La Maison Pascal/10

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Librairie Paul Ollendorff (p. 167-194).
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X


M. le magister avait prescrit une convocation extraordinaire du Conseil municipal, à la date du 12 juin. Ces messieurs s’étaient réunis en comité secret.

Onésime Champion présidait. Sur le fond de papier vert qui tapissait les murs, sa tête se détachait, nette et blême, éclairée par le rayon blafard du jour bleuâtre passant à travers les carreaux. Assombri, ravagé, son visage était ratatiné de rides creusant leurs sillons récents dans la chair ramollie ; les beaux favoris blancs tombaient, tirés par les bajoues qui s’affaissaient ainsi que des outres dégonflées. M. le magister avait cette tristesse piteuse des hommes gras, dont un amaigrissement rapide détend la peau flasque comme une baudruche crevée.

C’est encore un privilège de la jeunesse que d’être idéalisée par la souffrance : la douleur des vieillards est une pauvre chose grotesque.

Avant que la séance commençât, le docteur Antony, se glissant auprès d’Onésime Champion, avait chuchoté :

— Eh bien ? Pas de nouvelles ?

— Rien. C’est inconcevable. Depuis quinze jours, j’ai mis tout Montfleuri sens dessus dessous, en pure perte. Laurenzi s’arrache les cheveux… Ah ! ma police est bien mal faite. Véran m’a affirmé que mon fils n’aurait pu prendre le train sans être remarqué : on ne passe pas inaperçu dans une gare aussi tranquille que la nôtre… Alors, quoi ? Camille a filé en aéroplane ? Il y a deux semaines qu’il est disparu ; et, avec le temps qui s’écoule, s’éloigne la chance de le retrouver. À tout hasard, j’ai envoyé un télégramme circonstancié aux autorités françaises et italiennes. Il faut bien qu’il soit quelque part, ce chenapan, puisqu’il n’est plus à Montfleuri !

Malgré les exhortations de son entourage, Onésime s’inquiétait beaucoup du sort de son fils : un coup de tête banal — la passionnette classique et la fuite imprudente — l’eût ému médiocrement ; mais cette évasion mystérieuse l’angoissait — et l’exaspérait. Il se fût montré indulgent si l’escapade avait échoué : sa dignité susceptible ne pardonnait point à Camille de s’être volatilisé avec autant d’habileté, au mépris de la perspicacité paternelle.

Pour le moment, oubliant ses tribulations familiales. M. le magister prenait la parole :

— Messieurs — dit-il, s’adressant à tous les membres présents du Conseil — je vous ai convoqués afin de vous soumettre un cas d’une gravité exceptionnelle dont les conséquences scabreuses intéressent notre commune. Nous allons discuter la délibération qui sera votée à ce sujet. Voici. Au mois de mars dernier, un étranger que nous présumons Français (car notre belle et libre patrie ignore l’usage des passeports et des déclarations de séjour) ; un étranger, donc, s’installa parmi nous. Dès son arrivée, j’avais été informé de ses allures insolites par les soins de notre zélé commissaire central. Sans paraître remarquer les agissements de ce monsieur (qui introduisit nuitamment chez lui des individus louches, les séquestrait ensuite ; et vivait retiré), nous avions les yeux sur lui. Nous sentions qu’une énigme illicite planait au-dessus de sa maison… Néanmoins, comment s’enquérir et pourquoi sévir ? Nul ne se plaignant de lui, nous ne pouvions décemment persécuter cet homme par nos investigations injustifiées : Montfleuri est une terre affranchie de toute tyrannie. Mais, un beau jour, le Petit Régional attacha le grelot : pour des raisons d’inimitié politique que je n’approfondis point, ce journal jugea bon de m’attaquer sournoisement en vitupérant contre cette Maison Pascal au cours d’un article que vous avez lu, sans doute, Messieurs. Incriminé stupidement, saisi d’une accusation catégorique, j’avais, cette fois, le droit d’ordonner une enquête — c’était même mon devoir.

Après un temps, M. le magister reprit son souffle et son discours :

— Toutefois, cette enquête, de quelle façon la mener ? Des propos recueillis de plusieurs côtés nous avaient révélé que M. Pascal, s’il admet toutes les visites féminines, congédie systématiquement ceux de nos concitoyens qui essayent de pénétrer dans son étrange demeure. À moins d’employer la violence, il était difficile d’introduire incognito un inspecteur de police chez ce misanthrope. Tenant à remplir sa mission sans provoquer d’esclandre, M. Marius Laurenzi s’avisa d’un subterfuge. Puisque, dans cette maison douteuse, seules les femmes étaient reçues, c’était donc un espion en jupons qu’il nous fallait dépêcher à la villa Pascal. Quoiqu’il ignorât encore le but de la règle antitrappiste du sieur Pascal, notre distingué commissaire central se doutait bien qu’une personne honnête eût été fourvoyée en ces lieux : aussi, fit-il amener devant lui une de ces tristes créatures qu’une existence de hasard place à la merci de la police ; et qui, munies, tels nos agents secrets, d’un coupe-file délivré par la préfecture, nous servent ainsi qu’eux — à titre d’indicatrices. Dûment chapitrée par Laurenzi, la fille Aimée se rendit à la Maison Pascal.

M. le magister s’interrompit pour mettre son binocle, consulter quelques notes ; et poursuivit :

— J’emprunte maintenant mon récit au rapport de cette hétaïre. La fille Aimée entra, sans avoir à subir aucune formalité. Une soubrette hospitalière, négligeant de lui demander son nom, la guida jusqu’au premier, où le maître de céans lui offrit galamment le bras pour la conduire dans un salon spacieux occupé par des dames plus ou moins âgées qui buvaient du Champagne en compagnie de jeunes messieurs. À certains moments, l’une des dames se retirait discrètement ; et, aussitôt, l’un des jeunes gens se levait, l’escortait courtoisement — afin de l’aider à passer son manteau au vestiaire, sans doute. La fille Aimée paraissant assez dépaysée, M. Pascal entreprit de lui fournir des explications ; par malheur, la fille Aimée — dont l’instruction scolaire laisse à désirer — prétend que M. Pascal lui tint un langage si recherché, prétentieux, amphigourique, entremêlé d’expressions étrangères et de noms à coucher à la porte — je cite le texte — qu’elle n’y comprit rien du tout. Cependant, son expérience des endroits mal famés incita la fille Aimée à soulever un coin du voile : il lui sembla, d’abord, que ce salon était la vague réminiscence d’un établissement plus productif qu’honorifique où elle accomplit un stage, jadis. Puis détrompée, — s’apercevant que les dames présentes étaient là en visite, et non point à demeure, — elle crut qu’il s’agissait d’un de ces hôtels particuliers, de création si ingénieuse et si parisienne, dans lesquels de jeunes femmes, à court de subsides, vont compléter le budget conjugal. Mais en ce cas, la laideur et la maturité avancée de la plupart d’entre elles, donnaient à penser que les Montfleuriens sont peu exigeants. Bref, voulant se renseigner avec précision, la fille Aimée imita la tactique qu’elle voyait exécuter autour d’elle : après avoir parlé quelques instants à l’un de ces messieurs, elle sortit du salon… Ici, Messieurs, je vous prierai d’interpréter mon silence sur ce qui s’ensuivit comme une ligne pudique de points de suspension. Si l’un de vous souhaite des éclaircissements, il pourra consulter la déposition de la fille Aimée, dont j’ai copie…

Aussitôt, une dizaine de mains se tendirent vers les papiers que désignait M. le magister.

Au milieu de l’inattention générale, Onésime Champion continua :

— Toujours est-il qu’à la minute psychologique (baptisée « le quart d’heure de Rabelais ») où, sûre de s’être comportée brillamment, la fille Aimée se félicitait d’avoir à toucher une gratification supplémentaire et imprévue, — en dehors de la prime promise par M. Laurenzi, — une surprise inimaginable, effarante, extravagante, confondit cette pauvre fille : c’était d’elle que l’on sollicitait — que l’on réclamait — le souvenir traditionnel !… Devant une telle aberration des coutumes galantes, Aimée faillit s’emporter : le souci de s’acquitter convenablement de son rôle l’empêcha de se montrer récalcitrante. Elle obtempéra, s’enfuit ; et courut d’une traite conter sa mésaventure et son indignation au commissaire central. La fille Aimée possède cette candeur étonnante qui persiste chez beaucoup de prostituées : elle n’a pas songé à tirer des conclusions de sa bizarre équipée ; seuls, les procédés pécuniaires l’on naïvement scandalisée. Nous, Messieurs, moins simples que cette enfant du trottoir, nous savons à quoi nous en tenir, désormais.

M. le magister fit une pause avant de terminer sur un ton sentencieux :

— La Maison Pascal — invention sans exemple d’un esprit pervers — est un lieu de débauche institué pour la perdition de nos filles, de nos tantes et de nos sœurs.

Les conseillers municipaux avaient écouté M. le magister en observant un mutisme absolu.

Le silence est une médaille à double effigie : du côté face, le respect nous offre sa lippe majestueuse, mais du côté pile, la distraction nous fait la grimace.

Onésime Champion eût jugé ses auditeurs bien plus attentifs s’ils s’étaient permis quelques interruptions : il attribuait à l’inapplication de leur esprit la froideur avec laquelle ils recevaient la nouvelle d’un secret renversant.

Énervé, il insista :

— Vraiment, Messieurs, on dirait que cette révélation stupéfiante vous est indifférente ?

Plusieurs des auditeurs murmurèrent des paroles confuses. L’un d’eux éleva la voix :

— Elle ne nous est pas indifférente, monsieur le magister. Elle ne nous surprend point, voilà tout.

Un autre ajouta :

— Il y belle lurette que nous sommes fixés.

Le magister tressauta. Il interrogea, écarquillant démesurément ses paupières :

— Comment, vous saviez ?

— Ce qu’est la Maison Pascal ? Mais, il n’est pas un habitant de Montfleuri qui l’ignore, monsieur le magister ! Demandez-le au premier passant que vous croiserez dans la rue, questionnez au hasard un cocher de fiacre, une porteuse de pain ou un cireur de chaussures… Vous verrez.

M. le magister constatait cette vérité désolante : le pouvoir, le cocuage et la police sont trois fonctions qui confèrent à ceux qui les occupent le privilège d’apprendre en dernier lieu tout événement de notoriété publique. Car, hélas ! ils étaient les seuls — lui et Laurenzi — qui n’eussent encore percé le mystère. De dépit, Onésime Champion devint agressif et autoritaire. Il intima d’un air sévère :

— Alors, Messieurs, pourquoi taire aussi longtemps un fait qui ne supportait point d’être célé ? Votre coupable discrétion vous rendait complices de ces turpitudes.

— Ah ! dame… Voilà… Chacun veille à son intérêt particulier… On avait des raisons…

Le magister les écoutait maugréer d’une voix défiante et embarrassée qui le choquait obscurément, l’imprégnait d’un malaise vague… Il coupa brusquement, afin de détourner la discussion :

— Allons ! il faut, à présent, prendre les mesures nécessaires pour fermer cette Maison Pascal sans causer trop de scandale…

M. le magister ne put achever sa phrase. Des exclamations fusèrent de toutes parts :

— Fermer la Maison Pascal !

— Vous n’y pensez pas, monsieur le magister !

— Ce serait la pire calamité !

— La ruine du pays !…

— Nous nous y opposons, à l’unanimité !

Offensé, Onésime Champion s’écria avec hauteur :

— Ah ça ! Messieurs, qu’est-ce à dire ?…

Le conseiller Barthélémy fut le premier à répondre. C’était un homme aimable, blond, rose et replet, de gestes mous et de manières lentes, qui portait tous les stigmates de la paresse embusqués sous ses paupières lourdes. Il vivait quasi oisif, ayant une femme très laborieuse. M. Barthélémy commença, d’un accent doucereux et persuasif :

— Monsieur le magister, avant de couper, il est bon de se demander si l’on saura recoudre… On doit faire la part de chaque chose… Mon épouse est lingère, monsieur le magister. Elle tient la plus belle boutique de l’avenue de Paris. Jusqu’ici, le commerce allait gentiment : un petit train-train régulier. Or depuis deux mois, nos affaires ont pris une extension formidable ; on vient nous commander des trousseaux extraordinaires, un tas de machines compliquées inconnues à Montfleuri… Ma femme a été obligée d’écrire à Paris : on lui a envoyé combinaisons pantalons et combinaisons jupons, par grosses… Et des chemises de soie de couleur, des soutiens-gorge de forme spéciale, des ceintures amincissantes, des maillots rose chair, etc., etc… Ah ! nous sommes loin du linge de toile, sans entre-deux, que nous fournissions à la dame du juge de paix !… Alors, que voulez-vous, monsieur le magister, je songe que si nos clientes ne trouvent plus l’emploi de leur coquetterie des dessous, elles n’auront aucun motif de continuer ces emplettes, et que toutes les marchandises importées à grands frais vont nous rester pour compte… C’est la faillite à brève échéance. Voilà pourquoi je vote le maintien de la Maison Pascal.

Barthélémy céda la parole au conseiller Fontan. Celui-ci — beau garçon lustré et pommadé, dont l’opulente chevelure noire se partageait en deux ondes épaisses tombant sur les oreilles — déclara simplement :

— Monsieur le magister, mes revendications — quoique touchant une autre profession — sont semblables à celles de mon collègue Barthélémy. Je suis parfumeur, vous ne l’ignorez point : outre les odeurs, fards, poudres et divers produits débités en bien plus grande quantité, j’ai doublé, triplé, quadruplé le nombre de mes pratiques, ces dernières semaines ; j’ai exécuté trente-cinq transformations blondes et vingt-neuf de nuance châtain, pour coiffure de demoiselles. Mes garçons se rendent chaque matin là-bas, où ils font la barbe et la tête de ces messieurs… M. Pascal a les pourboires généreux. Bref, l’interdiction prononcée contre lui me vaudrait un déficit énorme… Moi aussi, je m’avoue partisan de la conservation.

À Fontan, succéda le conseiller Ginest, un gros homme rougeaud. Ginest gronda d’une voix de rogomme :

— On a donc juré ma mort, tonnerre de Dieu ! Il ne suffit plus des ligues antialcooliques, des fabriques d’eaux minérales, des régimes d’arthritiques, pour perdre mon métier de négociant en vins : voici maintenant que vous voulez chasser mon meilleur chaland ? Ce n’est pas gentil, monsieur le magister. Pascal m’a chargé d’entretenir sa cave : et je vous donne ma parole ce n’est point une petite affaire. Oh ! les braves jeunes gens… Comme ils vident allégrement mes pièces de vieux bordeaux, mes tonneaux de chambertin et mes bouteilles de Champagne… Il n’entre pas un échantillon de source purgative dans cette maison-là : ils savent trop le prix de leur santé et craignent de se débiliter. Réellement, monsieur le magister, vous ne manquerez pas de cœur au point de tracasser les derniers bons vivants qui possèdent encore la science du Boire !

Ginest s’arrêta, à bout de souffle. Alors, le conseiller Martin, un mince Provençal aux longues mains délicates, gémit sur un ton plaintif :

— Monsieur le magister, je suis l’unique pédicure de Montfleuri-les-Pins : seul, le défaut de concurrence me permettait de subvenir à mes besoins, tant les habitants du pays se désintéressaient de leurs pieds. Depuis la fondation de la Maison Pascal, ma situation est devenue si prospère que j’ai été forcé d’engager six aides à mon service. En sus de mes nouvelles clientes, je suis attaché à la villa Pascal, au même titre que le conseiller Fontan : lui s’occupe de la tête ; moi je fais tous les pieds de ces messieurs. Que l’on défende l’exercice d’une industrie inédite, et je connais derechef le marasme où je croupissais : ces messieurs quittent la contrée, ces demoiselles retournent à leurs oignons ; moi, je reste gros-Jean avec une demi-douzaine d’employés sur les bras ! Monsieur le magister, un bon mouvement : ayez pitié d’un pauvre pédicure !

Le conseiller Le Ray, directeur des grands magasins de nouveautés Aux Galeries Montfleuriennes, dit posément, fermement — imbu de l’autorité que lui octroyait sa position florissante :

— Monsieur le magister, l’heure est grave : nous agitons un sujet d’une importance nationale…

Onésime Champion s’indigna :

— Cette immonde maison ! Vous la décrétez d’importance nationale !

— L’administration de la voirie l’est également, monsieur le magister, rétorqua doucement Le Ray ; les malpropretés d’une ville méritent d’être discutées avec intérêt : c’est l’engrais qui enrichit le cultivateur. Oui, la question est considérable, car elle englobe tous les états : ce que mes collègues vous ont déclaré, sera répété par chaque corporation… Le tailleur, le dentiste, la couturière, se félicitent qu’un souci de beauté augmente sensiblement des dépenses qui jadis se bornaient au strict nécessaire. J’ose même insinuer que le bijoutier s’aperçoit qu’une hausse se manifeste sur la vente des épingles de cravate, chevalières, boutons de manchettes, coupe-cigares, chronomètres et autres objets d’un usage exclusivement masculin. Soyez cléments au péché, Messieurs : la reconnaissance est une aimable faiblesse d’Ève ! En un mot, la cité entière se trouve lésée dans son avenir commercial (n’oubliez point que nous aurons des visites de l’étranger quand le bruit de son existence se sera répandu) si la Maison Pascal est condamnée à disparaître. Moi-même… Il me suffirait de vous communiquer mes livres de comptabilité pour vous prouver l’accroissement journalier des recettes… Oh ! monsieur le magister, écoutez la voix d’un homme modéré : ne supprimez pas la Maison Pascal, ou vous déchaînez la guerre civile !

Et tous les conseillers reprirent en chœur :

— Ne supprimez pas la Maison Pascal, monsieur le magister ! Conservons la Maison Pascal : c’est une source de luxe pour notre pays !

Onésime Champion était atterré. Il lançait des regards de détresse au docteur Antony qui avait assisté à cette scène avec le calme philosophique d’un homme bien piété sur la berge, tandis que son ami se noie.

Le pauvre magister objecta peureusement :

— Et la morale, Messieurs… Qu’en faites vous, de la morale ?

Un loustic fredonna :

— Mesdemoiselles de Montfleuri s’asseyent dessus, lonlaire… lonla !

M. le conseiller Le Ray riposta, cynique :

— La morale : nous la plaçons dans nos discours publics comme une jolie femme pose un loup sur sa figure avant de partir pour le bal masqué… La morale est le loup de notre hypocrisie. Son utilité est indiscutable : elle nous aide à interdire les spectacles des théâtres non subventionnés et les œuvres des artistes non protégés… Elle nous permet d’ouvrir des souscriptions de bienfaisance qui éteignent nos dettes personnelles… Mais nous jeter cette fameuse morale à la tête lorsqu’il s’agit de la fortune du pays ! Non ! vous n’y songez pas, monsieur le magister !… Voyons… Nous parlons sérieusement, en ce moment.

Le magister, tout désemparé, se tourna vers Antony et implora :

— Viens à mon secours, dis-leur quelque chose, toi !…

Le docteur adressa un sourire ambigu à son vieil ami ; puis, posant un regard ferme et paisible sur l’assemblée houleuse, il déclara nettement — d’une voix douce, mais précise :

— Messieurs, je regrette que mon intervention soit réclamée dans cette affaire ; car me voici contraint de combattre l’opinion d’un homme digne de respect : malgré l’affection que je lui porte, je ne puis me ranger à l’avis de M. le magister.

Les plus ardents parmi les conseillers l’applaudirent. Onésime, péniblement surpris, lui jeta un coup d’œil navré qui exprimait toute l’éloquence du : Tu quoque !

Antony poursuivit sans s’émouvoir :

— Les raisons de mon attitude ne sont point du tout les vôtres, mes chers collègues ; je ne considère ni mon intérêt particulier (nul, en l’occurrence), ni l’intérêt général de Montfleuri-les-Pins : c’est au nom de mon expérience professionnelle que j’invoque l’intérêt… des intéressées. Il me semble que c’est d’elles qu’on s’est le moins occupé, jusqu’ici. Chose naturelle : chaque fois qu’une question sociale est discutée par les membres d’un gouvernement, ce sont toujours les contribuables qu’on néglige. Eh bien ! Messieurs… affrontant les risques d’une défense paradoxale, j’aurai l’audace de plaider leur cause. La plupart d’entre vous soupçonnent à peine la mentalité de la femme et ignorent absolument celle de la jeune fille. Cela se conçoit, du reste… Sauf exception, une vierge fait rarement son examen de conscience devant ses parents ; comprend le danger d’ouvrir son cœur à une amie ; et n’osera jamais analyser son état d’âme en présence d’étrangers… Elle demeure donc indéchiffrable pour la masse. Pourtant, avec cette manie féminine de la confidence, elle éprouve le besoin de se décharger de ses pensées intimes ; elle cherche un auditeur de tout repos… Il y a bien le prêtre. Mais le prêtre est un juge qui flagelle ses péchés spirituels et lui prêche la continence cérébrale… Alors, elle se rabat sur son médecin, dont l’oreille est plus complaisante et le conseil plus indulgent. Le médecin est un confesseur laïque : comme l’autre, il est astreint au secret professionnel et doit, par métier, écouter, sans les interrompre, des aveux de la pire inconvenance… Ah ! Messieurs, s’il me fallait compter les clientes qui, sous prétexte de consultation, sont venues m’assassiner du récit de leurs infortunes sexuelles et m’accabler de demandes embarrassantes… La pudeur n’a pas lieu d’être avec ce docteur qui peut, en vertu de la science, exiger d’une femme qu’elle se déshabille sous ses yeux… Ça leur paraît si singulier de se mettre en chemise devant un monsieur sans qu’il songe à leur manquer de respect — que pour elles, le médecin n’est plus un homme : puisqu’elles lui dévoilent leur enveloppe charnelle, elles n’ont aucun motif de lui cacher leur arrière-pensée. Ainsi, Messieurs, fus-je sollicité fréquemment de résoudre des problèmes psychologiques — suggestifs, troublants ou baroques — que nombre de demoiselles m’exposèrent, au nom d’un viscère que — par euphémisme — elles placent dans la région thoracique. Après ces confidences, je me trouvai enclin à plaindre un peu mes pénitentes volontaires — et à m’en moquer beaucoup. C’est de ma compassion que je vous entretiendrai aujourd’hui. Messieurs, avant de flétrir outre mesure des personnes jeunes et vieilles — oublieuses des chastes principes — réfléchissez avec humanité… Il n’est pas donné à toute fille de choisir un mari à son goût ; les laides, les disgraciées ; celles dont la fortune ne répond pas au milieu, à la naissance, à l’éducation ; bref, une multitude de créatures sont vouées à la solitude. Certaines s’en accommodent aisément ; mais, croyez-moi, celles-là sont rares… La frigidité étant une conséquence de notre maladresse, vous la rencontrerez plutôt chez les épouses monogames : la vierge non désenchantée est une voluptueuse. En général, les femmes célibataires n’excitent guère votre pitié, vous inspirant trop de quolibets par leurs ridicules ; n’avez-vous donc jamais cherché — dans ces excentricités de costume et de langage, ces manies burlesques, ces phobies violentes ou mélancoliques, qui caractérisent les vieilles filles — l’indice d’un détraquement progressif de l’être déséquilibré, d’une disposition hypocondriaque, d’une irritation du système nerveux, résultant de leur existence anormale ? Vous ne vous êtes point avisés de faire cette remarque, parce que ces demoiselles affectent ostensiblement une grande satisfaction du sort auquel elles sont condamnées. Elles ne semblent pas souffrir de vivre isolées, dites-vous. Oh ! Messieurs… il vous est arrivé déjà de croiser l’un de ces affamés hautains, déclassé en haillons qui, redressant sa taille maigre et bombant sa poitrine creuse, défaille d’envie à la vue de la vitrine d’un boulanger — mais n’avouera jamais qu’il n’a pas un sou et préférera crier fièrement : « Je n’aime pas le pain ! » Allez, mes chers collègues, nos sœurs possèdent un satané amour-propre. Et si vous distinguez parmi ces orgueilleuses faméliques l’une d’elles qui ne se ressente vraiment pas du jeûne, soyez persuadés que celle-ci aura été manger son pain en cachette. À quoi bon nous le dissimuler ? Le remède est là. La femme est créée pour le mariage ; or, en ces temps modernes, l’arrivisme, la cupidité, l’égoïsme et la sagesse, lui rendent chaque jour le sacrement plus difficile. Au moins, laissez-lui le reste… Je livre à vos méditations la comparaison suivante : un vieux garçon ne diffère en rien des autres hommes alors qu’une vieille fille se reconnaît entre mille, décelant son état par je ne sais quoi de grotesque… Que conclure, sinon que le célibat du premier est aussi confortable qu’un large vêtement où l’on a ses aises, tandis que celui de la seconde ressemble à une camisole de force ?… Devrais-je subir vos huées, j’estime que M. Pascal n’est point un sot. Les jeunes personnes qui sont… muettes de naissance, n’éprouveront aucun désir d’entrer en relations avec ses disciples : elles resteront ce qu’elles étaient, avant que cet étranger fondât son asile. Quant aux demoiselles que Dame Nature a faites bavardes, ne trouvez-vous pas infiniment plus logique, plus normal, plus sain, qu’elles s’adonnent au plaisir de la conversation en société — ainsi qu’il est d’usage — au lieu de se parler à elles-mêmes, faute d’interlocuteur, et de braver le soliloque périlleux avec ses préjudices ? Il serait superflu de vous apprendre que les gens qui causent tout seuls ne jouissent généralement pas de la plénitude de leurs facultés ; côtoient la folie, frisent l’hébétude et aboutissent à l’hystérie. Mon cher magister, il faut s’incliner devant la majorité ; votons le statu quo… tolérons la Maison Pascal : il défilera moins de névrosées dans mon cabinet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le docteur s’épongea le front et rechercha un peu de salive afin d’humecter sa langue sèche. Bien qu’il eût appuyé chaleureusement leur proposition, ses collègues n’osèrent le féliciter : cet original qui — sans intérêt — proclamait le droit à la luxure en vantant l’hygiène du plaisir régulier, choquait leurs préjugés de bourgeois prudes. Eux au moins avaient une raison majeure pour défendre la Maison Pascal : elle leur procurait un moyen de gagner de l’argent.

Candides, ils honoraient leur conscience mercantile, méprisant ce docteur brutal qui s’exprimait trop crûment et n’avait même pas l’excuse d’un mobile vénal.

Les atermoiements sont du goût de tout homme d’État. Après avoir soupiré, M. le magister se résigna donc assez facilement : il renvoya la solution de ce problème ardu à une autre session et pensa : « Qu’est-ce que le Petit Régional va me réserver, demain ! »

En sortant, on entendit le conseiller loustic fredonner de nouveau — car c’était un poète — un couplet satirique que la séance lui avait inspiré :

Les d’moiselles de Montfleuri
Depuis longtemps semblaient malades :
Ell’s étaient pâles et maussades
De ne voir poindre aucun mari.
On dit qu’un impudent bonhomme
Trouva l’art de les soulager :
Si nos Èves cueillent la pomme,
Doit-on maudire le verger ?

À Montfleuri-les-Pins, tout finit par des chansons.