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La Machine à assassiner/06

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Raoul Solar (p. 65-69).
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VI

UNE NOUVELLE QUI RÉPAND LA TERREUR…

Ah ! c’est fini pour quelque temps de chanter les chansons de Béranger !… Pauvre M. Flottard !… Adieu l’amour, l’amitié, le vin, qui narguent toute étiquette !… turlurette, laderirette !… Adieu le joyeux tournebroche !… du moins pour aujourd’hui !… Le tournebroche ?… M. Flottard ne pense qu’à son couteau !… Et Mme Flottard, donc !… Quel drame !… D’autres diront qu’avec un énergumène pareil « ils l’ont échappé belle !… » Oui, mais, il y a une chose à laquelle ils n’ont pas échappé, c’est à la vision de cet homme qui se promène tranquillement avec un couteau dans le dos !… cette vision-là les poursuivra longtemps !…

— Quand tu l’as frappé, soupire Mme Flottard, j’ai cru qu’il allait tomber foudroyé !

M. Flottard ne répond pas, car c’est lui qui est foudroyé !… Le feu du ciel, venant soudain le visiter en un jour d’orage ne l’eût pas, momentanément, plus singulièrement immobilisé contre le mur qui l’empêche de choir, que la surprise d’un tel événement ne l’a figé dans une grimace qui prêterait à rire si elle ne donnait à Mme Flottard l’envie de pleurer.

Celle-ci a encore la force de murmurer des choses confuses, car ce qui domine chez elle, c’est le sentiment d’avoir été débarrassée d’un danger pressant par le geste héroïque d’un époux ; si le bandit n’y a point succombé, elle peut s’imaginer que la main de M. Flottard, à l’instant suprême, a tremblé, où quelque chose d’approchant, que le couteau a frappé de travers, par exemple, et est resté accroché dans la fourrure du paletot dont l’épaisseur aurait si bien amorti le choc que le voleur de châle ne s’en serait même pas aperçu !… Oui, Mme Flottard, elle, peut s’imaginer tout, excepté la vérité ! Mais celui qui a accompli le geste, lui, il sait ! Il sait que son couteau est entré dans l’homme, comme dans du beurre, jusqu’au manche, et que l’homme ne s’en est pas plus préoccupé que d’une piqûre de moustique !

Là-dessus est entré M. Durantin, maraîcher, qu’a suivi de près le petit Gustave, clerc d’huissier, qui venait prendre l’apéritif chez le bonhomme Flottard, où il avait donné rendez-vous à son ami Elias, potard chez M. Arago, pharmacien, et l’ami Elias lui-même n’a pas tardé à arriver… Enfin est survenu le joyeux père Canard, plus ou moins ouvrier électricien, vitrier, cireur de parquets, peintre d’enseignes, enfin l’homme à tout faire, c’est-à-dire passant le plus souvent son temps à ne rien faire du tout qu’à « blaguer » et à se faire offrir « des tournées » sur les comptoirs. On pense ce que pouvait devenir, avec un homme pareil, l’histoire du couteau tout neuf de Châtellerault qu’un voyageur venait d’emporter dans son dos, planté jusqu’au manche !…

Les premiers arrivés avaient été réellement effrayés de l’état dans lequel ils avaient trouvé M. et Mme Flottard, et le peu qu’ils avaient compris des quelques mots arrachés à leur émoi avait augmenté chez eux la conviction que le gentilhomme cabaretier et son épouse venaient d’échapper à un malheur épouvantable… Mais quand, pressé par le père Canard, qui ne demandait comme toujours « qu’à rigoler », M. Flottard, retrouvant enfin son souffle et le cours de ses idées, eut quelque peu précisé les conditions exceptionnelles de l’incroyable aventure, l’ « homme à tout faire », je vous prie de le croire, se paya une pinte de bon sang !…

Alors, on commença à se dérider autour de lui et, pendant que M. et Mme Flottard continuaient à montrer leurs figures de croque-mort, le petit Gustave, l’ami Elias, les trois domestiques accourus au bruit des esclaffements, firent chorus avec le joyeux farceur.

Quant à M. Durantin, maraîcher, qui prend tout au sérieux, il était déjà sorti, répandant le bruit dans Pontoise qu’on avait voulu assassiner M. et Mme Flottard « qui n’en valaient guère mieux… »

Un quart d’heure plus tard, il y avait deux cents personnes devant la rôtisserie.

C’est à ce moment qu’un auto-taxi venant de Paris, à toute allure, s’arrêta net devant cet encombrement et ce tumulte. Deux voyageurs en sortirent, demandant en hâte des explications. Ces deux voyageurs étaient le vieux Norbert et Jacques Cotentin…

Nous avons laissé ceux-ci avec M. Lavieuville. Usant des quelques vagues renseignements que l’honorable marguillier avait pu lui communiquer et sachant que Gabriel avait dirigé la petite auto à conduite intérieure du côté du pont Sully, ils s’étaient dirigés rapidement de ce côté, étaient remontés sur la rive gauche, avaient bientôt acquis la preuve que celui qu’ils voulaient joindre s’était arrêté au coin de la rue du Cardinal-Lemoine et du boulevard Saint-Germain, devant un garage qui venait d’ouvrir et où il avait demandé, par écrit, si l’on pouvait lui vendre ou lui montrer une carte routière de Seine-et-Oise.

— C’était un muet, certainement, n’est-ce pas, messieurs ?… Il paraissait bien pressé… Un drôle d’individu !… On ne voyait que le bout de son riez sous la casquette qui l’emmitouflait… son col de pardessus relevé… Parole ! il avait l’air de se cacher… il tournait tout le temps la tête… Enfin il a aperçu cette carte, tenez, là, contre le mur… il y est allé… il l’a regardée quelques secondes… son doigt a suivi la route de Conflans, Pontoise et l’Isle-Adam… et puis il est reparti sans même donner un sou de pourboire !…

Norbert et Jacques, qui avaient eu l’idée de prendre une auto dans ce garage, voyant qu’ils perdraient encore là un quart d’heure, sautèrent dans un taxi qui passait, promirent au chauffeur un pourboire fabuleux, et sortirent de Paris par Asnières… À Argenteuil, ils retrouvèrent la trace de Gabriel et de son auto… à Conflans également, et puis entre Conflans et Pontoise, ils perdirent cette trace… Gabriel avait dû certainement abandonner la grand’route ; ils perdirent un temps précieux, près de deux heures, à battre tous les environs ; enfin, dans le moment qu’ils désespéraient de tout, ils retrouvèrent la piste et acquirent même la certitude qu’ils ne suivaient pas de loin Gabriel, lequel avait dû subir une panne en plein champ (pensèrent-ils)… et ils se retrouvèrent sur la route de Pontoise que Gabriel avait reprise, avec, au plus vingt minutes d’avance sur eux…

À la descente de Pontoise, ils se heurtaient à cette agglomération que nous avons dit et sautaient de la voiture avec le pressentiment qu’ils allaient entendre parler de Gabriel…

Il ne leur fallut pas de longues minutes pour apprendre que celui qu’ils cherchaient s’était, en effet, arrêté là ! L’histoire de l’attentat, et surtout du couteau planté dans le dos du monsieur qui n’avait pas eu l’air de s’en apercevoir acheva de les éclairer.

— C’est lui ! fit Jacques à l’oreille du vieux Norbert. Par ce froid, Christine doit être glacée et lui n’ose pas enlever son pardessus à cause de son costume qui ne saurait passer inaperçu. Il a volé ce châle pour elle. Pauvre Christine ! Je suis un misérable !

— Oui ! acquiesça le vieux Norbert. En route…

Ils remontèrent dans le taxi pendant que les discussions continuaient autour de l’événement que les uns prenaient au sérieux et à propos duquel d’autres s’esclaffaient. Ils entendirent, au moment où ils démarraient, le père Canard qui criait « en rigolant » au gentilhomme cabaretier :

— Eh ! Flottard ! ça t’apprendra une autre fois à ne pas laisser le couteau dans la plaie !… sans compter que ça doit bien le gêner, ton client, pour ôter son pardessus !…

Norbert et Jacques comptaient retrouver Gabriel entre Pontoise et l’Isle-Adam. Mais la petite auto n’avait pas été vue par là ! Ils durent revenir et prendre la route qui longe la Viosne. Par là, non plus, aucune trace. Et ils n’en retrouvèrent plus.

Nous ne dirons point le détail de leurs inutiles recherches pendant les jours qui suivirent, ni l’état d’esprit lamentable dans lequel ils se trouvaient — ceci nous le verrons prochainement.

Ils venaient de rentrer, accablés par le désespoir, dans la boutique de la rue du Saint-Sacrement, quand les camelots commencèrent à courir dans les rues en vendant des éditions spéciales des journaux du soir. Ils criaient les titres des manchettes : « Les crimes de Corbillères continuent. Deux nouvelles victimes ! »

— C’est lui ! s’écria l’horloger en se dressant comme un fou devant Jacques. Il est retourné à Corbillères !…