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La Machine à courage/21

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Texte établi par préf. Jean CocteauJ. B. Janin (p. 194-215).


CHAPITRE II

VERS LE BUT



Me voici arrivée au point où nous arrivons tous et qui semble être le point négatif de l’existence. Les femmes ne font plus d’enfants et les hommes plus d’affaires. On se repose, on pense que l’on descend la côte (comme si jamais on l’avait montée). On déclare — avec un ton de satisfaction incompréhensible — que l’on se fait vieux, que la tâche est finie, que l’on n’est plus comme dans le temps, que c’est aux autres de vivre… et cette vie dont on parle s’étend à peu près de vingt à cinquante ans — encore en tirant dessus, et parce que la jeunesse des femmes est plus élastique aujourd’hui qu’à l’époque de Balzac. On juge que la vie s’achève quand je juge qu’elle est à peine. On voit l’existence en courbe alors qu’elle peut et doit être une ligne ascendante. Selon moi la vie commence à cinquante ans et après ne cesse de monter. Tout ce qui vaut la peine de vivre commence à ce moment là. C’est l’heure de vivre « autre chose ».

J’ai l’impression que toute ma vie je l’ai vécue pour mon particulier présent. Je dois avouer que je n’ai pas fini avec l’art et les clairs de lune, avec la musique et le printemps, et que je ne serai jamais insensible à tous les ravissements qui sont l’adorable écume de la terre. Mais apprendre à vivre demande un peu d’abdication. Il y a des changements de plan et de rang, et puis il y a des manières de regarder qui sont infinies et donnent aux bonheurs la place qu’ils méritent.

Colette m’écrivait en 19.., à propos de mon premier livre Le choix de la Vie : « Mais je ne vais plus oser te parler ! Tu dis : Nous ne perdons rien quand une triste vérité prend la place d’un beau rêve. Penserai-je jamais aussi noblement ? Non, je crois même que je regretterais. Pardonne-moi, il me manque, avec tant d’autres choses, le « besoin de la connaissance ». Ignorer à demi, craindre, dédaigner, désirer passionnément et sans activité, détester et maudire jusqu’aux coups de poing inclusivement, c’est le lot qu’il faut me laisser. J’ai été étonnée — pardon ! étonnée — de la force inépuisable qu’on devine en toi. Je te voudrais reine de quelque chose ou de quelque part, et les gens seraient épatés. »

Mais je ne suis pas de ces personnes pressées qui dès le début de la vie se jettent sur ce qu’elles ont entrevu. Je cherche, je doute, j’attends, cherche encore et doute encore. Ce cycle a recommencé toute ma vie jusqu’en 1924. Depuis, ma recherche a tourné au ralenti comme la bille de la roulette avant de s’arrêter, hésitant, se heurtant, revenant à son centre, puis s’immobilisant enfin définitivement en 1934.


C’était à New-York en 1924 que je rencontrai quelqu’un et quelque chose. Alors je commençai à penser : « il y a là une Vérité. »

Cette vérité je ne l’ai pas quittée depuis. Je l’ai étudiée, regardée parfois obliquement en essayant presque de la trahir, mais elle a triomphe de mes ruses, elle a continué son chemin, s’affirmant de plus en plus. Et maintenant — cela fait quinze ans — elle est devenue, pour moi : la vérité.

Le dire en un mot, en plusieurs mots — en mots infinis — serait l’anéantir. La vérité qui entrerait dans une formule ne serait rien. Je dirai simplement que ce que j’ai senti et compris, ce qu’elle a fait pour moi en transformant mes aspirations en une seule totale énergie. Je dirai non ce que j’espère, mais ce que j’ai appris à vouloir.

Je procéderai par élimination de systèmes, de croyances, de méthodes. J’exposerai quelques pages de mes notes et de mes impressions. Je le ferai sans aucun amour-propre et sans fausse honte. Je n’ignore pas le danger qu’il y a à parler des idées si ce n’est pour les nier. La négation est toujours saluée avec bienveillance et les spéculateurs qui n’offrent que des hypothèses semblent toujours respectables. L’hypothèse est une manière de ceinture de sauvetage pour l’esprit ; grâce à elle il flotte un peu plus loin avant de couler. Je n’ignore pas ce que ce mot recherche peut présenter de stupide, d’inutile, d’incomplet, d’erroné, de limité, d’excessif, de fébrile, d’hystérique, de prétentieux, de vain. La recherche semble vaniteuse, elle l’est cependant moins que de s’installer confortablement, les yeux fermés, dans une vie à laquelle on ne croit pas.

Au début il m’a semblé déchirant d’aborder à la vérité et de n’être plus jeune. Je suis tombée dans un désespoir profond. Mais voilà que le fait de travailler en moi dans une matière neuve et encore jamais éveillée, a ramené en mon être la jeunesse qui l’abandonnait. Un temps initial est devant mes yeux. Si aucun accident ne survient je saurai l’employer. Il m’apparaît comme le moule d’un gâteau de miel dont chaque alvéole attend d’être remplie.


1

Quelqu’un et Quelque chose.


Donc, en 1924, à New-York, je rencontrai quelqu’un et quelque chose.

On m’a demandé :

« — Est-il celui de Katherine Mansfield ? »

J’ai répondu Oui, pour l’apparence, Non, pour la réalité. Elle l’a vu « religieusement ». Je suis tentée de traduire « ordinairement ». Mal vu par elle, son mari, ses amis. Plus quelqu’un est grand, plus on le voit partiellement. Si j’arrive à le distinguer un peu, c’est que je l’étudie depuis longtemps.

Je pense qu’en effet Katherine Mansfield cherchait une vie spirituelle. Elle n’était pas pieuse, pourtant elle avait besoin d’un rachat. Elle qui était « pure », avait la préoccupation d’un système de pureté. Elle était pure, et ne le savait pas. Savoir est tout. C’est la faute de ce qu’elle cherchait qui, naturellement, fut ce qu’elle a trouvé. Elle cherchait une vie spirituelle — vie spirituelle dépouillée de religion. Ce n’est pas beaucoup. C’est le premier stade en dehors de l’enveloppement religieux. Ce n’est pas la peine.

Sa grandeur était de vouloir le vrai. Elle n’a pas vu que Gurdjieff lui offrait au delà… c’est-à-dire la connaissance. Évidemment, c’est la vie spirituelle mais ce n’est pas seulement cela. La vie spirituelle, c’est encore nous-mêmes. La connaissance est en dehors de nous-mêmes. Ce vrai dont elle avait un besoin magnifique restait trop attaché à la vie — à celle faite par les hommes ; là, le vrai et le faux n’ont pas beaucoup d’importance puisque les deux ne sont quand même que singeries. C’est plus loin que tout commence, là où il n’y a pas de démarcation entre vie corporelle, vie mentale et vie émotionnelle. Ces vies devraient fonctionner en même temps — c’est pourquoi elles furent créées. Mais nous les avons divisées par impuissance. Quand nous sentons, nous vivons mal ; quand nous pensons, nous ne sentons plus ; quand nous vivons, nous ne sentons ni ne pensons.

Je crois que le subconscient de Katherine, averti de sa mort prochaine, l’a précipitée vers une idée consolante et dépouillée de l’apparat religieux qui l’eût éloignée ; mais en vérité elle a puisé chez Gurdjieff une force religieuse qui lui a fait dire « Tout est bien », et lui a prêté une résignation. Or Gurdjieff n’est pas consolant. Il est mieux. Ce qu’il apporte est dur comme Jésus, si l’on retourne à sa source. Il n’y a pas de vérité complaisante. Je pense que la première condition pour approcher Gurdjieff est d’être en pleine santé. Il faut être en mesure de supporter les premiers chocs. Il y a surtout l’inconcevable torture de se sentir une terre que quelque chose commence à labourer. Tout à coup nos forces sont employées à un travail inconnu — impossible. Plus on l’entrevoit, plus on pense « Je ne pourrai pas ». Mais sont-ce bien nos forces qui sont sollicitées ? Non, nous ne nous en étions jamais servis, nous les ignorions. Ce sont des énergies réveillées par une nécessité nouvelle vers un but nouveau.


2

Le Château du Prieuré, Fontainebleau


C’est en juin 1924 que je m’installai à Fontainebleau-Avon pour la première fois afin de mieux connaître Gurdjieff. J’eus l’impression d’un géant qui avait choisi la plus petite porte sur le monde et se courbait en deux pour passer. Il était sur la terre comme dans un manteau trop étroit qu’il faisait éclater de tous côtés. Où était-il lui-même ? Beaucoup dans ses écrits, beaucoup dans sa parole, pas du tout dans la vie sociale — vaste blague qu’il malmenait, bourru, avec impatience.

Je ne m’étonnai pas qu’il soit peu connu et reconnu. Ni l’argent, ni « les relations » ne pouvaient ouvrir les portes de la forteresse construite autour de lui. J’ai vu au Prieuré des sourires sucrés et des mains tendues restant en panne. J’ai vu Gurdjieff se retourner, grommelant entre ses dents — « Argent sale ». Il créait tous les obstacles pour décourager immédiatement les badauds de l’esprit.

Je n’ai jamais pu m’arranger des méthodes aimables, accueillantes aux nombreux suffrages. Je n’y crois pas. Je m’en détournais toujours. Au contraire le climat de Gurdjieff me retenait — climat difficile, presque désespérant. Pour y demeurer il faut avoir une nécessité invincible « d’autre chose ».

Pendant les premières semaines au Prieuré, chaque jour, même chaque heure, affirmait mon adhésion. En écoutant la lecture de son manuscrit — énorme volume en neuf parties — j’étais satisfaite pour la première fois par une révision des valeurs humaines. Autour de lui mon silence décevait un peu. J’étais entièrement occupée à absorber, comme une plante qui aurait attendu de l’eau toute sa vie.

« — Je ne peux pas vous développer », disait Gurdjieff, je peux créer les conditions dans lesquelles vous pouvez vous développer vous-même. »

Ces conditions étaient dures, cependant ma plus grande détresse était de n’avoir pas connu plus tôt ce dur enseignement qui m’eût appris comment j’aurais pu vivre. Désespoir de tout instant, puisque tout instant me faisait prendre conscience d’une âme que je n’avais pas accomplie. Deux histoires pour chaque individu — lui et son ombre (c’est-à-dire son âme). L’apparence va et vient avec une forme, un nom, une situation. L’ombre — réalité qui n’existe que par la lumière — attend son heure et n’entre en scène qu’à la fin. Je me voyais comme nous tous, une machine à répétition ; et toujours j’avais aspiré à un état différent… Finir, finir avec cette vie si douce mais si nulle la vie humaine qui ne mène à rien quand elle ne mène pas à tout. Trop longtemps je m’étais reposée dans ce « moi » illusoire qui nous approuve perpétuellement. Il dit « oui » à toutes nos bêtises comme un magot chinois en porcelaine. C’est son geste compagnon.

Maintenant je travaillais à changer de chemin, et je ressentais un arrachement de la terre. Comment pouvais-je tenir encore à ce dont je ne tenais pas et n’avait jamais tenu ? J’ignorais donc la puissance des liens qui m’attachent à… rien — toute mon hérédité infusée en moi avec mon sang. Je me croyais différente de mes parents parce que je remplissais mes heures d’une autre manière. Qu’importe cela, ce n’était que le menu des jours comme le menu des repas.

Il me fallait réduire encore chaque question pour trouver la réponse. Réduire à un point, le pire peut-être… La question est la pierre jetée dans l’eau. On ne voit que des cercles à la surface, on répond aux cercles, non à la question. On ignore la pierre qui est tombée au fond de l’eau.

Tout en suivant la vie du Prieuré — les exercices, les lectures, les mouvements rythmiques — je travaillais au jardin. Alors, j’essayais de distinguer les étapes à franchir pour mon développement et je riais de moi, de ce pauvre humain qui osait écrire : Je veux être, je consacre ma vie à ce but. C’était aussi énorme que si j’avais dit : « Je travaille pour voler comme les oiseaux ». Le chemin va du tétard à l’oiseau… et je n’imaginais même pas le nombre des étapes. Je constatais seulement que chacune créait la suivante, et que rien au monde — livre, parole ou prophétie — ne me permettrait de soupçonner ce que serait cette étape suivante. Elle dépendrait essentiellement de mon organisme, elle ne pouvait m’être donnée que par le moi et avec le moi dont je prenais conscience davantage chaque jour.

Ce qui m’étonnait, ce n’était pas de comprendre — un peu — mais de voir tant de gens ne pas comprendre. J’avais parfois des secousses de conscience si fortes qu’une chaleur m’envahissait. Le sang frappait dans mes tempes, ma respiration s’arrêtait, j’avais peur… peur de quoi ?… De ne plus me reconnaître. Entre l’image inexistante qui avait été ma compagne, et celle nouvelle que j’entrevoyais, un brouillard s’étendait. Tout s’effaçait et je courais après moi haletante, désespérée avec l’angoisse de ne plus me trouver.

J’ai cru souvent que je tombais dans un abîme et une sorte de vertige m’a prise. J’aurais voulu fuir, me détourner de cette science qui exigeait trop de moi. Pourquoi cela me semblait-il criminel et pourquoi impossible ? Parce que la vérité entrevue ne se perd pas — si elle fut une seconde pressentie elle fait son chemin, elle se fait jour à n’importe quel prix. Et si l’on veut vivre « cela » (cette vérité), il est impossible de ne pas avoir été promis à « cela », et que tous les événements d’une vie n’aient pas concouru à cela depuis toujours. (Ici je ne trouve aucun mot pour définir ce dont je parle). Je me voyais comparable au poulet qui frappe pour sortir de sa coque. Ce qui est au delà est pour nous tous aussi différent que pour le poulet tout est différent au dehors. Je pense que tous les êtres sont également sans préparation possible « avant », sinon ce serait la négation de la vie neuve qui vient « après ».


3

L’Autre Vie.


Beaucoup de gens ont sûrement entrevu quelque science analogue à celle dont je parle, mais il n’y a rien là qui puisse apporter un avantage à la vie du monde. L’intelligence même y prend place au second plan. Pourquoi l’homme satisfait entrerait-il dans cette affaire ?

Pendant deux années j’ai vécu sans cesse au Prieuré. À Paris, ensuite, j’ai rencontré Gurdjieff plus rarement, mais j’ai continué à vivre selon ses principes et de plus en plus profondément j’ai incorporé sa doctrine. « Pourquoi désirez-vous la connaissance » ? me disait-on. Étrange question. On ne demande pas à un être « Pourquoi voulez-vous le bonheur » ? Connaissance pour moi est synonyme de bonheur, d’un bonheur certain.

Beaucoup d’amis m’ont submergée de questions et conseils. « Ne regardez jamais en vous-même, c’est fatal ! » ou « — Quoi faire de sa vie quand on a perdu toutes ses illusions ? » J’ai répondu : « C’est comme si un paysan déclarait : “On a arraché toutes les mauvaises herbes dans mon champ, que puis-je faire de ma terre à présent ?” »

Autrefois je pensais : « Il faut que notre nature soit labourée comme une terre. » Mais où est la charrue ? Et qui la dirigera ? Seuls, nous ne pouvons rien. Le laboureur est aussi indispensable que la semence.

Par la méthode Gurdjieff tout m’était indiqué, la charrue et le laboureur étaient prêts. À moi d’être prête. Désir, nécessité, préparation, réalisation — ici commence l’autre vie : ses efforts spéciaux, ses nouvelles lois, son évolution essentielle qui tend à changer même les chimies de l’organisme. C’est dur. J’ai vu des êtres s’arrêter à mi-chemin, renoncer ou bifurquer, devenir ennemis et s’enrôler dans quelque système prometteur qui place un paradis certain au bout de leur vie. Parfois ils retournaient à quelque religion, se déclarant tout à coup touchés par la grâce — grâce qui répondait généralement à leurs besoins les plus matériels et dans laquelle ils s’installent confortablement avec toutes leurs convenances comme pour faire un voyage. Ils prenaient alors pour le paradis un « aller simple » qui le plus souvent se transformait en « aller et retour ».

Je pense que la religion est à sa place dans un monastère où son égoïsme concentrique peut exister sans limites. Avec la vie elle boite, dans la société elle empoisonne… et quelle erreur de croire qu’il suffit de souffrir pour grandir. Alors notre planète serait couverte de saints et d’anges. À force de souffrir les uns meurent, les autres gâtifient, d’autres enragent, très peu se bonifient et progressent par la douleur. Il y faut une technique, la plus dure peut-être… J’avais toujours été croyante d’instinct, mais je ne pouvais accepter le Dieu que la religion proposait. Dieu converti en refuge alors qu’il doit être le divin aboutissement de l’âme qui le contient. Il n’est ni un refuge ni un espoir. Mais chaque être est le miroir du Dieu qu’il conçoit, et beaucoup sont des miroirs de poche.

Ma seule espérance était dans ma capacité d’efforts.


Au Prieuré j’ai traversé des heures d’un bonheur que je n’avais pas connu, mais en réalité j’ai vécu de désespoir en désespoir. Quelle était mon inquiétude ? Elle était totale. Je vivais le sens du mot « bouleversé ». J’avais l’impression d’être chassée de moi. J’étais plus dehors que les sans-gîte… plus dehors que les pauvres sur la neige. Désassortie depuis toujours, je ne savais plus approcher de quelqu’un. Alors qu’une lueur nouvelle m’éclairait je me sentais plus perdue que jamais. À chaque instant je touchais le fond de ma détresse — détresse bizarre à laquelle je ne participais pas complètement. L’essentiel restait à l’abri comme si ce rythme boiteux était ce qu’il me fallait supporter pour atteindre à ce que je voulais. Je croyais savoir mon néant. Depuis longtemps je croyais connaître ma vanité. Je voyais que ce jugement était encore une sorte de vanité. Je me regardais, je m’apprenais.

Les années passent vite quand elles ne laissent pas de traces matérielles. 1936 arrivait. Psychiquement je m’étais redressée. Je commençais à distinguer mal les morceaux de passé accrochés à mon être. Ils n’étaient plus entre ma vue et ma vie.

Les circonstances me permirent de voir Gurdjieff avec continuité jusqu’à la déclaration de guerre. De cette constante relation avec lui, de ce travail — de ce « développement » qu’aucun bien, aucun bonheur ne saurait pour moi égaler — je ne peux parler qu’en exposant quelques pages d’un journal que j’ai noté de temps en temps dans les longues nuits sans sommeil qui sont devenues mes nuits claires.

Je suis un peu effarée des interprétations absurdes que l’on peut donner aux efforts que relatent ce journal — faute à racheter, crime à expier, mortifications puériles, mysticisme faux — alors que mon but fut simplement d’éveiller et d’agrandir ce qui dormait encore en moi comme dans tous les humains. Je ne parlerai pas des principes de cette science. Je n’en ai pas le droit d’ailleurs. Je donnerai simplement quelques indications de ce que j’ai vécu et qui est, selon moi, le point d’arrivée de ma vie.


4

Fragment de Journal
(1936-1940)


Juin 1936. Toujours souffrances. Époque pénible. Appartement enfin trouvé, rue Casimir-Périer, entre l’église et les arbres.

Fin de mois merveilleuse, à cause de ma nouvelle rencontre avec Gurdjieff. Il est installé à Paris depuis quelque temps, j’ai décidé de lui parler : « Le temps passe pour moi et je ne fais pas de progrès. Je n’ai plus beaucoup de temps à vivre, voulez-vous me permettre de lire les nouvelles parties de votre manuscrit » ? Il me regarde longuement. Enfin il dit :

« — Vous avez encore du temps à vivre. Oui, venez déjeuner demain et vous lirez. »

Il murmure des mots que je ne comprends pas. Finalement je saisis :

« — Foie malade, tous les organes bloqués. » Il me regarde encore longuement, précisant — « Oui… je le ferai pour vous. »

Je voudrais crier mille mercis, mais je sais qu’il faut rester impassible, qu’il lit en moi. J’articule péniblement

« — Merci. »

Je déjeune avec lui, sa famille et quelques élèves. Après déjeuner il apporte son manuscrit et me montre une armoire dans une petite pièce à côté de la salle à manger. Il le laissera là à ma disposition. Je pourrai venir lire quand je voudrai.

Je vais donc chez lui presque tous les jours. Je lis avec concentration comme si ma vie dépendait de la difficile pensée qui sort de ces pages.


28 et 29 Juin. J’ai encore une forte crise du foie et du plexus[1].


Jeudi 16 Juillet. Je lui déclare que je suis changée, je n’ai pas souffert pendant deux semaines — cela ne m’est jamais arrivé en l’espace de vingt années. Heureux et pas étonné. Il affirme qu’il a voulu cela, qu’il a un but. Il répète pour la deuxième fois. « Vous êtes jeune » : J’ai compris plus tard que pour lui c’est une question de glandes. Il explique que je puis espérer… que le travail prendra cinq années. On ne peut rien atteindre si l’on ne mène pas de front l’esprit et le corps. C’est la foi qui draine la chair. Au Thibet, les prêtres sont des docteurs et vice versa.

Il dit aux personnes qui étudient sa science que mon cas l’intéresse :

« — Elle était candidate à la mort, elle est déjà candidate à la vie… » Au déjeuner il me regarde avec des yeux pleins de malice.

« — J’ai dit seulement lisez le livre, Madame, lisez le livre… »


22 Juillet. Éblouissement physique et moral lorsque chaque soir je peux m’étendre dans mon lit. Étonnement du corps qui redoute une souffrance qui ne vient pas. J’éprouve souvent une forte chaleur interne, agréable comme si je m’approchais d’un feu. Je dors sans agitation. Je crois à une sourde et bienfaisante perturbation. Ma pensée est comblée de reconnaissante surprise. Je comprends ce qui arrive, mais le vivre est surprenant.


27 Juillet. Hier, arrivée chez lui, fatiguée, me traînant. Lu le livre pendant deux heures. Après je suis partie légère et forte. Marché des kilomètres sans lassitude. Physiquement je vis un printemps, dans ce mois de juillet froid… Je me sens chargée comme une dynamo.



30 Juillet. Gurdjieff entre pendant que je lis. Je suis à la fin d’un chapitre sur les religions. Je lui dis mon exaltation avec aussi peu de mots et de gestes que possible — il n’aime pas les « manifestations ». Il est visiblement satisfait.

Il juge ma santé de mieux en mieux. Il ajoute :

« — Encore rien. Bientôt commencera autre chose. »


Août 1936. Plus jamais aucune souffrance. Je ne sens pas mes organes. Mon corps sait qu’il vit un miracle. Moralement je ne suis pas encore habituée à l’émerveillement. J’assiste à quelque chose d’immense qui se passe en moi. Notre cerveau n’est pas notre seul contrôle — certains organes enregistrent ce qui se passe en nous plus exactement que le cerveau. En ce moment j’ai l’impression d’avoir en moi une roue qui tourne continuellement, englobant tout mon corps des pieds à la tête, intérieurement et extérieurement. Roue mue par le soulagement des organes délivrés et par ma consciente volonté de recevoir ce qui m’est « envoyé ». C’est aussi la féerie de vivre une chose qui n’est pas héréditaire. Je ne pouvais pas la concevoir mais, l’ayant toujours subconsciemment cherchée, j’étais prête. Sans cela aucun résultat ne se serait produit.


Août 1936. Si j’arrive un peu à distinguer ce maître dans son ensemble, c’est que je le cherche et l’étudie depuis treize ans. L’humilité de Jésus était d’accord avec ses pieds nus, le désert, l’époque… Celle de Gurdjieff paraît une grimace, ou une blague. En vérité il me semble presque un messie — c’est-à-dire un messie sans spectateurs, sans cadre. Il « est », mais la cécité du monde civilisé en fait un annonciateur négatif. Il a pourtant quelques disciples. C’est assez pour assurer qu’il sera « vu » dans cent ou deux cents ans. L’humanité ne peut rien sans grossesse, l’humanité prend conscience de son état en grossissant. Il lui faut des siècles pour accoucher d’un messie.


27 Septembre 36. Depuis plusieurs mois on voit clairement l’inconscient des hommes fabriquer ce qu’ils appellent la fatalité : la guerre. Cela tout en déclarant sincèrement qu’ils ne veulent que la paix.

30 Septembre 36. Je vais étudier chaque jour son manuscrit. Je le considère comme l’événement authentique de ma vie.

Le temps de la destruction — la guerre — est proche. Cependant nous arrangeons notre appartement, de plus en plus adorable — à cause des cintres que j’ai fait mettre partout. Nous le perdrons : guerre au dehors ou au dedans… ou les deux.

Je suis angoissée à cause des forces qui me sont « rendues ». Depuis trois ans je m’accoutumais à l’idée de la mort. Maintenant désirs, élans, vouloirs m’assaillent.

28 Octobre 36. « Il » me fait toujours du bien, mais n’étant plus tendue par les souffrances perpétuelles, un relâchement se produit en moi. Et puis l’hiver arrive. Mon corps suit le bouleversement de la terre sous les couleurs pâles du froid. Les branches d’arbres vers le ciel ont des gestes mécaniques. L’organisme a ses mauvaises habitudes. Parce qu’il a souffert trop longtemps, il veut souffrir encore. Il est plus nerveux, plus sensible. Et je me sens glisser. J’ai des instants de découragement. Je tâche de ne pas l’admettre, mais c’est là quand même.


31 Octobre 36. Chez lui. J’ai expliqué mon état, ma détresse. Il savait… processus habituel.

Dès le début il m’avait dit :

« — Je puis empêcher les souffrances et par là préparer le terrain pour autre chose. »

Je sais qu’il s’agit d’un travail spécial pour que la vie psychique corresponde à la guérison physique. Mais, est-ce que j’ai la force de l’entreprendre ?

Il est entré dans son studio et je me suis mise à la lecture. Un instant plus tard, j’ai eu l’impression d’être habillée de vibrations. Je suis restée lisant, reposant, de deux heures à six heures. Le lendemain j’étais renouvelée.


Lundi 2 Novembre. Grande émotion. Quand je suis arrivée à son appartement, c’est lui-même qui m’a ouvert la porte. J’ai dit tout de suite : « Je suis dans un nouveau corps. » La lumière qui venait du petit salon l’éclairait complètement. Au lieu de se dérober, il se rejeta en arrière s’appuyant contre le mur. Alors, pour la première fois, il m’a laissé voir ce qu’il est véritablement… comme s’il avait arraché soudain les masques sous lesquels il a la devoir de se cacher. Son visage était empreint d’une charité qui embrassait le monde entier. Figée, debout en face de lui, je le voyais de toutes mes forces et j’éprouvais une gratitude si profonde, si douloureuse, qu’il a senti la nécessité de m’apaiser. Avec un regard inoubliable il a prononcé : « God helps me (Dieu m’aide). »

15 Novembre 36. Les efforts à faire sont infinis et presque sans espérance, mais croire enfin qu’une vérité existe, qu’elle est là, que l’on marche vers elle, est assez. Je comprends maintenant que le bonheur n’était rien, que les éblouissements de l’amour et de l’art n’étaient que d’agréables trompe-l’œil (il faudrait dire trompe-l’âme) suscités par un organisme avide de se manifester. Je constate que mon subconscient a vécu malgré moi comme un trésor au fond d’une cave. Il fallait bien vivre d’abord longtemps, longtemps, selon les lois habituelles…


20 Novembre 36. Une des plus grandes vertus de Gurdjieff est d’avoir su rendre accessible à l’entendement humain les vérités les plus impossibles à concevoir pour le cerveau de l’homme.


Fin Novembre 36. Après le dîner, il joue. Spectacle unique — Gurdjieff jouant sur son petit orgue. On voit la musique « passer » par lui. Il exécute, il n’est pas l’exécutant. Il est directement le moyen d’expression d’un « penser impersonnel » — serviteur parfait d’une idée. On voit vivre un homme — un cercle. On entend un langage qui emprunte à l’art son essence même pour s’ajuster exactement à une forme qu’il veut communiquer. Et quel regard extraordinaire — la richesse de son sourire — richesse de bonté, richesse de vérité.


25 Décembre 36. Réunion extraordinaire chez Gurdjieff. Autre âge — patriarche distribuant des trésors. Le petit appartement est plein — beaucoup de gens de sa famille, des amis de la famille, le concierge et sa famille, d’anciens vieux domestiques. L’arbre de Noël trop grand, trop haut, est plié contre le plafond et ses étoiles retombent.

La distribution commence avec un vrai cérémonial. Une cinquantaine de cartons à chapeaux numérotés occupe un coin de salon. Lui, debout devant une table, lunettes sur le nez, tient une liste et appelle un nom correspondant à un numéro. La personne s’approche. Dans chaque carton que l’on pose devant lui il ajoute un ou plusieurs billets de cent ou de mille francs. Puis il donne le carton, faisant un geste bref qui signifie « Pas de remerciements ». Il murmure : « Sauve-toi » et passe à un autre. La cérémonie continue ainsi de 9 heures à 10 heures. Un éditeur russe reçoit une robe de chambre, un docteur reçoit des vêtements de laine et un billet de mille francs. Au moment où Gurdjieff ajoute le billet dans le carton, S. dit :

« — Il va être heureux, celui-là. » Gurdjieff réplique en éclair

« — Pas vous ? »

À 10 heures on soupe. Dans chaque assiette il y a un quartier de mouton énorme, un pain russe fourré, des cornichons, des piments conservés dans le vinaigre… toutes choses dont j’ai horreur ; mais de superbes desserts sont étalés : gâteaux, fruits, crêmes, bonbons des mille et une nuits. À onze heures et demi nous partons, d’autres gens prennent nos places. La servante russe me dit :

« — Après une heure, jusqu’au jour, les pauvres se succéderont… ça sentira mauvais. »

Nous savons que pour lui un jeûne, plus ou moins long, suivra cette fête. Il compensera les largesses matérielles et accomplira le devoir.


28 Décembre 36. Résurrection qui commence en moi… toute puissance d’esprit. Question passionnante et primordiale pour moi — les morts successives et les recommencements perpétuels. La maladie dévore la vie ; la résurrection — addition de ce qui fut, de ce qui est, de ce qui sera — la dépasse.

Mon intelligence… non, je n’y crois pas, mais j’ai un principe de lucidité qui n’a jamais failli dans tous les désastres de l’existence. Avant mon expérience j’ai vu approcher le temps où ce principe allait rester seul en moi comme un drapeau sur une maison vide.


Mes notes de janvier jusqu’à décembre, 1937, exposent simplement les longs mois d’efforts, de découragement, d’exaltation, de chutes et d’ascensions connus par ceux qui ont suivi la route difficile de la connaissance.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? « La route de la connaissance ? » On a entendu cette phrase toute sa vie sans qu’elle prenne jamais un sens précis.

Le cas est le même pour tout ce qui touche à cette histoire secrète de l’humanité dont Gurdjieff et quelques autres se disent les dépositaires. Mais sur quelle base précise repose cette science de l’âme ? Les philosophes se contentent de déclarer que « cette interprétation de l’univers, cette anthropocosmogénèse est la plus haute, la plus vaste, la plus admirable, la plus inattaquable qu’on ait jamais conçue ; elle déborde de toutes parts de l’imagination et la pensée de l’homme[2]… « Mais, ajoutent-ils, quelle influence une telle révélation aura-t-elle sur notre vie ? Qu’y transmettra-t-elle, quel élément apportera-t-elle à notre morale, à notre bonheur ? Sans doute fort peu de chose. Elle passera trop haut, elle ne descendra pas jusqu’à nous, elle ne nous touchera point, nous nous perdrons en son immensité et, au fond, sachant tout, nous ne serons ni plus heureux, ni plus savants que lorsque nous ne savions rien. » En même temps ils admettent que notre évolution morale retarde de plusieurs siècles sur notre évolution scientifique… et que c’est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et l’avenir de l’homme.

On prétend que l’on trouve ce que l’on cherche entre quatre murs, par les livres. Que pourrait apporter cette recherche en fauteuil ? Tout le monde peut lire Hermès, Pythagore, Bouddha… et rester aveugle devant ces codes fermés sans que rien change en soi. Ce sont des enseignements spéciaux qui ne révèlent pas la substance qu’ils renferment.

L’homme a autre chose à faire que lire, admirer, spéculer. L’étude du « Connais-toi toi-même » exige un travail spécial et une vie qui se donne.

À ceux qui pensent que par le travail ils atteindraient à des résultats qui passeraient au-dessus de leur entendement on voudrait dire :

« — Commencez d’abord le travail. »

Tout travail impose les mêmes lois. La route qui apparaît verticale s’abaisse à mesure qu’on la monte.

Cette hésitation à donner sa vie est basée surtout, je crois, sur la peur. Toute initiation comporte une période de panique. Le premier gouffre est entre « savoir et incorporer ».

Je relève dans mon journal quelques fragments de cette époque pénible d’incorporation… Résurrection et chute se suivirent longtemps. Puis il y eut une longue, lente période d’égalisation sans laquelle on ne peut rien construire. Ce fut comme un niveau d’eau qui s’établissait apportant sa désolation féconde. Ni désespoir ni espoir. Je vivais sous un tunnel.


Journal : 10 octobre 37. Je sais que j’approche — moralement, psychiquement — des instants graves. Je sais l’équilibre qu’il faut maintenir dans les épreuves. Je sais la balance nécessaire entre les trois centres, et que le temps d’une vie ne suffirait pas à l’atteindre. Quelques lignes de Goethe me hantent constamment : « Point de chemin ! C’est le non frayé dans ce que nul ne peut fouler… Dans le lointain éternellement vide tu ne verras rien de solide pour te reposer. »

Je sais et je déteste mon angoisse. Si grande soit-elle, je la juge petite.

Mais j’ai peur. Peur de quoi ? De mille peurs qui n’ont pas toutes un nom. Ce sont mes parents, mes ancêtres qui ont peur en moi. Alors, pourquoi les écouter ? Je n’ai pas eu si peur devant la mort. C’était donc plus naturel ? Certes, oui.

D’autres avant moi ont fait ce que je veux faire. Mais cela n’apprend rien, car pour la première fois chaque être est lui-même, chaque expérience est neuve puisqu’elle s’ajuste à une vérité immuable. J’envie les impatients qui se sont précipités sans hésiter. Je ne crains pas cependant de me tromper. Ma confiance a suffi à me faire sortir de la vie du monde. J’ai déjà opposé à la vie facile bien des refus. Je vois à présent, devant ceux que je vois faire, qu’ils étaient peu de chose — peut-être même étaient-ils paresse, ennui des recommencements. Qu’y aura-t-il changé ? Impossible de savoir.

Aucun sacrifice n’est exigé, mais on ne peut élargir le temps. Il faut choisir. Une petite vie pour une grande vérité. C’est peu. Il faut payer. Le prix est d’autant plus élevé que l’expérience vaut davantage. J’ai honte de mon hésitation. Il me semble que je me marchande. Pourtant je veux discuter avec moi-même avant que ce moi-même ne m’appartienne plus. Vous avancerez dans les ténèbres sans rien savoir ; vous ne verrez pas de progrès. Paraître est aboli au profit d’être. Le moment le plus dur arrivera. Vous ne le saurez qu’en le vivant, en vous sentant perdu et sans secours. Le Maître vous regardera peiner, trébucher et ne dira rien. Sa parole fut :

« — Je ne peux pas vous développer. Je peux créer les conditions dans lesquelles vous pouvez vous développer vous-même. »


12 octobre 37. Le moment important est là. Je ne peux ignorer ce que l’on encourt. Je pense même que ce serait idiot de ne pas y penser. Pourtant ma conclusion est toujours la même : je préfère « tout » risquer que de me regarder glisser, ralentir, diminuer psychiquement, comprendre moins, entendre moins… Non, à aucun prix. Assez de souffrir, assez de lutter, assez de voir la mort en face, de plus en plus proche. NON, je risquerai.

On pourrait me dire : « Tu perds la raison. » De quelle raison parle-t-on ?

13 octobre 37. J’ai rêvé : je marchais des années, à la découverte d’une planète. À travers l’espace je suis arrivée. J’ai cru d’abord que les villes, les habitants, les choses étaient comme les nôtres. J’ai su bientôt que tout était différent. Les gens s’aimaient, ils ne parlaient pas. Les animaux parlaient.

J’eus une longue conversation avec un cheval blanc aussi grand qu’une cathédrale. Il m’expliqua sa vision de deux dimensions et ses épouvantes. Il comprit que je brûlais, alors il disposa sa crinière en pluie autour de mon corps pour me soulager. C’est lui qui m’annonça la célébration d’une fête telle qu’il n’y en a pas chez nous. Trois saisons avaient vaincu la quatrième. J’assistai au triomphal retour des troupes… les régiments des étés de tous les pays s’avançaient bannière en tête, encadrés de printemps mûrs et d’automnes à peine touchés. Ils avaient tué les hivers.

Ils ne portaient pas le bien et le mal à leurs côtés. Leurs chants étaient des cloches, leur rire était celui de la mer dans le soleil. Pour s’amuser en chemin ils avaient discipliné les fléaux, chassé la douleur, chassé la calomnie — infection des entrailles humaines. Mon compagnon disait :

« — Avec l’hiver ils ont tué l’inévitable. La mort ne sera plus qu’un résultat. La conséquence de n’avoir pas compris. »

Soudain un des hommes tomba de très haut sur le sol devant moi. Il s’ouvrit en deux. Il était vide.


18 octobre 37. Demain nous lui demanderons — Margaret et moi — si l’heure est venue de tenter les expériences personnelles.

Quand je commencerai « réellement » les épreuves, rien ne sera changé en apparence. J’aurai toujours mon nom que je n’aime pas, je serai habillée comme je le suis. Aucun signe ne sera fait, aucune promesse. J’irai demain et simplement je dirai « I will do » (Je veux faire). Ce ne sera pas « Je veux », ou « Je ferai » ; ce sera ces trois mots. Mais pour moi, pour moi seule, devant moi-même, ce sera le plus grand événement de ma vie. Quand je dirai cela j’apercevrai devant moi en esprit une succession d’arcanes dont je ne verrai pas la fin, et que je franchirai quoi qu’il advienne.

Pour ceux qui n’avaient jamais voulu et cherché toute leur vie, c’était presque facile. Mais pour moi c’est l’aboutissement périlleux de ce que j’ai toujours cherché, et cherché sans espoir. Ma fin, je croyais comme tout le monde, que ce serait ma mort. Maintenant arrive une fin avant la fin, une mort avant ma mort. Et cela, c’est pour gagner la vie.

Je ne peux pas écrire ces mots sans trembler : « I will do ».


19 octobre 37. Cinq heures du matin dans ma chambre, Casimir Périer. Le ciel est bleu opaque derrière les arbres encore printaniers, c’est heureux et calme. Mon Dieu ! pour quoi ai-je su que l’on peut vivre sur un plan autre que l’humain facile qui m’apparaît de plus en plus comme un lit de roses. Je l’aimais cette vie. Je l’avais enfin obtenue selon ma conception, tournée uniquement vers l’esprit et adoucie par de la tendresse parfaite sans jamais une ombre d’incompréhension. Jusqu’à quel point sera-t-elle modifiée par un sacrifice nouveau ? Je ne sais.

À onze heures Margaret et moi demandons au Maître de « commencer ».

19 octobre, soir. Il consent et nous donne rendez-vous pour demain, chez lui, à 13 heures.


20 octobre 37. Dès notre arrivée il explique à nouveau ce que nous savons — nécessité d’être décidées ; savoir que le travail sera de plus en plus dur ; pas trop tard encore pour dire : Non. Il ne parle pas des récompenses. La première pour moi est celle-ci : il veut que nous nous aidions réciproquement.


21 octobre 37. Temps divin au Luxembourg — tourbillons de feuilles mortes. J’ai commencé le nouveau travail expliqué par Gurdjieff d’une façon si claire, si totale que je l’ai compris sans savoir précisément les mots. Pour moi c’est une révélation toujours attendue — ce fait, ce geste tangible, réel, qui a dans mon être des répercussions infinies.

Autrefois, il y a peut-être quarante ans, j’écrivais à Maeterlinck :

« — Je ne sais si tu te rends compte de moi, je suis comparable à une bulle de savon qui flotte dans l’air et n’est attachée à rien de réel, même au fond de moi je sens que je ne suis pas. Un seul souci existe peut-être en ce vide, c’est mon insatisfaction de me voir ainsi. Comme si, pour changer, je devais accomplir quelque chose que j’ignore. Ça vient de très loin en moi, comme une idée perdue, un commandement auquel je ne peux pas donner de forme, et je cherche, je cherche… »

Aujourd’hui, une vie plus tard, alors que j’ai trouvé enfin ce qu’il fallait faire, je revois ces mots : « Comme si, pour changer, je devais accomplir quelque chose que j’ignore… »

11 heures du soir. En résumé, ce 21 octobre j’ai vécu quelques instants réels.


Fin décembre 37. Je vis trop fort, fatiguée, sommeil en papier.

Si à présent je voyais la mort approcher, je ne l’accepterais pas aussi facilement que je l’acceptais dans les lits de cliniques où j’ai passé des années. C’est que maintenant mon temps est lourd d’une substance vraie que je n’avais jamais soupçonnée.

Je dis à Gurdjieff :

« — J’ai presque peur — la vie monte en moi comme la mer. »

Il répète : « — C’est seulement un très petit commencement. »


  1. Ce fut la dernière.
  2. Maeterlinck : « Les Sentiers dans la Montagne ».