La Maison aux sept pignons/IV

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 65-81).


IV

Une journée derrière le comptoir.


Vers midi Hepzibah vit passer, de l’autre côté de la rue blanche et poudreuse, un gentleman quelque peu mûr, dont la démarche était lente et l’attitude pleine de majesté. Arrivé sous l’ombre de l’Orme-Pyncheon, le gentleman fit halte, et retirant son chapeau pour étancher la sueur de son front, parut examiner avec un intérêt tout spécial la vieille Maison des Sept Pignons. Il méritait lui-même, à tous égards, qu’on l’examinât avec soin. Nulle part il n’eût fallu chercher un modèle plus accompli de ce que nous appelons respectability. Sans se distinguer en rien par leur étoffe ou leur coupe de ceux que porte le commun des hommes, ses vêtements avaient une ampleur, une richesse, une gravité qui s’adaptaient merveilleusement à ce type d’homme convenable et sérieux. Nous en dirons autant de sa canne à tête d’or, en bois sombre et poli, laquelle, daignant se promener toute seule, aurait été universellement reconnue pour appartenir à ce maître considérable. Ainsi pour chaque détail de son extérieur : on trouvait dans tous un personnage marquant, influent, autorisé ; il suffisait de le voir pour être certain de son opulence, aussi certain que s’il vous eût montré l’extrait de son compte courant à la Banque ; on n’y aurait pas cru davantage si, portant ses mains sur les rameaux de l’Orme-Pyncheon, il les eût, ainsi que le Midas de la Fable, transmués en or du meilleur titre.

Jeune, il avait dû passer pour un bel homme ; maintenant son front était trop large, ses tempes étaient trop dénudées, ce qui lui restait de cheveux était trop gris, le lustre de son œil était trop éteint, ses lèvres se pressaient trop l’une contre l’autre pour qu’il conservât aucunes prétentions de ce côté. Comme modèle cependant, il lui restait de quoi tenter un artiste, son visage se prêtant aux interprétations les plus différentes.

On s’en aperçut bien au moment où il regarda l’Orme-Pyncheon. Son œil s’était arrêté d’abord sur l’étalage dont le premier aspect sembla le choquer, et néanmoins, la minute d’après, il se prit à sourire. Tandis que ses lèvres souriaient encore, il entrevit Hepzibah qui s’était involontairement penchée à la fenêtre, et leur expression changea immédiatement ; d’aigre et malveillant qu’il était, le sourire devint radieux, courtois, sympathique. Avec un heureux mélange de dignité polie et de condescendance affectueuse, le gentleman salua, puis se remit en chemin.

Le voilai se dit Hepzibah ravalant une amertume secrète… Que doit-il penser de tout ceci ?… Approuve-t-il ce que j’ai fait ?… Ah ! le voilà qui regarde encore ! »

Le gentleman s’était arrêté dans la rue, et, se retournant à demi, continuait à couver des yeux la fenêtre du magasin. En définitive, il fit complétement volte-face et avança d’un pas ou deux comme pour entrer chez Hepzibah ; mais le hasard voulut qu’il fût distancé par la première pratique de la noble marchande, le petit cannibale aux « bons-hommes ; » qui cette fois cédant à un irrésistible attrait, venait marchander un éléphant en pain d’épices. Pendant qu’il en débattait le prix, le gentleman âgé s’était remis en route et avait tourné le coin de la rue.

Prenez-le comme vous voudrez, cousin Jaffrey ! murmura la vieille demoiselle retirant la tête après avoir regardé avec précaution des deux côtés de la rue. Prenez-le comme vous voudrez !… Vous avez vu ma petite boutique ! Eh bien, après, qu’avez-vous à dire ? Tant que je vivrai, n’ai-je pas mon droit sur Pyncheon-House ? »

Là-dessus, Hepzibah battit en retraite dans l’arrière-salon, où elle s’occupa tout d’abord d’un bas à moitié fini ; mais elle y travaillait avec une impatience nerveuse et de brusques soubresauts, tirant et cassant les fils à droite et à gauche. Aussi finit-elle, impatientée, par jeter de côté son tricot pour arpenter la chambre à grands pas. Bientôt elle s’arrêta devant le portrait du vieux Puritain austère, le premier de ses ancêtres, le fondateur de leur race. En un sens, ce portrait noirci, encrassé, semblait s’être en partie absorbé dans la toile ; d’un autre côté, jamais, depuis son enfance, Hepzibah ne lui avait vu plus de relief et une expression plus frappante. Le contour précis, — la substance physique, pour ainsi dire, — se dérobant aux yeux du spectateur, la physionomie même de l’homme, cette physionomie assurée, dure et empreinte en même temps de quelque fausseté, semblait n’en ressortir que davantage. C’est là un effet qu’on a pu remarquer dans quelques tableaux d’ancienne date. Ils ont une expression qu’aucun artiste tant soit peu complaisant, — et ils le sont tous, — n’oserait présenter à un de ses patrons comme reflétant fidèlement la pensée, l’âme de celui-ci ; mais nous n’en reconnaissons pas moins pour authentique la laideur morale dont ils trahissent le mystère jadis voilé. Ceci tient à la conception profonde du peintre, qui a deviné l’âme à travers les traits de son modèle ; cette conception, subtile essence, a pénétré son travail, et se retrouve après que le temps en a détruit en partie le coloris superficiel.

Tout en regardant ce portrait Hepzibah se sentait trembler. Son respect héréditaire ne lui permettait pas d’apprécier le caractère de l’original aussi sévèrement qu’elle s’y sentait appelée par l’instinct d’une vérité inexorable. Elle regardait, cependant, parce que le visage peint, — du moins l’imaginait-elle ainsi, — la mettait à même de mieux comprendre, de deviner mieux l’énigmatique visage qu’elle venait de voir passer dans la rue.

« Voilà bien l’homme ! se disait-elle tout bas. Jaffrey Pyncheon peut sourire tant qu’il lui plaira, mais derrière son sourire il y a ce regard. Mettez-lui ce chapeau à forme ronde, ce rabat plissé, ce manteau noir, cette Bible dans une main, cette épée dans l’autre, et, nonobstant tous les sourires qu’il lui conviendra d’arborer, personne ne doutera que Jaffrey est le vieux Pyncheon lui-même, revenu dans ce bas monde… Il s’est déjà montré capable de fonder une race nouvelle ; — peut-être est-il également capable d’attirer sur cette race une nouvelle malédiction ! »

C’est ainsi qu’Hepzibah se laissait ensorceler par ces fantastiques images de l’ancien temps. Dans la vieille maison qu’elle habitait seule, sa cervelle moisissait comme les charpentes vermoulues. Sans la promenade méridienne qu’elle faisait chaque jour dans la rue, elle aurait peut-être vu sa raison s’altérer et se perdre.

Par la puissance magique du contraste, un autre portrait se dressait devant-elle, plus flatté qu’aucun artiste n’aurait osé le faire, mais si délicatement touché, cependant, que la ressemblance demeurait parfaite. La miniature dont nous avons déjà parlé, — miniature signée « Malbone, » — bien que le même original eût posé devant ce peintre, — était bien inférieure à la chimérique effigie qu’Hepzibah retrouvait dans son imagination, assaillie par mille souvenirs affectueux et tristes. C’était une douce et sereine figure, aux lèvres vermeilles et pleines, saisies au moment d’un sourire prêt à venir et qu’annonçait, en le précédant, le rayonnement de deux prunelles tout à coup imbues d’une lumière joyeuse ; traits féminins adaptés à un visage d’homme ! De plus, la miniature avait cette particularité de faire constater la ressemblance de l’original avec celle qui lui avait donné le jour, et de rappeler que cette mère charmante, aimée de tous, avait peut-être dû sa principale puissance d’attraction à je ne sais quelle faiblesse native qui semblait lui prêter une beauté de plus.

« Oui, pensait douloureusement Hepzibah, dont les yeux s’humectaient peu à peu, c’est sa mère qu’ils ont persécutée en lui !… Jamais ils n’ont pu en faire un Pyncheon ! »

Ici, la clochette du magasin retentit, et du fond de ses réminiscences sépulcrales, ce fut tout au plus si Hepzibah prit garde à ce bruit qui lui semblait venir de régions lointaines. Dans la boutique elle trouva un vieillard, l’un des plus humbles habitants de Pyncheon-street, et qui, depuis longues années, grâce à la tolérance de la vieille fille, s’était impatronisé de la maison. C’était un individu, pour ainsi dire, immémorial, dont la tête semblait toujours avoir été blanche, dont les rides dataient des temps les plus reculés, et dont l’unique dent, sur le devant de la mâchoire supérieure, n’avait jamais eu de compagne connue. Tout âgée que fût Hepzibah, elle ne pouvait se rappeler un temps où elle eût vu l’Oncle Venner (ainsi l’avait baptisé le voisinage) descendre ou remonter la rue autrement que les épaules voûtées, la tête en avant et le pied traînant sur les pavés. Il devait cependant à un reste de vigueur, non-seulement de vivre encore, mais d’occuper, dans cet univers qu’on pourrait croire encombré, une place qui sans lui aurait été vide. Porter des messages, avec cette allure lente et pénible qui donnait à douter de son arrivée n’importe où, scier çà et là une brassée de bois, mettre en pièces un vieux tonneau, fendre une planche de sapin pour en faire des brochettes, bêcher en été quelques mètres de jardin annexés à un rez-de-chaussée économique et prendre pour salaire la moitié des produits de ce travail, enlever à la pelle, pendant l’hiver, la neige des trottoirs, ou bien encore ouvrir des sentiers vers le hangar et le long des cordes où pendait le linge ; tels étaient quelques-uns des importants emplois qu’une vingtaine de familles, pour le moins, confiaient à l’assiduité vigilante de l’Oncle Venner. Il avait ainsi, tout comme le curé, une sorte de paroisse, et s’il ne prélevait pas « la dîme ecclésiastique du pourceau, » du moins recueillait-il, dans le cours de ses tournées matinales, assez de rebuts de table, assez de restes et de débris pour nourrir le porc qu’il élevait chaque année.

L’opinion commune avait jadis, — quand il était encore jeune, — classé l’Oncle Venner parmi les idiots. Lui-même avait accepté l’arrêt, se refusant discrètement à courir les mêmes carrières où il voyait s’engager les autres hommes et n’acceptant que les missions ordinairement réservées à ceux dont l’intelligence est en déficit. Mais actuellement, aux limites extrêmes de la vieillesse, soit que sa longue expérience l’eût éclairé, soit que la défaillance de son jugement lui eût fait perdre la faculté de se bien apprécier lui-même, — cet homme vénérable affichait quelques prétentions à une sagesse peu ordinaire, et avait fini par les faire admettre dans une certaine mesure : de plus il y avait en lui, par moments, une sorte de verve poétique, fleur tardive venue sur les ruines de sa pensée, et qui relevait la vulgarité, le terre-à-terre de cette obscure existence. Hepzibah lui accordait quelque estime à cause de l’ancienneté de son nom, qui jadis avait été porté avec honneur par maint et maint bourgeois de la cité. Un motif plus direct pour expliquer les égards familiers qu’elle lui témoignait, c’est que l’Oncle Venner était dans Pyncheon-street ce qu’il y avait de plus vieux, sauf toutefois la Maison aux Sept Pignons, et peut-être aussi l’antique ormeau dont le feuillage en couronnait le faîte.

Ce patriarche se présentait devant Hepzibah, vêtu d’un vieil habit bleu d’apparence presque fashionable et qui devait lui avoir été donné par quelque commis élégant, disposé à réformer sa garde-robe. Ses pantalons, en revanche, taillés dans un morceau de toile à voile, très-courts de jambes et singulièrement bouffants sur le bas des reins, étaient en harmonie plus directe avec le personnage et convenaient mieux soit à son âge, soit à sa tournure. Son chapeau n’avait de rapport ni avec l’un ni avec l’autre de ces deux vêtements ; il n’en avait pas non plus avec le chef qu’il était destiné à protéger. L’Oncle Venner se trouvait ainsi un vieux gentleman d’ordre composite, en partie lui-même, mais autre que lui à beaucoup d’égards ; vivant synchronisme d’époques diverses, véritable epitome de modes et de temps hétérogènes.

« Ainsi donc, dit-il, vous voilà dans le commerce… J’en suis charmé, croyez-le bien !… La paresse ne convient ici-bas ni aux jeunes ni aux vieux, à moins que ces derniers ne soient paralysés par la goutte… Cette diable de maladie m’a déjà fait signe à plusieurs reprises et, d’ici à deux ou trois ans, il faudra, je pense, mettre les affaires de côté pour me retirer dans ma ferme… Vous savez, cette grande maison de briques là-bas… Ils l’appellent la Maison-de-Travail… Je veux d’abord terminer ma besogne avant d’aller y mener une vie de loisirs… Oui, miss Hepzibah, je suis charmé de vous voir à l’œuvre.

— Grand merci, Oncle Venner, dit en souriant la vieille demoiselle toujours animée de sentiments bienveillants pour ce brave homme naïf et causeur. Elle n’eût pas témoigné autant d’indulgence à une femme du même âge, ni pris en si bonne part la liberté dont il usait en lui parlant ainsi… « N’est-ce pas, qu’il était bien temps de me mettre à l’œuvre ?… C’est-à-dire, soyons plus francs, je commence à l’âge où il m’eût fallu clore ma carrière. »

— Ne parlez pas ainsi, miss Hepzibah, répondit le vieillard, vous êtes encore une jeune femme. Au temps où je vous voyais jouer encore sur la porte de la vieille maison, je ne me croyais guère plus jeune que je ne le suis maintenant… Jouer, ai-je dit ? mais le plus souvent vous restiez assise sur le seuil, regardant la rue d’un air sérieux, car vous avez toujours été sérieuse, et, pas plus haute que mon genou, on aurait pu vous prendre pour une fille toute venue… Il me semble vous voir encore arriver avec votre grand-père en manteau rouge, perruque poudrée, chapeau à trois cornes, la canne à la main, sortant de l’hôtel et arpentant solennellement la rue… Ils avaient grand air, ces vieux gentlemen d’avant la Révolution… Dans ma jeunesse le principal personnage de la ville portait ordinairement le titre de « Roi ; » quant à sa femme, on ne l’appelait pas « Reine, » ceci est certain, mais on l’appelait « Milady… » Présentement un homme n’oserait pas se faire appeler « Roi, » et s’il se sent un peu au-dessus du commun, il s’abaisse pour rétablir le niveau… Il n’y a pas dix minutes que j’ai rencontré votre cousin le Juge, et, en dépit de mes culottes de toile, comme vous voyez, le Juge m’a tiré son chapeau… Je crois du moins que c’était à moi… Dans tous les cas, le Juge s’est incliné en me souriant !

— Oui, dit Hepzibah, d’un ton où quelque amertume se glissait à son insu, mon cousin Jaffrey passe pour sourire le plus agréablement du monde.

— Et c’est à bon droit, reprit l’Oncle Venner ; chez un Pyncheon la chose est assez remarquable, car, sauf votre respect, miss Hepzibah, ils n’ont jamais été renommés pour leur facilité d’humeur ou leur bienveillance… On ne gagnait rien à les hanter de trop près… À présent, miss Hepzibah, si la question n’est pas trop hardie pour un vieux bonhomme tel que moi, ment se fait-il que le juge Pyncheon, amplement pourvu comme il l’est, ne vienne pas trouver sa cousine pour la prier de fermer boutique immédiatement ?… Il vous sied fort bien de vouloir faire quelque chose, mais il ne sied pas au Juge de permettre qu’il en soit ainsi.

— Si vous voulez bien, Oncle Venner, nous laisserons là ce sujet, dit Hepzibah d’un ton assez froid… Je dois reconnaître, cependant, que si je prétends gagner mon pain, ce n’est pas la faute du juge Pyncheon… Et il ne faudrait pas non plus le blâmer, ajouta-t-elle avec plus de bonté, se rappelant les priviléges que l’âge et l’humble familiarité de l’Oncle Venner lui permettaient de revendiquer, si je jugeais à propos, dans un temps donné, de me retirer avec vous dans votre ferme.

— L’endroit n’est pas si mauvais, s’écria gaiement le vieillard, comme si cette perspective lui était particulièrement agréable ; la grande ferme de briques peut avoir son charme, surtout pour ceux-là qui, comme moi, y trouvent un tas d’anciens camarades. Maintes fois, les soirs d’hiver, il me tarde d’être parmi eux ; car il est assez triste, pour un pauvre vieux solitaire tel que je suis, de branler, de la tête heure après heure sans autre compagnie que le tuyau de son calorifère… Soit en été, soit en hiver, ma ferme se recommande par bien des mérites… Et l’automne, donc ? quoi de plus agréable que de passer une journée le dos contre un mur de grenier ou un chantier de bois, du côté où donne le soleil, à bavarder avec quelque vieille tête du même âge, ou peut-être à tuer le temps avec un honnête idiot dont les Yankees laborieux n’ont pas su tirer parti et qui a dû à leurs dédains les moyens d’apprendre à fond la paresse ?… Croyez-moi, miss Hepzibah, je compte passer dans cette ferme — que tant d’imbéciles appellent la Maison-de-Travail — un meilleur temps que je n’en ai connu de ma vie… Mais vous, jeune femme encore, vous n’en êtes pas réduite à venir m’y trouver… Il vous arrivera certainement beaucoup mieux. »

Dans la physionomie et l’accent de son vénérable ami, Hepzibah s’imagina qu’il y avait quelque chose de particulier ; elle se l’imagina d’autant mieux qu’elle contemplait son visage avec une ardeur passionnée, cherchant à y deviner le sens caché des paroles qu’il venait de prononcer. La plupart des individus aux prises avec une situation critique, sont ainsi dupes des mirages de l’espérance, et se complaisent en rêves d’autant plus splendides que la réalité leur manque complètement pour asseoir des hypothèses favorables quelque peu sensées. Tout en menant à terme le plan de sa petite industrie, Hepzibah, — sans vouloir s’arrêter positivement à cette idée, — n’en avait pas moins caressé le songe de quelque revirement de fortune qui viendrait tout à coup la tirer d’affaire. Un oncle, par exemple, — qui s’était embarqué cinquante ans auparavant pour aller dans l’Inde, et dont jamais on n’avait entendu parler depuis lors, — pouvait bien revenir l’adopter pour unique consolation de son extrême vieillesse, la couvrir de perles, de diamants, de cachemires, et lui léguer en définitive des richesses incalculables. Ou bien encore ce membre du Parlement, placé maintenant à la tête de la branche de famille restée en Angleterre — branche cadette avec laquelle la branche aînée de ce côté de l’Océan n’avait guère entretenu de rapports depuis deux cents ans et plus, — ce gentleman éminent pouvait convier sa vieille parente à quitter la Maison délabrée des Sept Pignons et à venir habiter Pyncheon-Hall, au milieu des membres de sa famille. Les motifs les plus impérieux, cependant, empêcheraient Hepzibah d’accéder à cette requête. Il était donc plus probable que les descendants d’un Pyncheon — émigré jadis en Virginie et devenu possesseur d’une plantation magnifique, — apprenant le mauvais état des affaires d’Hepzibah et mus par cette générosité de caractère que le mélange du sang virginien n’avait pu manquer d’ajouter aux qualités originelles de leur race, — lui feraient passer une lettre de change de mille dollars, avec promesse sous-entendue de renouveler au moins une fois par an bette libéralité si opportune. Enfin, — et ceci était de toute raison comme de toute justice, — le grand procès relatif au comté de Waldo pouvait consacrer définitivement le droit héréditaire des Pyncheon. Quittant sa pauvre boutique, Hepzibah ferait alors bâtir un palais, et du haut de la tour la plus élevée jetant les yeux sur les monts et les vallées, sur les forêts, les champs et les cités, contemplerait avec orgueil la portion d’héritage à elle dévolue, de par ses glorieux ancêtres.

Telles étaient quelques-unes des fantaisies dont elle repaissait depuis longtemps son imagination, et c’est avec leur secours que les paroles fortuites de l’Oncle Venner, destinées simplement à l’encourager, venaient tout à coup d’illuminer au gaz, pour ainsi dire, les cellules pauvres et nues de ce cerveau malade. Mais, soit qu’il n’eût aucune idée de ces châteaux en Espagne, — et comment les aurait-il connus ? — soit que le froncement de sourcils de la vieille fille l’eût troublé dans ses souvenirs, ainsi que cela eût pu arriver pour un homme beaucoup plus intrépide, il perdit le fil de son discours ; revenant alors à un sujet moins intéressant, il se mit à conseiller Hepzibah sur les moyens de faire prospérer son commerce.

« Crédit est mort ! » — Nous citons ici quelques-unes de ses précieuses maximes. — « N’acceptez jamais de billets ! Ayez l’œil sur la monnaie qu’on vous rend. Faites sonner l’argent sur le poids de quatre livres ! Restituez les demi-pence à l’effigie anglaise et toutes ces mauvaises médailles de cuivre comme il en circule tant par la ville !… À vos moments perdus, tricotez pour les enfants des tours de cou et des mitaines !… Brassez vous-même votre levûre… Fabriquez vous-même votre bière au gingembre ! »

Puis, tandis qu’Hepzibah digérait de son mieux ces petites boulettes de sagesse, tant soit peu dures, qu’il venait de lui administrer, il couronna ses conseils par le plus important de tous, ou celui du moins qu’il envisageait comme tel :

« Faites bon visage à vos pratiques, disait-il, et quand vous leur tendez la marchandise qui leur revient, tâchez de sourire agréablement !… Un article quelque peu avarié, si vous le retrempez dans la bonne chaleur d’un sourire, passera plus aisément qu’un article irréprochable accompagné d’une grimace effrayante. »

La pauvre Hepzibah répondit à ce dernier apophtegme par un soupir, venu de si loin et poussé d’une telle force qu’il faillit emporter l’Oncle Venner dans la rue comme une feuille sèche balayée par la brise d’automne. Un peu remis, cependant, il s’inclina vers elle et lui fit signe de se rapprocher de lui. Sur son visage flétri, en ce moment, une émotion sincère était peinte.

« Quand est-ce que vous l’attendez ? murmura-t-il.

— De qui parlez-vous ? demanda Hepzibah devenue pâle.

— Ah ! vous ne vous souciez pas d’en causer ? dit l’Oncle Venner. C’est bien… c’est bien, laissons cela, quoiqu’on en jase de tous côtés par la ville… Je me le rappelle, miss Hepzibah, ne pouvant pas encore se tenir sur ses jambes ! »

Pendant le reste de cette journée, la vieille fille, marchant comme dans un rêve, ne fonctionna plus que machinalement et sans porter la moindre attention à ses transactions commerciales. Le malheur ayant fait affluer la clientèle dans le petit magasin, il se commit, ce jour-là, des bévues fréquentes et considérables : les paquets de chandelles furent tantôt de sept et tantôt de douze au lieu de dix ; le gingembre fut vendu pour tabac d’Écosse — les épingles en place d’aiguilles, et vice versa, — la monnaie rendue à tort et à travers, quelquefois au préjudice du public, plus souvent au préjudice de la marchande, — et en somme, la journée finie, après tout ce pénible trafic, le tiroir, au grand étonnement d’Hepzibah, se trouva presque vide. Tant d’efforts avaient abouti à quelques pièces de cuivre parmi lesquelles un nine pence d’argent ou soi-disant tel, de mine fort suspecte, et qu’une épreuve décisive devait faire reconnaître, lui aussi, pour une monnaie de cuivre.

Mais à ce prix, et à tout prix, Hepzibah était charmée de voir clore cette néfaste journée. Jamais elle n’avait trouvé le temps si long, le travail si pesant ; jamais elle n’avait mieux apprécié cette sombre résignation, qui, dans son inertie obstinée, se laisse fouler aux pieds plutôt que de s’associer aux fatigues et aux soucis de la vie. Son dernier trafic eut lieu avec le petit marmot aux « bons-hommes » et à l’éléphant, qui maintenant voulait manger un chameau. Effrayée de cet appétit omnivore, Hepzibah lui offrit pêle-mêle tout ce qui restait de sa ménagerie de pain d’épice… Après quoi elle expulsa son petit client, enveloppa la clochette dans un bas à moitié fini, et replaça la lourde barre de chêne en travers de la porte.

Elle en était là, quand un omnibus vint s’arrêter sous les branches du vieil ormeau ; à cet aspect, Hepzibah sentit tressaillir son cœur. Le seul hôte qu’elle pût attendre devait lui venir des sombres régions d’un passé lointain et, de ce passé jusqu’à l’heure présente, pas un rayon de soleil n’était tombé ni sur lui ni sur elle. — Le moment de leur réunion était-il donc arrivé ?

On pouvait le croire, car du fond de l’omnibus on voyait quelqu’un se glisser vers la portière ; un gentleman descendit, mais ce fut seulement pour offrir la main à une jeune fille alerte et mince qui, se passant fort bien de toute assistance, descendit à son tour les marches, et de la dernière s’élança lestement sur le trottoir. Le salaire de son cavalier fut un sourire, qui se refléta sur les lèvres du jeune homme tandis qu’il remontait en voiture. La belle enfant, alors, se dirigea vers la Maison aux Sept Pignons, où le conducteur de l’omnibus venait de déposer une légère malle et un carton, — sur le seuil du grand portail, cela va sans le dire, et nullement à l’entrée du magasin. Quand il eut fait violemment retentir l’antique marteau de fer, il repartit, laissant la voyageuse et son bagage se tirer d’affaire comme ils pourraient.

« Qui ce peut-il être ? pensait Hepzibah dont les organes visuels se fatiguaient en efforts inutiles… L’enfant a dû se tromper de maison ! »

Elle se glissa dans le vestibule, et demeurant elle-même invisible, vint examiner, par les lucarnes poudreuses du portail, la jeune et joyeuse figure qui réclamait accès dans la demeure séculaire. C’était une de celles à qui bien peu de portes restent fermées. La vieille demoiselle elle-même, malgré l’austérité inhospitalière de ses premiers projets, comprit qu’une capitulation devenait indispensable, et dans la serrure rebelle la clef rouillée tourna lentement.

« Serait-ce Phœbé ? se demandait-elle intérieurement. Il faut bien que ce soit cette petite, car ce ne peut être qu’elle, — et d’ailleurs l’ensemble de ses traits me rappelle son père… Mais que vient-elle chercher ici ? Et comment une cousine de campagne tombe-t-elle ainsi sur de pauvres épaules, sans prévenir au moins un jour d’avance, sans s’informer si elle arrive à propos ?… À la bonne heure !… Il faudra bien, je suppose, la loger pour cette nuit ; — mais l’enfant, dès demain, retournera chez sa mère. »

Expliquons que Phœbé appartenait à ce petit rameau de la tige Pyncheon, établi, nous l’avons déjà dit, sur un district rural de la Nouvelle-Angleterre, où les affections de parenté maintiennent encore leur empire, conservées en partie avec d’autres vieilles modes. Dans la sphère où elle vivait, il était parfaitement admis que des parents se visitassent l’un l’autre sans invitation préalable, sans préliminaires d’étiquette. Cependant, par égard pour la retraite où vivait miss Hepzibah, on lui avait annoncé par lettre la visite projetée de Phœbé. Depuis trois ou quatre jours cette épître habitait la poche du facteur, qui n’ayant pas d’autre affaire dans Pyncheon-street, attendait une occasion favorable pour « servir » la Maison aux Sept Pignons.

« Non ! — Elle ne peut rester ici qu’une nuit, répétait Hepzibah, tirant les verrous… Si Clifford venait à la trouver ici, peut-être sa présence chez nous gênerait-elle ? »