-t-il fini par lui demander un jour.

Mme Flottard a protesté doucement. En tout cas, si elle pense une chose pareille, elle a bien fait de ne point l’exprimer, et ce n’est certes pas dans ce moment où M. Flottard joue avec un si beau spécimen de l’industrie de Châtellerault, tout en chantonnant entre ses dents : « Oui, je secouerai la poussière… » qu’elle commettra l’imprudence de lui faire entendre que depuis quinze ans qu’elle est condamnée à la subir, la muse de Béranger lui donne des nausées…

Et elle a tout à fait raison de se tenir sur ses gardes, la brave dame, car jamais M. Flottard n’a été aussi énervé ! Depuis deux jours, on n’a pas vu un client…

Hommes noirs, d’où sortez-vous ?… quel temps de chien !… Reine du monde, ô France ! ô ma patrie !… soulève enfin ton front cicatrisé !

Ce n’est pas qu’il ne passe point d’autos, mais elles ne s’arrêtent pas !… M. Flottard sait bien où elles s’arrêtent… Un concurrent, depuis l’été dernier, s’est installé un peu plus loin, dans la campagne, sur les bords de la rivière…

Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime !… Chez ce confrère « à la manque », on ne chante pas, on danse… Il y a une boîte à musique qui distribue aux clients les tangos et les shimmies… le progrès quoi !… leur progrès !… Bon Dieu ! Société, vieux et sombre édifice !…

Ah ! une auto ! une auto qui s’arrête… oh ! pas une auto de luxe, bien sûr !… une pauvre petite auto à conduite intérieure… Derrière ses rideaux, M. Flottard guette le client comme un brigand des Calabres, derrière ses roches, guette le voyageur…

La portière s’ouvre ! qu’est-ce que ce client-là ?…

Et dans le court espace, très court espace de temps pendant lequel la portière de la voiture est ouverte, le rôtisseur a vu… a cru voir… une forme féminine étendue… des cheveux épars, une figure de morte, du sang, mais la portière, dont le rideau de vitre est tiré, a claqué tout de suite derrière le voyageur. Un singulier bonhomme au masque immobile, aux yeux pas commodes, vêtu d’un méchant paletot au col garni de faux astrakan, la tête couverte d’une toque de fausse loutre, pelée, miteuse, calamiteuse.

Drôle de client !

M. Flottard ne sait s’il doit lui ouvrir sa porte ou se barricader !

Mais l’autre a pénétré dans la salle… avec une décision troublante, et il glisse sous le nez de M. Flottard une espèce de billet qu’il tenait tout prêt dans le creux de sa main et sur lequel le rôtisseur lit : « Avez-vous une couverture de voyage ? »

— Monsieur, lui répond plus énervé que jamais d’une telle entrée en matière, le chantre de Béranger, monsieur ! nous ne sommes pas ici aux Galeries Lafeuillette !

Sans plus se préoccuper du rôtisseur que s’il n’existait pas, le client se dirige droit sur la rôtisseuse. Profitant de ce que la porte est ouverte, M. Flottard, qui a l’esprit préoccupé par la vision entr’aperçue, se glisse jusqu’à l’auto, ouvre rapidement la portière, la referme avec une sourde exclamation d’horreur, et revient en hâte jusque dans sa rôtisserie pour entendre Mme Flottard pousser un cri d’épouvante. D’une main brutale, le voyageur est en train de lui arracher le châle de laine qui enveloppe si confortablement le buste de la frileuse cabaretière, et, de l’autre, il la menace d’un revolver braqué à bout portant.

C’en est trop pour un rôtisseur qui dispose justement d’un solide couteau de Châtellerault tout neuf, un couteau qui n’a pas servi !… Certes, M. Flottard ne pensait pas « l’essayer » sur un hôte qui n’appartenait point à sa basse-cour mais on ne choisit pas toujours les occasions. Souvent, comme on dit « elles vous forcent la main ! » et, en vérité, ce n’était pas une raison parce que Mme Flottard n’appréciait point à sa juste valeur « le talent chansonnier » de son époux pour que celui-ci la laissât assassiner sous ses yeux sans protester. Il protesta donc avec son couteau et le planta jusqu’au manche dans le dos de ce redoutable et trop énigmatique personnage qui promenait dans sa voiture une jeune personne à demi morte et qui prenait son cabaret littéraire pour un magasin de nouveautés !…

Oui ! jusqu’au manche !… et c’est le cas de dire que ce couteau est entré dans le dos de ce monsieur comme dans du beurre !…

… Jusqu’au manche ! jusqu’au manche !… Ceci, nous ne saurions trop le répéter… car, événement extraordinaire, inouï, pyramidal, sans égal, le monsieur n’a pas l’air de s’en apercevoir !…

Il ne s’est même pas retourné et, s’étant approprié le châle, mais ne voulant sans doute point passer auprès de Mme Flottard pour un vulgaire cambrioleur, il lui tend un billet de mille francs, dont il attend tranquillement la monnaie…

Cependant, comme Mme Flottard, dans un désarroi bien compréhensible, ne paraît point pressée de lui rendre cette monnaie qu’il attend, et comme il est pressé, lui, de partir, il replace son billet dans son portefeuille, traverse la salle, quitte la rôtisserie en passant devant M. Flottard pétrifié et remonte dans son auto, toujours avec son couteau dans le dos !…