La Maison Pascal/8

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Librairie Paul Ollendorff (p. 131-144).
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VIII


Ce 27 mai, Montfleuri-les-Pins fêtait le soixante-sixième anniversaire de M. le magister.

Les rues étaient pavoisées de drapeaux verts et roses, aux couleurs de la cité. Et dans les salons dorés, glacials, d’un luxe pompeusement officiel, que le magister occupait à l’hôtel de ville, défilaient les hauts fonctionnaires, les membres de diverses corporations, les amis particuliers d’Onésime Champion.

Ils débitaient leurs compliments de circonstance — dont les formules toujours pareilles évoquaient la monotonie d’un morceau de concours, recommencé vingt fois devant le même jury par des exécutants différents.

Des habits noirs s’avançaient solennellement, saluaient le magister d’une inclination profonde en plongeon, prononçait les harangues d’usage ; puis faisaient le demi-tour, cédant la place à d’autres arrivants — ceux-ci mâchonnant leur allocution d’une voix maussade, le visage tiré par une crampe d’estomac ; car la cérémonie se prolongeait et l’heure du déjeuner était passée.

M. le magister, adossé à la cheminée, avait perdu le bon sourire affable avec lequel il accueillait d’ordinaire les corvées inhérentes à son rang.

Morne, affaissé, l’air excédé, il répondait mollement aux speechs de félicitations, congédiant aussitôt ses visiteurs d’un geste fatigué. Et les gens, en passant, lui lançaient un regard discret, trahissant leur curiosité apitoyée. Chacun pensait : « Mais, qu’a donc M. le magister pour demeurer aussi froid un jour où la gaieté est de rigueur ? Il lui est arrivé un ennui ; c’est certain. »

Au moment où la foule s’écoulait, Onésime Champion agrippa le docteur Antony par sa manche :

— Reste, j’ai à te parler.

Et, voyant le commissaire central se disposer à sortir en compagnie du chef de gare, il cria impérieusement :

— Laurenzi ! Véran ! voulez-vous revenir une minute, je vous prie.

Les deux hommes rebroussaient chemin avec un mouvement de contrariété.

Le commissaire, constatant qu’il était près de deux heures, n’ignorait point que sa femme lui bouderait toute la journée : Jacqueline avait un caractère irritable. Le chef de gare, de son côté, appréhendait la mauvaise humeur de sa fille, ses reproches impatientés. Quant au docteur, que sa sagesse égoïste avait préservé du mariage, il redoutait cependant la colère d’une cuisinière irascible qu’un déjeuner retardé mettait hors de soi.

Sans paraître remarquer leur mine renfrognée, le magister invita ces messieurs à prendre une collation préparée pour les intimes ; puis ordonna à l’huissier :

— Fermez les portes, Lecollet.

Lorsqu’ils furent seuls, Onésime Champion annonça avec un accent funèbre :

— Messieurs, je vous ai retenus pour vous faire part d’un incident regrettable concernant mes attributions et d’un malheur qui s’est produit dans ma vie privée. Aujourd’hui, où chacun m’apporte ses félicitations, mon réveil aura été salué deux fois par la mauvaise chance.

Véran et Laurenzi eurent un geste d’affliction polie. Afin de se composer une figure suffisamment chagrine, ils songèrent à leurs propres désagréments — ce qui est la meilleure manière d’avoir l’air de compatir aux tristesses d’autrui.

Antony semblait plus sincère. Il interrogea, sur un ton bourru, plein d’intérêt :

— Allons, allons ! Ne nous frappons pas. Qu’est-ce qu’il y a ?

Le magister répliqua avec une dignité un peu emphatique :

— Je m’occuperai d’abord de la question publique : mes affaires personnelles interviendront ensuite. Monsieur Laurenzi, je me vois dans la fâcheuse nécessité, en ma qualité de magistrat suprême de Montfleuri-les-Pins, de vous demander si vous n’accomplissez pas à la légère vos devoirs de commissaire central ?

Le gros homme bondit. Il ne suffisait point qu’on l’empêchât de rentrer chez lui ; voilà maintenant qu’on le prenait à partie ! Il murmura d’un air pincé :

— De quoi m’accusez-vous, monsieur le magister ?

— D’ignorer jusqu’au dernier moment les bruits qui courent dans le pays et les événements que vous auriez dû être le premier à savoir, monsieur le commissaire.

— Pardon, mais…

— Lisez ceci. Et dites-moi ce que cela signifie.

Le magister tendit à Laurenzi un exemplaire du Petit Régional, dont une colonne était encadrée à coups de crayon bleu. Antony et Véran, intrigués, se rapprochèrent.

Le commissaire, parcourant l’article signalé, marmonna à mi-voix :

LES TOLÉRANCES GOUVERNEMENTALES
(Notes politiques.)

« Les contribuables de Montfleuri-les-Pins sont vraiment de bonne composition. Ils paient docilement l’État qui les surcharge d’impôts, et sont assez confiants pour ne jamais contrôler les agissements de nos gouvernants. Notre conscience nous commande d’éclairer nos lecteurs sur les faits scandaleux qui déshonorent en ce moment leur ville maternelle et que les autorités contemplent d’un œil indulgent.

« Au sommet de Montfleuri s’élève une maison quelque peu mystérieuse dont le commerce clandestin s’exerce depuis plus d’un mois. L’étrange tolérance avec laquelle notre chef du pouvoir permet tacitement ces débordements inimaginables, nous laisse perplexe. Doit-on suspecter son désintéressement et supposer qu’une taxe prélevée sur cette industrie honteuse alimente ses fonds secrets ? Dans ce cas, nous réclamons — nous inspirant de la sagesse de Vespasien — qu’au moins ces vilenies profitent à nos concitoyens, et que les sommes ainsi recueillies servent à dégrever nos contributions.

« Quant à la maison que nous rougirions de désigner plus clairement, son secret dépasse tout ce que l’on pourrait inventer. Il ne s’agit ni d’un établissement de jeu à l’usage des Grecs, ni d’un lieu de plaisirs faciles ; et il faudrait avoir la mentalité d’un marquis de Sade pour deviner une telle énigme de dépravation. Nous n’ajoutons rien de plus, par respect pour le public. »

Marius Laurenzi, hébété de surprise, terminait la lecture de ce pamphlet.

— Ben ! en voilà, une histoire ! s’exclama Véran, estomaqué.

Le docteur Antony ajouta sur le même ton :

— Si je m’attendais à ce canard-là !

Agacé de leur étonnement, M. le magister s’écria avec impatience :

— Ah ça ! vous ne lisez donc pas le Petit Régional ?

— Jamais, monsieur le magister ! riposta noblement le chef de gare. Le Petit Régional est un organe réactionnaire, aucun de vos amis n’ouvre cette feuille qui ne cesse de vous faire de l’opposition.

Onésime Champion reprit, s’adressant au commissaire ;

— Enfin, Laurenzi, comment se peut-il que vous ayez laissé des étrangers d’aussi mauvaises mœurs s’installer ici ?

— Monsieur le magister, dit Marius, je me permettrai de vous rappeler que Montfleuri est le pays de la liberté. Pas plus que les habitants, les métèques n’y sont astreints aux formalités gênantes qu’exigent certaines nations — telle la France, par exemple. Sur cette terre montfleurienne, tout le monde a droit de séjour ; et le Code Onésime (institué par vous-même, monsieur le magister) ne m’y autorisant pas, je me fusse comporté arbitrairement en me mêlant des affaires de ce M. Pascal, à qui le Petit Régional fait allusion…

— Mais, sapristi, qu’est-ce donc que cette Maison Pascal ? cria le magister ; — ne se doutant guère que nombre de gens, à commencer par son propre fils, s’étaient posé la même question.

— Je n’en sais rien, répliqua le commissaire. Seulement, si ces individus (ainsi que le prétend le Petit Régional) vivent d’un commerce louche sans payer patente, ils ne perdront pas pour avoir attendu… Je vais procéder à une descente de police ; et, si je déniche chez eux quoi que ce soit d’équivoque, je ferme immédiatement leur boîte…

— Eh là !… n’allons pas si vite, interrompit le magister. A-t-on jamais vu un homme au pouvoir résoudre un point de discussion en cinq minutes ? Avant de prendre une décision à ce sujet, il faudra bien que je réfléchisse pendant une semaine. D’abord, quel est l’ennemi politique qui s’est servi du Petit Régional pour me porter ce coup ?

M. le magister était à cent lieues de soupçonner l’aventure qui lui valait ces tracas : l’avant-veille, la gérante du Petit Régional célibataire ardente et quinquagénaire — avait été expulsée de la villa Pascal parce qu’elle y causait de l’esclandre à la suite de libations copieuses. Le lendemain, dégrisée, furieuse, ulcérée de l’affront reçu, la vieille journaliste s’était vengée à la façon de ses confrères — utilisant sa plume comme flèche du Parthe.

Soudain, coupant la rêverie morose du magister, le docteur Antony demanda :

— Eh bien ! et ton second embêtement, tu ne nous en parles pas ?

— Ah ! mon ami…

Onésime, subitement désespéré, s’effondrait dans un fauteuil. Il gémit d’un air sombre :

— Camille est parti !

— Avec qui ? dit le docteur.

— Tu supposerais…

— Parbleu, un garçon de vingt-deux ans ne voyage jamais sans sa bonne… Il a dû enlever quelque servante aux beaux yeux. Et vers quelle Cythère s’est-il envolé, ce garnement ?

— Je n’ai pas de certitude… Je pense qu’il s’en est allé à Paris : le but de ses ambitions. Ce matin, j’ai trouvé un mot laissé à mon intention, sur la table de sa chambre. « Ne t’inquiète pas, mon cher père. Je quitte Montfleuri momentanément, mais je reviendrai. — Camille. » C’est tout. Nul indice. Il a osé fuir aussi délibérément… Et le jour de ma fête : c’est le comble !… Ah ! les enfants ! quelle race ingrate. Pourquoi devenons-nous pères ?

— Apparemment parce qu’à l’instant où nous engendrons un marmot, nous ne songeons pas à ses instincts — mais au nôtre, repartit le docteur, imperturbable.

— J’entends rattraper mon fils. C’est à cet effet que je vous ai convoqués, Véran, et vous, Laurenzi… Monsieur le commissaire, je compte sur vous pour mener une enquête discrète… Découvrez la bonne piste et j’oublierai la négligence commise par rapport à la Maison Pascal…

— Je donnerai des instructions formelles à mes meilleurs inspecteurs…

— Monsieur Véran, continua le magister, je vous prie d’interroger vos employés. Ils connaissent tous M. Camille. Si l’un d’eux se souvenait de lui avoir délivré un billet de chemin de fer hier matin ou la nuit dernière, ce serait une précieuse indication qui nous fournirait le nom de la station terminus… Quant à toi, Antony, tu vois beaucoup de monde… Tu peux apprendre quelque chose… au hasard d’une conversation chez un de tes malades… On ne sait jamais !

— C’est entendu. Si je le retrouve sur la table de dissection, à l’hôpital, je viendrai te prévenir, répondit le docteur qui avait la plaisanterie macabre.

— Oh ! ne prononce pas ces mots-là, Antony ! protesta le magister. Je ne suis guère rassuré… Te rappelles-tu combien Camille avait l’air triste, à la dernière soirée de Laurenzi ?

— Allons, bon ! les idées noires commencent leur ronde… Voilà de vilaines danseuses.

Antony, mécontent, s’efforçait de ragaillardir son ami, de lui persuader, par une foule d’arguments, qu’il ne s’agissait que d’une escapade sans conséquence, d’une folie de jeune homme.

Dominant son anxiété, le magister recouvra une partie de son sang-froid.

Il voulut donner une preuve de son dévouement à la cause nationale, au bien du pays et, changeant brusquement de sujet, il décida, avec assez de majesté :

— Monsieur Laurenzi, je vous charge d’obtenir des renseignements précis sur la Maison Pascal et ses occupants. À la prochaine session du Conseil municipal, je communiquerai à l’assemblée les résultats de votre mission… Messieurs… je ne veux pas vous retenir plus longtemps… Vous pouvez vous retirer. Au revoir, Antony.

Dehors, les trois hommes consultèrent leurs montres, avec un geste navré.

— Trois heures ! cria Véran d’une voix plaintive. Rose va me faire une scène !…

— Jacqueline aura sûrement sa crise de nerfs, déplora le commissaire.

Le docteur les observait, la mine gouailleuse.

— Vous avez de la veine, vous, d’être resté garçon ! s’exclama le chef de gare. Dans votre intérieur, il n’y a ni femme, ni fille, pour vous ménager une réception acrimonieuse.

— Bah ! murmura Antony. Soyez tranquilles : ces dames vous accueilleront très bien.

— Vous croyez ça, vous ?

— Parbleu !

Et le docteur conclut, avec un sourire malicieux :

— Ne serez-vous pas les premiers à leur raconter la fugue du petit ?