La Machine à courage/19

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 152-155).


CHAPITRE VI

OPÉRATION.



Quand j’écrivis le titre de « Machine à courage » en pensant à moi et à tant d’autres artistes, j’ignorais les pires maux et leur écho terrifiant dans l’esprit. Je ne savais rien des souffrances physiques. Maintenant il ne me déplaît pas d’avoir connu cette sorte de steeple-chase, ce bondissement par-dessus le plus grand obstacle. Haute école finale où les énergies sont requises pour maintenir un équilibre qui fuit…

Je déteste la manière dont on se comporte généralement avec la douleur. Ce que l’on nomme par exemple : l’honneur de souffrir. Cette façon de se draper dans le malheur, et la supériorité de ceux qui disent aux plus jeunes qu’ils ne sont rien car ils n’ont pas souffert. Si la douleur faisait de la vertu il y a longtemps que le monde serait parfait. Il appartient à chacun de créer l’existence de ce qu’il vit. Si je ne sais pas faire quelque chose de mon bonheur ou de mon malheur ils ne seront rien.

La maladie m’a révélé de nouveaux aspects de la vie. Souvent elle donne forme à l’exaltation ― une forme plus réelle que celle causée par les poisons — une exaltation à sa place.

Mais ce qui m’a étonnée à chaque nouvel accident, c’est de constater comme j’étais prête… comme on est prêt sans le savoir à la douleur et au risque dernier. Quelques heures avant une opération, un dimanche, à la campagne, j’étais rentrée les bras encombrés de fleurs. En les plongeant dans deux grands seaux une douleur horrible m’avait saisie. Quelques heures plus tard on m’emportait dans la nuit.


Les infirmières étaient venues me chercher de bonne heure. J’étais prête. Il était tôt. Comme j’étais prête… mon silence était encore étoilé des fleurs que j’avais cueillies la veille. Je sentais encore mes mains chaudes au milieu des tiges vertes.

On tombe dans la maladie, on marche à l’opération. En vérité, rien de semblable. Tout est malade sur terre et tout n’est pas opérable. Une grande opération me semble une offense, un attentat, quelque chose comme un ouvrage de bûcheron, en dépit des doigts savants qui l’exécutent. Si abominables que puissent être les souffrances qui l’exigent, on est debout. Debout sur le pont supérieur, debout pour commander l’assaut, debout jusqu’à l’instant où, lucide, on verra les infirmières nous couvrir d’un linceul. On pourrait marcher à la salle d’exécution, mais il est d’usage d’y arriver intacte et préparée comme pour le premier bal. On a vérifié le corps soigneusement comme le cheval avant la course. Là-bas, par la fenêtre éclate un géranium d’un rose déchirant. On a vérifié le corps de la tête aux pieds. Il est prêt. Les jarrets tendus, les muscles souples, la chair où glisse le jour est pâle. Tout est blancheur froide en ce jour d’été que je vois par la fenêtre. C’est cette blancheur du matin qui a servi à tous les grands événements de la vie, c’est le même matin qui s’est étiré à travers une existence depuis les voiles de mousseline, les cierges, les rideaux noirs, les camélias d’argent et les mouvements lents de l’encens qui monte. Événements de l’enfant, de la jeune fille, de la femme…

Le charriot roule dans les corridors sur ses roues de caoutchouc. On n’entend rien mais tout est cru et cruel. On va couper la vie en deux. Tout sera fini ou à recommencer. Je pensais comme on prie. On se reconnaît pourtant, je savais que c’était encore la même personne, sans cris, sans larmes, consentante toujours comme si elle était prévenue depuis sa naissance. L’ascenseur s’élève jusqu’au dernier étage. Alors c’est l’éblouissement dans un vertige éclatant. Masques blancs, manteaux blancs, gants blancs, cage de verre dans un ciel blanc et ce silence opaque dans un rendez-vous plein d’apparat comme pour fêter une mort fausse. Mort artificielle.

Pourtant à travers tant d’horreur si bellement ordonnée, j’ai senti que l’humanité et la science commandaient. Et l’on m’a dit que je répétais des mots de gratitude.


Après l’opération il n’y a pas cette douceur d’après la maladie où il semble que surgisse dans une saison inconnue une sève adorable. Au contraire la grande difficulté commence avec la résurrection. À mesure que je retrouvais l’existence, je me sentais moins apte à la supporter. Je me levais et la force que je croyais avoir s’écroulait à chaque pas. C’était une sourde oscillation. Quelque chose de profond hésitait… Oui ou non… courage encore ou renoncement ? La fatigue des premiers efforts est tellement impossible. Je crois que c’est ici que le tempérament intervient — jusque-là, la bataille avait appartenu au corps ; maintenant tous les éléments étaient requis, tout ce qui constitue un être, du premier jour au dernier, participe au tournoi. C’est sans doute à ce moment que le « moi » apparaît.

Je ne sais pas exactement ce que l’on entend par « choc opératoire », mais je le placerais en ces jours douteux où une sorte de lâcheté ancestrale monte continuellement et submerge la vie comme une eau morte. Si le « moi » triomphe, c’est la victoire de l’esprit.

Dans les jours qui suivent l’opération la manière de penser change complètement. Je procédais par constations nettes, brèves, sans commentaires.

La réflexion ne se répand plus. Elle se manifeste visuellement, comme une affiche… Ma sœur arriva (c’est le seul fait dont je me souvienne). Je vis qu’elle était assise devant la fenêtre et qu’elle portait une robe sombre à pois blancs. Elle a dit : « J’étais à Paris, c’est pourquoi j’ai passé te voir ». J’ai évoqué un télégramme qui portait le mot « venir ». C’est tout. Aucune inquiétude n’a suivi l’image qui me donnait la mesure du danger dans lequel je me trouvais. Pas d’associations, aucune pitié de soi. Une sorte de dureté dominait l’habituel égoïsme. On parle du détachement des personnes pieuses dans la maladie. Le phénomène est plus biologique. Il y a une espèce de non-identification, une séparation du moi et du corps. Cette brièveté de la réflexion qui s’impose comme un trait, je l’ai perdue plus tard à mesure que le danger s’est éloigné ; avec ce que nous appelons notre lucidité, les associations inutiles, les spéculations superflues sont revenues. J’étais sauvée mais rendue à l’habitude : à tout ce qui compose la vie normale.