La Maison aux sept pignons/V

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 82-99).


V

Le mois de Mai, le mois de Novembre.


Phœbé Pyncheon passa la nuit de son arrivée dans une chambre donnant sur le jardin de l’antique demeure. Cette chambre était exposée à l’orient et, de très-bonne heure, les roses lueurs du ciel vinrent prêter leurs nuances charmantes au plafond noirci, aux papiers flétris et maussades. Le lit de Phœbé avait des rideaux ; rideaux en étoffe épaisse et jadis magnifique, tombant autour d’elle en lourds festons, vrais nuages de lampas, qui dans un coin maintenaient la nuit sur le front de la jeune fille, tandis que le reste de la pièce s’illuminait des feux de l’aurore. Vint un moment, néanmoins, où par un interstice de ces rideaux fanés, un rayon de soleil s’insinua au pied du lit. Trouvant là cette nouvelle arrivée, — dont les joues étaient fraîches comme le matin lui-même et dont le beau corps, frémissant sous les adieux du sommeil, lui rappelait peut-être les frissons du feuillage au souffle du zéphyr matinal, — ce rayon baisa le front de la belle enfant. C’était bien la caresse que peut donner à sa sœur endormie une vierge immortelle, — comme est l’Aurore, — d’abord par un élan d’irrésistible tendresse, mais aussi pour l’avertir que l’heure est venue de déclore ses beaux yeux.

Au contact de ces lèvres lumineuses, Phœbé s’éveilla paisiblement et sans pouvoir se rendre compte, au premier moment, ni de l’endroit où elle était, ni de ces lambrequins pesants qui pendaient tout autour d’elle. À vrai dire, ses perceptions étaient assez vagues, à l’exception d’une seule : c’est qu’il faisait jour et qu’il fallait se lever pour dire ses prières. Elle se sentait portée à la dévotion par l’aspect de cette chambre solennelle et de son imposant mobilier ; surtout de ces fauteuils aux dossiers élargis et roides, dont l’un, placé près de son chevet, semblait avoir servi à quelque personnage du temps jadis, — assis là toute la nuit et qui le matin, pour n’être pas découvert, se serait furtivement évadé.

L’enfant, une fois habillée, mit le nez à la fenêtre et dans le jardin aperçut un buisson de roses blanches, d’une espèce très-rare et très-belle, qui, adossé au mur et poussant vigoureusement, s’élevait à une hauteur exceptionnelle. Ces belles fleurs, ainsi que Phœbé s’en aperçut plus tard, étaient presque toutes piquées au cœur et envahies par la nielle ; mais le voyant à distance, on eût dit notre rosier détaché de l’Éden, ce même été, avec le sol fécond où se développaient ses racines. La vérité, cependant, c’est qu’il avait été planté par Alice Pyncheon, — l’arrière-grand’tante de Phœbé, — dans un terrain que les détritus végétaux avaient engraissé deux siècles durant. Mais bien qu’elles empruntassent leur vie aux corruptions de la terre, ces fleurs n’en envoyaient pas moins un pur et doux encens à Celui qui les avait créées, et en s’y mêlant, au moment où ce frais parfum montait le long de la fenêtre, le souffle virginal de la jeune Phœbé lui laissait toute sa pureté, toute sa fraîcheur. Précipitant ses pas sur l’escalier criard, dont aucun tapis ne protégeait les marches usées, elle glissa dans le jardin, cueillit quelques-unes des roses les plus intactes et les rapporta dans sa chambre.

La petite Phœbé possédait au plus haut degré le don des arrangements intérieurs, patrimoine exclusif de certaines personnes. C’est une espèce de magie naturelle qui permet à ces élus d’extraire, de tout ce qui les entoure, l’agrément caché, l’utilité secrète ; et plus spécialement de donner un aspect de confort à tous les lieux qu’ils habitent, si bref qu’y puisse être leur séjour. La hutte la plus sauvage, hantée par les voyageurs qui traversent une forêt vierge, prendrait un aspect hospitalier pour avoir abrité pendant une seule nuit quelqu’une de ces femmes douées ; et il se conserverait longtemps après la disparition de cet être si calme sous l’ombre épaisse des futaies voisines. Il fallait une bonne dose de cette sorcellerie domestique pour transformer, en quelque chose d’habitable, cette chambre de Phœbé où personne n’avait logé depuis si longtemps, — sauf les araignées, les rats et les fantômes. Comment elle s’y prit, nous ne le saurions dire. Aucun dessein préconçu ne se manifestait chez elle ; mais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, promenant ses maips agiles, ici elle mettait un meuble en pleine lumière, là-bas elle en repoussait un autre dans l’ombre, relevait ce rideau, laissait tomber le voisin, et avait fini, au bout d’une demi-heure, par communiquer une espèce de sourire hospitalier à ce vieux taudis de mine si sombre, si rechignée, et qui rappelait à tant d’égards le cœur inhabité, refroidi, de la maîtresse du lieu.

Puis il y eut là comme un exorcisme. L’antique chambre à coucher avait dû servir de théâtre à bien des épisodes divers de la vie humaine. De jeunes époux y avaient sans doute échangé leurs soupirs d’amour ; nés à l’immortalité, maints petits êtres vagissants y avaient aspiré leur premier souffle ; maints vieillards y avaient rendu leur âme à Dieu. Mais, — soit l’influence des roses blanches ou de par tout autre charme subtil, — la chambre à coucher, — tout à coup purifiée, tant du mal ancien que des douleurs anciennes, par l’haleine parfumée et les pensers sereins de la jeune fille, — revêtit en quelque sorte une virginité nouvelle. Ses rêves radieux, pendant la nuit qui venait de s’écouler, avaient dissipé les ombres passées, et à leur place maintenant peuplaient, fantômes riants, la pièce où elle était installée.

L’ordre établi comme elle le voulait, Phœbé sortit encore de la chambre pour descendre au jardin, où l’attirait le souvenir de quelques fleurs perdues çà et là dans le désordre luxuriant d’une végétation livrée au hasard. Mais, sur le palier, elle rencontra Hepzibah qui la fit entrer dans ce qu’elle eût appelé son « boudoir, » si ce mot français eût fait partie d’un vocabulaire exclusivement américain. Il y avait dans ce cabinet retiré quelques vieux volumes, un panier à ouvrage, une écritoire poudreuse ; il y avait aussi, contre l’un des panneaux, un grand meuble noir d’apparence étrange, que la noble demoiselle appelait « un clavecin. » Il ressemblait à une bière plus qu’à toute autre chose, — et en effet, n’ayant pas été ouvert depuis tant d’années, il devait renfermer pas mal de musique morte faute d’air. Alice Pyncheon était la dernière personne dont les doigts eussent fait vibrer les cordes du gothique instrument.

Hepzibah pria sa jeune parente de s’asseoir, et plongeant sur son frais visage un regard scrutateur :

« Cousine Phœbé, lui dit-elle enfin, je ne vois réellement pas moyen de vous conserver auprès de moi ! »

Ces paroles, néanmoins, n’avaient pas le caractère inhospitalier que pourrait leur attribuer un lecteur inaverti. Les deux parentes s’étaient déjà expliquées la veille au soir, et commençaient à se comprendre. Hepzibah savait à quoi s’en tenir sur les circonstances particulières, (résultant d’un second mariage contracté par la mère de la jeune fille,) qui obligeaient Phœbé à chercher un établissement au dehors. Elle ne se méprenait pas non plus sur le caractère de cette enfant qui, vaillante et généreuse comme les femmes de sa race, ne devait vouloir s’imposer gratuitement à personne. L’exilée du foyer domestique était naturellement venue vers Hepzibah, sa plus proche parente, sans prétendre revendiquer sa protection d’une manière absolue, — mais simplement pour passer avec elle une semaine ou deux, quitte à prolonger indéfiniment son séjour, si cela pouvait convenir à l’une et à l’autre.

Phœbé répondit donc avec autant de franchise, et plus d’aménité, à la remarque un peu brusque de miss Hepzibah.

« Chère cousine, lui dit-elle, je ne sais encore ce qu’il en sera ; mais il me semble que nous pourrons nous faire l’une à l’autre infiniment mieux que vous ne le supposez.

— Je vois bien que vous êtes une brave fille, reprit Hepzibah, et ce n’est pas là ce qui me fait hésiter. Mais, Phœbé, cette mienne maison est une triste résidence pour une personne de votre âge. En hiver, dans les greniers et les chambres du haut, pénètrent le vent, la pluie et même la neige. Quant au soleil, il n’entre jamais ! Et pour ce qui me concerne, vous voyez ce que je suis, — une vieille femme solitaire et triste, dont le caractère, je le crains, n’est pas des meilleurs, et dont le courage est aussi bas que possible. — Je n’ai, cousine Phœbé, ni de quoi vous rendre la vie agréable, ni même, hélas ! de quoi vous faire vivre.

— Vous trouverez en moi une petite personne assez gaie, répondit Phœbé, qui, tout en souriant, gardait une sorte de dignité douce ; et le pain que vous me donneriez, je prétends bien le gagner. Je n’ai pas reçu, moi, l’éducation d’une Pyncheon, et dans nos villages de la Nouvelle-Angleterre, une jeune fille apprend bien des métiers.

— Pauvre Phœbé ! soupira Hepzibah, vos talents ici ne vous serviraient guère, et quelle triste idée que celle de voir votre jeune âge se consumer lentement en un si misérable séjour !… Au bout d’un mois ou deux, le savez-vous ? cette teinte rose aurait quitté vos joues… Regardez mon front !… — Le contraste, en effet devait frapper. — Vous voyez comme je suis pâle !… J’ai idée que la poussière de ces vieilles maisons en ruine est malsaine pour les poumons.

— N’y a-t-il pas le jardin ?… Les fleurs n’ont-elles pas besoin qu’on les soigne ? remarqua Phœbé… L’exercice en plein air me conserverait la santé.

— Mais d’ailleurs, enfant, s’écria Hepzibah se levant tout à coup pour en finir, il ne m’appartient pas de dire à qui Pyncheon-House doit servir de résidence, soit pour un temps, soit d’une manière permanente !… Le maître de la Maison doit bientôt arriver.

— Voudriez-vous faire allusion au juge Pyncheon ? demanda Phœbé très-étonnée.

— Le juge Pyncheon ! répondit la cousine, blessée au vif… Il ne songera guère, moi vivante, à franchir le seuil de la maison où je vis… Ce n’est pas de lui qu’il est question, et je vais, Phœbé, vous montrer le visage de l’homme dont je parlais ! »

Elle alla chercher la miniature que déjà nous avons décrite, et revint la tenant à la main. En la remettant à Phœbé, la vieille fille examinait avec soin l’expression de ses traits, comme jalouse de savoir l’effet qu’allait produire cette image sur une âme candide et jeune.

« Aimez-vous cette figure ? demanda Hepzibah.

— Elle est belle, très-belle ! répondit Phœbé avec une admiration sincère… Elle a toute la douceur qui peut et doit appartenir à un visage d’homme. Sans être puérile, son expression a quelque chose d’enfantin qui commande une affectueuse sympathie… À un être pareil on voudrait épargner, fût-ce au prix de bien des peines, toute fatigue et tout chagrin… Qui donc est-ce, cousine Hepzibah ?

— Avez-vous jamais entendu parler de Clifford Pyncheon ? murmura celle-ci, penchée à son oreille.

— Jamais !… Je croyais, répondit Phœbé, que vous et votre cousin Jaffrey étiez les seuls survivants de la famille… Et cependant il me semble avoir entendu le nom de Glifford Pyncheon… Oui, certainement, mon père ou ma mère m’en ont parlé… Mais n’est-il pas mort depuis bien longtemps ?

— Possible, enfant, très-possible, dit la vieille fille avec un rire triste et profond… Mais dans des maisons comme celle-ci, les revenants, vous savez, ne sont pas rares… Nous verrons, nous verrons ce qui en est… Et maintenant, cousine Phœbé, puisque le courage ne vous manque pas après tout ce que j’ai pu vous dire, nous ne nous séparerons point de sitôt. Jusqu’à nouvel ordre, mon enfant, vous êtes la bien venue chez votre pauvre parente. »

Sur cette assurance d’hospitalité, réservée sans doute, mais qu’on ne pouvait accuser de froideur, Hepzibah baisa la joue de la nouvelle arrivée.

Elles descendirent alors dans les régions inférieures où, sans revendication positive, mais par une sorte de vertu magnétique, Phœbé se trouva tout à coup investie de tous les soins culinaires, et se mit activement à préparer le déjeuner. — La maîtresse de la maison, cependant, ainsi qu’il arrive toujours de ces personnes roides et peu malléables, se tenait le plus souvent à l’écart, ne demandant pas mieux que d’aider à la besogne, mais retenue par la conscience de son inaptitude naturelle. Phœbé, au contraire, avait tout l’éclat, toute la grâce, toute la puissance du feu vif sur lequel chantait la bouilloire. Hepzibah la contemplait — du fond de sa paresse habituelle, résultat inévitable d’une solitude prolongée, — comme d’une sphère à part, tout environnée d’abîmes. Mais elle ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt et plaisir à cette promptitude avec laquelle la nouvelle venue, se prêtant aux circonstances, pliait aussi la vieille maison et tous les ustensiles rouillés aux besoins de la situation. Et cela sans nul effort, avec des fragments de chanson qui venaient à chaque instant caresser l’oreille. Phœbé, c’était l’oiseau sur la branche, et le ruisseau de la vie traversait son cœur en gazouillant, comme l’eau pure des sources traverse le creux d’un beau petit vallon. La joie qu’elle apportait au travail était comme l’ornement de ce travail même ; on eût dit un fil d’or mêlé à la trame sombre de l’austère puritanisme.

Hepzibah était allée chercher quelques anciennes cuillères d’argent portant l’écusson de famille, et un service à thé sur lequel s’épanouissaient les grotesques imaginations du pinceau chinois. Il datait du temps où l’usage de prendre le thé s’était introduit en Europe, et ses vives couleurs, néanmoins, n’avaient rien perdu de leur éclat primitif.

« Votre trisaïeule en se mariant apporta ces tasses, disait à Phœbé la solennelle Hepzibah. C’était une Davenport ; excellente famille !… Ce furent presque les premières porcelaines introduites dans la colonie, et si on en cassait quelqu’une, ce serait pour moi un vrai crève-cœur … Mais pourquoi comparer mon cœur à des porcelaines fragiles, lorsque je me souviens de tout ce qu’il a supporté sans se briser ? »

Les tasses en question, — elles n’avaient peut-être jamais servi depuis la jeunesse d’Hepzibah, — s’étaient chargées d’une notable quantité de poussière ; Phœbé la fit disparaître avec tant de soin, tant de délicatesse, que la propriétaire même de cette porcelaine sans prix dut se montrer complétement satisfaite.

« La bonne petite ménagère ! s’écria-t-elle, souriant et fronçant en même temps le sourcil d’une façon si prodigieuse, que le sourire disparut comme un rayon de soleil sous un nuage chargé de tempêtes… Réussissez-vous en toutes choses comme à ceci ?… Travaillez-vous de la tête aussi bien que des mains ?

— J’ai bien peur que non, répondit Phœbé que semblait égayer, sous cette forme, la question de sa cousine… L’été dernier, cependant, j’ai fait la classe aux petits enfants de notre district, et je la ferais encore s’il le fallait.

— Fort bien, fort bien ! remarqua la noble demoiselle, en se redressant quelque peu ; mais ces sortes d’aptitudes, vous les tenez sans doute de votre mère…. Je n’ai jamais connu à aucun Pyncheon de pareilles dispositions. — Il est très-étrange, mais il n’en est pas moins vrai que la plupart des gens préconisent volontiers leurs défauts naturels à l’égal de leurs facultés les plus éminentes : ainsi faisait Hepzibah, pour cette inaptitude des Pyncheon à tout métier utile. Elle l’envisageait comme un trait de la physionomie héréditaire, et peut-être n’avait-elle pas tout à fait tort ; mais c’était là un de ces indices morbides comme on en voit se produire chez les races trop longtemps restées en dehors des conditions normales de la Société. »

Avant qu’elles eussent fini de déjeuner, la clochette du magasin tinta aigrement, et ce fut d’un air de désespoir qu’Hepzibah replaça sur la table sa tasse de thé inachevée. En tout métier désagréable, le second jour est pire que le premier : nous rentrons sous le joug avec les meurtrissures que nous a laissées la veille. Hepzibah, d’ailleurs, avait compris qu’elle ne se ferait jamais à l’appel impérieusement railleur de cette méchante sonnette. Et maintenant surtout, environnée de ses cuillères armoiriées, de sa porcelaine séculaire, alors qu’elle se berçait de prestiges aristocratiques, il lui était excessivement pénible de se rendre au signal du premier acheteur venu.

« Ne vous dérangez pas, chère cousine ! s’écria Phœbé, qui déjà était debout… Aujourd’hui, je tiendrai le magasin.

— Vous, mon enfant ? répondit Hepzibah. Quelle expérience peut avoir de toutes ces choses une petite fille élevée aux champs ?

— Oh ! soyez tranquille ! dit Phœbé, c’est moi qui étais chargée de toutes les emplettes de la famille… J’ai aussi tenu boutique dans des ventes de charité, où je faisais de meilleures affaires que personne… Ces choses-là ne s’apprennent pas ; elles tiennent à une sorte d’instinct qui me vient, je suppose, de ma mère… Vous allez voir si la petite marchande ne vaut pas la petite femme de ménage ! »

Derrière Phœbé se glissa la prudente demoiselle, et, par la porte du couloir donnant sur le magasin, elle voulut voir comment « cette jeunesse » se tirerait d’une besogne si ardue. L’affaire effectivement n’était pas des plus simples : une femme très-âgée, en casaque blanche, en jupon vert, ayant autour du cou un collier à grains dorés et sur la tête une espèce de bonnet de nuit, avait apporté certaine quantité de laine filée à échanger contre d’autres marchandises. Probablement la dernière femme de la cité qui fût ainsi restée fidèle aux traditions vénérées du rouet patrimonial. C’était un duo charmant qu’exécutaient de concert l’organe enroué de la vieille dame et la fraîche voix de Phœbé ; c’était un contraste plus amusant encore, que de voir ces deux figures, — l’une si souple et si florissante, — l’autre si décrépite et si flétrie, — entre lesquelles on n’apercevait que l’épaisseur d’un comptoir, mais qui étaient séparées, en réalité, par un gouffre de soixante années. Quant au marché débattu, c’était celui de la diplomatie et de la ruse serviles aux prises avec la loyale sagacité d’un caractère jeune et droit.

« Hé bien, qu’en dites-vous ? demanda Phœbé en riant, lorsque la pratique fut partie.

— À merveille, enfant, à merveille ! répondit Hepzibah… Je ne m’en serais pas si bien tirée, à beaucoup près… Ce doit être, vous l’avez dit, un instinct naturel que vous aurez sucé avec le lait de votre mère. »

L’admiration des oisifs pour les travailleurs est la plus sincère du monde ; c’est même à cause de cette sincérité que, pour la mettre d’accord avec les exigences de leur amour-propre, les premiers se voient forcés de prétendre que les qualités des seconds sont incompatibles avec un autre ordre de vertus, qu’on proclame supérieures et plus essentielles. Hepzibah, usant de cette logique tant soit peu suspecte, put constater et reconnaître, sans le moindre déboire, à quel point Phœbé l’emportait sur elle pour tout ce qui avait trait à son petit négoce. Aussi l’aristocratique mercière accepta-t-elle avec une gratitude sans mélange les avis et le concours de sa jeune compagne ; et il devait en être ainsi tant qu’elle pourrait murmurer, dans un aparté discret, avec un sourire contraint, un soupir presque naturel, et un sentiment complexe d’étonnement, de pitié, d’affection toujours croissante :

« La bonne petite que cela fait !… Si seulement on pouvait en tirer une lady !… Mais ceci ne saurait être !… Phœbé n’est pas une Pyncheon… Elle a tout pris de sa mère. »

Que Phœbé pût ou non devenir une lady, la question, selon nous, n’était pas là. Sa petite taille — pour n’être pas celle que l’imagination attribue à une comtesse, — n’en avait ni moins de grâce, ni moins d’agilité. Son piquant minois, vraie fleur de santé où quelques taches de rousseur rappelaient qu’il avait connu le soleil et les brises d’avril, sans être de ceux qu’on lorgne au bal, n’en était pas moins celui d’une très-jolie femme. Elle avait la grâce de l’oiseau ; elle jetait dans la triste maison l’éclat d’un rayon de soleil, qui, filtrant sous les rameaux du grand Orme, ferait venu se poser sur les parquets, — ou bien encore celui de ces reflets du foyer qui dansent le long des murs à l’approche de la nuit ; — bref, une atmosphère de joie et de sérénité semblait émaner d’elle et se répandre dans les lieux qu’elle habitait. La comparer à sa vieille cousine, — avec ses robes de soie fanées, ses chimériques parchemins, ses droits illusoires sur une terre cultivée par autrui, son clavecin dont elle ne savait pas jouer, le souvenir des menuets qu’elle avait pu marcher jadis, les tapisseries d’ancien modèle qu’elle avait patiemment élaborées, — c’était mettre en regard, le plus loyalement du monde, le patriciat d’autrefois et le prolétariat contemporain.

Il faut croire qu’à travers l’épaisseur des murs transpirait quelque chose de cette radieuse jeunesse. Sans cela, comment expliquer l’espèce d’attraction qu’elle exerça bientôt sur tout le voisinage ? Le magasin vit grossir démesurément sa clientèle chaque jour plus assidue. La monnaie de cuivre, objet des mépris d’Hepzibah, s’accumulait dans les tiroirs, où elle ne la comptait jamais sans avoir mis, auparavant, une paire de gants en soie tricotée. Les pièces d’argent, il en venait aussi, — qu’on triait avec soin pour les loger dans le coffre-fort.

L’Oncle Venner, qui voyait les denrées diminuer à vue d’œil et la monnaie s’accumuler en hautes piles, applaudissait des deux mains sans que les remarques de miss Hepzibah, involontairement empreintes de quelque dédain, pussent modérer son enthousiasme. À cette observation que « jamais une Pyncheon n’avait fait pareille figure » : — « Vous avez, ma foi, raison, répondit ce vénérable personnage… Tout au moins, n’ai-je jamais rien vu de pareil ; ni parmi eux, ni véritablement parmi les autres… Mon métier m’a mené dans bien des endroits et m’a fait connaître bien du monde ; nulle part, cependant, — vous pouvez m’en croire, miss Hepzibah, — je n’ai rencontré personne dont les façons d’agir ressemblassent autant à celles d’un ange du bon Dieu ? »

L’éloge de l’Oncle Venner, si exagéré qu’il puisse paraître, avait quelque chose de fondé. L’activité de Phœbé, qui semblait se complaire en tout travail et prêtait aux plus humbles devoirs sa grâce spontanée, ce labeur qu’elle accomplissait en se jouant, ce bien qu’elle ne faisait pas, à vrai dire, mais qui provenait d’elle, comme la fleur ou le fruit de l’arbuste né pour les produire, tout cela était véritablement angélique, et le vieux Venner n’avait pas trop dit.

L’intimité des deux cousines, — cimentée par les petites causeries qu’elles échangeaient dans les intervalles de la vente, — cette intimité faisait des progrès rapides, et la vieille recluse, une fois que ses premiers scrupules eurent cédé, prodigua bientôt à Phœbé tous les trésors de son amicale confiance. Elle prit un orgueilleux et triste plaisir à la promener de chambre en chambre par toute la maison, en lui racontant les traditions qui, comme autant de fresques sombres, étaient, pour ainsi dire, étalées sur les murailles de chaque pièce. Elle lui montra, par exemple, les marques laissées par le pommeau d’épée du lieutenant-gouverneur, sur les panneaux de la porte à laquelle il avait frappé, le jour où le vieux colonel Pyncheon, hôte défunt, recevait ses visiteurs effrayés avec le terrible froncement de sourcils que nous avons décrit plus haut. Hepzibah prétendait que, depuis lors, on n’entrait jamais sans une secrète horreur dans le corridor ténébreux par où s’était écoulée la foule, glacée d’épouvante. Sur un des grands fauteuils elle fit grimper la petite Phœbé, pour lui montrer tout à l’aise l’ancienne carte du Territoire-Oriental sur lequel les Pyncheon revendiquaient un droit de propriété. En un endroit où son doigt s’alla poser de lui-même, il existait une mine d’argent signalée d’une manière précise dans quelques secrets memoranda du colonel Pyncheon, mais dont la situation ne devait être révélée que lorsque les droits de la famille auraient été reconnus par le gouvernement. « Il était donc dans l’intérêt de tout le pays qu’on rendît justice aux Pyncheon. » Elle ajouta, comme chose certaine, qu’il y avait aussi, — cachée quelque part dans la maison, dans les caves peut-être ou dans le jardin, — une immense accumulation de guinées anglaises.

« S’il vous arrivait, Phœbé, de découvrir ce trésor, disait Hepzibah, — lui jetant un regard quelque peu louche, accompagné d’un sourire contraint et affectueux tout à la fois, — nous ferions enlever, sans rémission et pour jamais, la clochette du magasin.

— Oui-da, ma chère cousine, répondit Phœbé ; mais en attendant, la voilà qui sonne. »

Hepzibah, le client une fois parti, — d’une façon un peu vague mais avec des développements infinis, — mit l’entretien sur une certaine Alice Pyncheon que nous avons entrevue déjà, et dont la beauté, les talents avaient été fort renommés cent ans plus tôt. Le parfum de ses vertus et de ses charmes planait encore dans le séjour qu’elle avait habité, comme l’odeur des roses sèches dans le tiroir où elles se sont flétries. Cette charmante Alice avait subi quelque grande et mystérieuse infortune, à la suite de laquelle, s’étiolant et pâlissant peu à peu, elle s’était évanouie de ce monde. Mais on disait, même dans ce temps-là, qu’elle hantait la Maison des Sept-Pignons et que maintes fois, — surtout pour annoncer la mort de quelqu’un des Pyncheon, — on lui avait entendu exécuter sur le clavecin de savantes et tristes mélodies. Un de ces airs, tel que ses doigts de fantôme l’avaient fait jaillir des touches sonores, recueilli par un amateur de musique et transcrit par lui, était empreint d’une si profonde mélancolie que personne jusqu’à ce jour n’avait pu en supporter l’audition, si ce n’est après avoir éprouvé quelque grand chagrin qui lui permettait d’en apprécier la douceur secrète.

« Est-ce le même clavecin que vous m’avez montré ? demanda Phœbé.

— Le même, dit Hepzibah. C’était celui d’Alice Pyncheon… Au temps où j’apprenais la musique, mon père ne me permettait jamais de l’ouvrir. Aussi, ayant pris l’habitude exclusive de l’instrument que je trouvais chez mon maître, il y a longtemps que j’ai oublié toute ma musique. »

Cessant alors de parler du passé, la vieille demoiselle entretint Phœbé du jeune photographe, de ses habitudes régulières, de ses bonnes façons qui l’avaient déterminée, le voyant un peu gêné, à lui permettre d’occuper un des sept pignons. Mais, plus elle voyait M. Holgrave, moins elle savait se rendre compte du personnage. Il recevait les gens les plus singuliers du monde, des hommes à longue barbe, vêtus de blouses en toile et d’autres nouveautés aussi mal séantes ; des réformateurs qui allaient prêchant la tempérance, et toute espèce de philanthropes à mines rébarbatives ; des communistes, — des vagabonds, autant qu’Hepzibah pouvait croire, — n’acceptant aucunes lois, n’ayant rien à mettre sous la dent, se repaissant de l’odeur des cuisines étrangères, et toujours le nez au vent pour en mieux aspirer les émanations. Quant au photographe, elle avait lu récemment, en quelque feuille populaire, un article où on l’accusait d’avoir prononcé un discours incendiaire devant un meeting de ces gens à tournure de bandits, avec lesquels on le voyait sans cesse aller et venir. Elle avait, pour sa part, quelques motifs de croire qu’il pratiquait le magnétisme animal, et, — si pareilles choses eussent été de notre temps, — elle l’aurait volontiers soupçonné de se livrer dans sa chambre solitaire à l’étude de la nécromancie.

« Mais, chère cousine, disait Phœbé, puisque le jeune homme est si dangereux, pourquoi l’autoriser à rester chez vous ?… En ne supposant rien de pis, il peut mettre le feu à la maison !

— Je me suis bien demandé quelquefois, répondit Hepzibah, si je ne devais pas lui donner congé. Mais en dépit de toutes ses excentricités, il est si paisible et s’empare si bien de l’esprit des gens, que sans avoir du goût pour lui (je ne le connais pas assez pour cela), il me serait pénible de ne plus le voir… Quand une femme vit dans une solitude comme la mienne, les moindres relations lui deviennent précieuses.

— Mais si M. Holgrave méconnaît la loi ?… remontra Phœbé, dont une des qualités essentielles était l’amour de la règle.

— Oh ! dit négligemment Hepzibah (si formaliste qu’elle fût, l’expérience de la vie l’avait bien souvent révoltée contre les prescriptions humaines), je suppose qu’il s’est fait une loi particulière. »