La Maison Pascal/5

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Librairie Paul Ollendorff (p. 81-86).
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V


Tous ces messieurs entraient au salon.

Ils paraissaient uniformément vingt-cinq à trente ans. Une sorte de ressemblance les unissait, malgré les diversités individuelles : c’était la même souplesse féline des gestes ; l’abandon du corps mollasse, en antithèse avec la vigueur des membres harmonieux ; la douceur travaillée du regard où perce, par instant, une lueur cruelle ; la chair unie et rosée, que satinent les cosmétiques ; les cheveux ondulés, luisants de brillantine ; les mains et les paupières « faites » ; les dents, blanchies à la pierre ponce et à l’eau oxygénée, brillant entre les gencives sanglantes, frottées de teinture d’iode.

La plupart étaient de taille élancée, avec les proportions exactes d’un chef-d’œuvre statuaire.

À défaut d’autres lois, leur personne extérieure respectait celles de l’esthétique.

Qu’ils fussent blonds ou bruns, efféminés ou virils, superbement vulgaires ou noblement racés (on ne sait par quel mystère atavique), ces éphèbes représentaient — chacun dans son genre — un type parfait d’indiscutable beauté. M. Pascal les avait réunis avec la minutie d’un collectionneur.

Et cette séduction plastique empêchait que leur amoralité ne choquât trop violemment : la Beauté — cette flamme et cette lumière divine qu’un invisible Prométhée répand sur ses élus — porte en soi le charme purificateur du feu.

Ils accusaient tous une paresse native que révélaient leurs attitudes languides, leur goût du farniente ; se complaisant à somnoler leur vie diurne sur des divans moelleux ; ne connaissant que l’effort indolent d’une main qui manie délicatement la pince, le crayon gras ou la houppette pour parer le corps et la figure.

De la nature parasite de ces plantes inconsistantes, faibles, fragiles, qui s’accrochent et s’enlacent aux rameaux fermes, aux troncs solides des arbres puissants, ils obéissaient à leurs instincts avec le cynisme inconscient, la douceur envahissante des lianes et du lierre qui rampent à l’entour d’un chêne et lui dispensent leur grâce en échange de son appui.

Comprenant qu’un travail exécuté en commun, sous la règle d’une organisation régulière, évite les dangers du surmenage, puisqu’il établit un maximum de dépense, ils réfugiaient ici leur être mol et mièvre, aux besoins de lâcheté tendre et de nonchalance luxueuse, cherchant à s’engourdir dans une existence douillette.

Oublieux d’un passé trouble, ces jeunes gens s’étaient transformés des pieds à la tête, avec une aisance habile de caméléon passant du fauve au vert émeraude. Sous la direction du comédien qui les éduquait, ils alliaient la tenue de Brümmel à la politesse ampoulée de La Feuillade.

La distinction ne s’apprendra jamais, mais le chic factice s’enseigne vite.

La distinction est au chic ce que la courtoisie est à l’étiquette, et la poésie à la prosodie.

Un apprentissage patient avait obtenu, chez ces messieurs, des merveilles d’élégance et de bon ton.

Pour la première fois, Adam, plus subtil, plus décent, plus correct dans sa volupté, donnait une leçon de tact à l’Ève des carrefours.

Certes, M. Pascal avait bien fait les choses.

À force de raffinement, sa conception s’était réalisée sous une forme presque idéale. Cette imitation travestie des pires hontes féminines n’était point la parodie du plaisir — mais le plaisir même, épuré.

M. Pascal, voulant que rien ne laissât à désirer, avait tenu à compléter son personnel, y adjoignant le commensal habituel, qui égaye généralement les établissements analogues.

C’était, en l’espèce, un magnifique Haïtien, arrivant tout droit de Port-au-Prince.

Pansu, lippu, grimaçant, il s’enorgueillissait d’une toison crépue, aussi laineuse que du mérinos ; d’un teint de châtaigne mûre où s’allumaient des reflets de bronze clair ; d’une paire de prunelles noires, scintillant comme deux perles de jais au centre d’une sclérotique bleuâtre ; et d’un rire éclatant qui alignait les rangées ivoirines d’une denture impeccable.

Jovial, docile et cabriolant, le nègre possédait la gentillesse caressante et simiesque d’un jeune chimpanzé.

On ignorait son véritable nom.

Car M. Pascal — ironique et lettré l’avait baptisé : Toussaint Louverture.