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La Machine à assassiner/20

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Raoul Solar (p. 205-212).
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XX

UNE SÉANCE MÉMORABLE À L’INSTITUT

Le dernier article signé XXX, en élargissant le scandale jusqu’aux limites du possible et même de l’impossible (pour certains esprits), avec la poupée sanglante, avait déterminé dans la capitale un mouvement dans lequel se trouvaient entraînés tous les rouages de l’État. Ce n’était plus seulement avec l’émotion de la rue qu’il fallait compter, mais avec celle de « tous les grands corps constitués », pour parler le langage solennel un peu désuet, mais si évocateur quelquefois de la haute administration.

Le ministère de l’intérieur (présidence du conseil) reprochait avec une acrimonie menaçante à la direction de la Sûreté générale des « indiscrétions de presse » qui entretenaient une fièvre malsaine dans les réunions publiques, dans les syndicats et même dans les associations les plus fermées à la politique, car l’affaire de la poupée sanglante était devenue, ni plus ni moins, une affaire politique avec laquelle on essayait de berner les foules et sous laquelle se cachait peut-être un effroyable déni de justice.

Au sein des familles jusqu’alors les plus unies et les plus paisibles — et les mieux « élevées » — on se jetait à la tête, à propos de tout et de rien, cette phénoménale poupée, on se traitait couramment d’imbécile… Enfin, parmi ceux qui admettaient son existence, les uns étaient pour son innocence, les autres pour sa culpabilité ou tout au moins pour sa complicité.

Voici pour l’« intérieur »… Pour l’« extérieur », c’était bien autre chose ! Le ministre des affaires étrangères qualifiait brutalement, lui, ces indiscrétions de criminelles !

Le dernier article de l’Époque pouvait nous mener loin avec son évocation des mœurs de l’Inde ; sans compter qu’on y trouvait suffisamment de précisions pour mettre en émoi toute la haute aristocratie anglaise, qui n’admettrait jamais que même dans le cas où l’un ou plusieurs de ses membres fussent réellement coupables — ce qui restait à démontrer — la réputation du parti conservateur s’en trouvât compromise !

Se mettre à dos le parti conservateur ! — en deçà et au delà de la Manche — dans un moment où l’on avait besoin de la bonne volonté de tous pour résoudre certains problèmes internationaux d’où dépendait l’équilibre de l’Europe, c’était insensé !

Cela méritait le cabanon ou le poteau ! ou tout au moins la destitution… À bon entendeur salut, M. Bessières !

Si l’on n’était pas content, à la place Beauvau ni au quai d’Orsay, que dirions-nous de ce qui se passait place Vendôme, au ministère de la justice et boulevard du Palais ? Il y avait beau temps que l’ex-substitut du procureur de la République, devenu avocat général à la cour de Paris, M. Gassier, avait rejeté toute l’affaire de la poupée sur M. Bessières ! On ne le lui envoyait pas dire à celui-ci. Tant pis pour le chef de la Sûreté générale, qui avait été assez malavisé pour ordonner une enquête sérieuse — dans toutes les formes — sur un événement aussi invraisemblable ! M. Gassier ne niait pas lui avoir envoyé Lavieuville !… Mais il lui avait expédié cet innocent marguillier dans la mesure où l’on se débarrasse d’un fou. Et M. Bessières l’avait pris au sérieux ! Et il avait pris également au sérieux Mlle Barescat et M. Birouste !

Le revirement de M. Gassier s’était fait dans des conditions qu’il n’est peut-être pas inutile de préciser, car elles nous font voir sous un aspect nouveau et tout de même bien inquiétant la question judiciaire posée par l’aventure de la poupée…

Certains journaux ayant déclaré que l’on serait dans la nécessité de juger à nouveau Bénédict Masson, suivant une procédure qui n’avait été, bien certainement, prévue par aucune loi ni par aucune jurisprudence, la Gazette judiciaire s’éleva aussitôt avec violence contre une pareille prétention !

D’abord, pour la révision du procès, il eût fallu un fait nouveau !… et la sévère Gazette déclarait ne pas l’avoir trouvé dans la nouvelle enquête !

À quoi les adversaires de la Gazette répondaient : « Que vous faut-il donc comme fait nouveau ?… Que peut-il y avoir de plus nouveau dans un procès qu’un innocent condamné à mort et exécuté et revenant plaider son affaire lui-même devant la cour ? »

« Et s’il est coupable ! se récriait l’impétueuse Gazette, que peut-il y avoir, en effet, de plus nouveau que ce guillotiné se représentant devant les magistrats qui se voient dans la nécessité de le faire guillotiner à nouveau !… Eh bien ! cela, mes chers confrères, c’est trop nouveau ! »

C’était en effet tellement nouveau que ceux qui croyaient à la poupée, comme Gassier, reculèrent épouvantés !…

Qu’un événement pareil se produisît, il y aurait une telle révolution dans les mœurs judiciaires, que la société en tremblerait sur sa base !…

… D’abord, c’était la peine de mort devenue impossible, puisque inopérante, comme on dit au Palais et le triomphe assuré des partisans de sa suppression, sans compter la joie insupportable de messieurs les assassins !…

Conclusion… Ou la poupée existait ou elle n’existait pas !… Si elle n’existait pas, il ne fallait pas l’inventer (réfléchis bien à ceci, ô Jacques Cotentin !) et si elle existait, eh bien… il fallait la supprimer !… l’anéantir sans autre forme de procès, vous m’avez compris ?… Ceux qui n’ont pas compris cela ne seront jamais des hommes d’État ! je vous le dis entre les deux yeux, monsieur Bessières ! (extrait d’un bref dialogue entre M. le directeur de la Sûreté générale et le chef de cabinet particulier du ministre).

Sur quoi, M. Bessières, mélancolique, rentrait chez lui en se disant : « Avant de la supprimer, il faudrait l’arrêter !… mais dans le cas où je l’arrêterais, je ne la supprimerais pas !… Ils m’ont tellement causé d’ennuis avec leur poupée que je leur en ferais cadeau tout de suite ! »

Cette façon de concevoir son rôle dans cette histoire n’était point dénuée chez M. Bessières d’un certain machiavélisme.

Hélas ! cela ne devait point lui porter bonheur !…

Et nous allons tout de suite voir comment…

Ce jour-là, il y avait à l’institut une grande séance à propos de la poupée !… son existence allait y être discutée ou plutôt sa possibilité d’existence !… Nous avons relaté plus haut les perturbations apportées par la poupée dans les domaines administratif et judiciaire, mais qu’étaient-elles en vérité à côté de la rumeur soulevée sur le terrain scientifique !

Une double tempête venue de deux points opposés de l’horizon, soufflées, l’une par le professeur Thuillier, l’autre par le doyen de l’école, le professeur Ditte, avaient fini par se rencontrer dans une tornade effarante qui venait de pénétrer sous les voûtes de l’institut et y exerçait des ravages à faire sauter les toits !

Ce fut une séance mémorable qui s’ouvrit par la communication extrêmement modérée dans sa forme et dans ses tendances de M. le président Tirardel.

Certains rentrèrent chez eux sans faux-col ! c’est tout dire !…

Cependant M. Tirardel n’avait rien fait pour exciter les esprits :

— Messieurs ! il nous appartient de calmer l’opinion publique déchaînée par cette nouvelle invraisemblable qu’un de nos sujets les plus notables de l’école, M. Jacques Cotentin (que l’on n’a pas revu depuis) aurait inventé une mécanique dans laquelle il aurait mis le cerveau d’un assassin !… Et cette mécanique lâchée sur le monde continuerait d’assassiner !… Ce qui n’est, naturellement, rassurant pour personne ! Eh bien ! nous sommes des savants ! À nous de dire si, oui ou non, un tel phénomène est possible !… Quelle que soit l’invraisemblance d’une pareille proposition, je vous supplie, mes chers confrères, de discuter la chose sérieusement. Après, nous voterons !…

Il n’y avait là rien de bien méchant pour personne ; cependant un admirateur forcené du professeur Thuillier, bien qu’il eût promis de conserver tout son sang-froid, ne put supporter le ton de légère ironie sur lequel ces choses furent dites, et il s’écria :

— Vous êtes une vieille baderne !…

Consternation générale, puis tapage effrayant. Tous debout :

— Où sommes-nous ? demande, tout pâle, le président Tirardel.

— En France ! lui répliqua-t-on, et ce sont les soi-disant savants comme vous qui font fuir en Amérique les Carrel et autres génies !…

Tonnerre d’applaudissements ! injures !…

— Des génies ! dites : des dentistes !…

— Il y a des dentistes de génie !

Il s’assied, satisfait, au milieu d’une nouvelle tempête.

M. le doyen Ditte se lève !

— Messieurs, n’oublions pas que le monde nous regarde !

— Je vous rappelle à la question, supplie le président Tirardel en s’affalant dans son auguste barbe qui le fait ressembler si avantageusement au chancelier d’Aguesseau. Mais aujourd’hui on n’a plus le respect de rien ! La science elle-même, par ses révélations inattendues, se moque des savants !… pense-t-il. L’anarchie partout !… Ce qui était vrai au temps de sa jeunesse devient une ânerie au temps de sa barbe blanche !

M. le président Tirardel murmure héroïquement :

— J’ai trop vécu !

Cependant il fait fermer une fenêtre d’où lui vient un courant d’air. Il admire, d’une paupière lourde, M. le doyen Ditte qui déchiquette d’une dent rageuse la communication à la presse du professeur Thuillier…

Les interruptions des « jeunes » — les jeunes de l’institut ! — ne l’émeuvent pas ! Si M. le professeur Tirardel doute désormais de tout — depuis qu’on l’a traité de vieille baderne — M. le doyen, lui, est resté ferme dans sa foi. Il connaît les limites du progrès ! Il les a apprises dans les livres qui ont formé l’esprit de sa génération, livres pleins d’apophtegmes sauveurs grâce auxquels on n’a pas à craindre le libre jeu de l’imagination. L’hypothèse y a ses règles qu’elle ne saurait franchir sans tomber dans la farce.

M. Ditte n’a pas prononcé : « Monsieur le professeur Thuillier est un farceur ! » mais tout le monde a compris.

Il s’assied, satisfait, au milieu d’une nouvelle tempête.

M. Thuillier, qui ne fait pas partie de l’institut, ne peut pas lui répondre, mais M. le professeur Hase, qui fait partie de la phalange (ainsi appelle-t-on les amis du professeur Thuillier), se lève et parvient à dominer le tumulte.

— J’admire, fait-il, la sincérité méprisante avec laquelle M. le doyen nous parle du système nerveux que M. Jacques Cotentin aurait donné à sa poupée et qui, par le truchement du sérum Rockefeller, de l’électricité et du radium, la ferait agir… Prenons la chose d’un peu haut, puisque, paraît-il, nous sommes des savants, c’est-à-dire des êtres capables d’aborder des questions d’ordre général. Constatons d’abord humblement qu’en ce qui concerne les phénomènes nerveux, nous sommes très peu avancés.

« Lorsque, il y a un quart de siècle, le docteur Ramon y Cajal publia ses observations histologiques sur les fibres nerveuses, notre président d’honneur, le docteur Branly, qui n’est pas seulement le savant illustre dont le nom est inséparable de la découverte de la télégraphie sans fil, mais qui est encore un médecin des maladies nerveuses d’une rare sagacité, signale, dans une note parue le 27 décembre 1897 dans les comptes rendus de notre académie, les similitudes de propagation de l’onde nerveuse et de l’onde électrique, et les analogies de structure et de fonctionnement que présentent les conducteurs discontinus, tel que le tube à limaille, avec les neurones et les terminaisons des fibres nerveuses…

« De tels rapprochements donnent à réfléchir…

— Il ne s’agit pas de tout cela !… s’écrie un petit vieillard épileptique dont tout le monde avait oublié le nom, mais qui avait, paraît-il, été l’une des plus grandes petites gloires de l’autre siècle. Vous prenez la question de trop haut ! ou plutôt vous êtes tout à fait en dehors de la question !… Prenons-la plus bas, mon cher confrère !… beaucoup plus bas !… Laissez donc les neurones tranquilles et parlez-nous du siphon de Gabriel !

Ah ! quel succès eut le petit vieillard épileptique !

« Le siphon de Gabriel !… »

Un autre cria :

— Moi, je veux des nouvelles de son barbotage !…

Ce fut la fin !

Un fou rire étouffa les protestations indignées des jeunes et de la phalange.

Sur la proposition de M. le doyen Ditte, on déclara la discussion close et l’on passa aux voix.

M. le président Tirardel se leva et prononça ces paroles historiques qui rendaient compte du vote :

— À la majorité, non ! la poupée sanglante ne peut pas exister !

Il n’avait même pas eu la patience d’attendre que l’on finît de dénombrer les voix. Cette majorité était tellement écrasante !…

Enfin ! la raison, la raison humaine, telle que l’envisageaient certains savants de la fin du dernier siècle, avait vaincu !

À ce moment, comme on congratulait le président Tirardel, un huissier vint lui apporter un mot de la présidence du conseil.

M. Tirardel reconnut l’écriture du ministre et s’empressa de décacheter…

Il poussa aussitôt un cri lamentable, quelque chose comme le gémissement d’une bête qui se sent tout à coup frappée à mort.

Toutefois, il voulut finir en beauté. Il eut encore la force de se soulever. Le noble vieillard se dressa au-dessus de la foule de ses confrères comme un spectre.

— Messieurs ! Je viens de recevoir la nouvelle que la Sûreté générale a enfin arrêté la poupée sanglante !

Ce qu’il ne dit pas, c’est que le ministre avait ajouté de sa propre main : « Attention, pas de bêtises ! »

Elle était faite, la bêtise !