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La Maison aux sept pignons/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 114-131).


VII

L’hôte d’Hepzibah.


Quand le duo conjugal des deux rouge-gorges perchés sur le poirier fut venu réveiller notre jeune fille, elle entendit remuer au bas de l’escalier et, bientôt descendue, elle trouva Hepzibah déjà établie dans la cuisine, le nez dans un livre fort essentiel, — un Parfait cuisinier, — illustré à l’ancienne mode et donnant pour ainsi dire la topographie des banquets que devait offrir, dans la grande salle de son château, un nobleman de vieille race. Là, parmi ces nombreuses recettes qui semblaient exhaler un parfum de venaison, de pâtés de gibier ; de puddings et de Christmas-pies, la pauvre Hepzibah cherchait, avec ses yeux myopes, quelque petit plat à improviser pour le déjeuner, en rapport avec ses modestes ressources.

Bientôt, soupirant profondément, elle mit de côté le précieux volume, et questionna Phœbé pour savoir si les poules n’avaient pas pondu la veille. Celle-ci alla s’en assurer, mais revint peu après, les mains vides ; heureusement, la conque du marchand de marée annonça, précisément alors, qu’il allait bientôt traverser la rue. Frappant énergiquement aux carreaux de la fenêtre, Hepzibah lui fit signe d’entrer et lui acheta le plus beau poisson qu’il eût dans sa charrette. Phœbé fut ensuite requise de faire griller un peu de café, lequel, au dire de la vieille fille, était du Moka le plus authentique, et, dont chaque grain valait pour le moins son poids en or. Le bois s’entassa dans les profondeurs de l’antique foyer et la cuisine s’illumina de clartés inaccoutumées, pendant que Phœbé, toujours serviable, fabriquait un gâteau de blé de Turquie, d’après une recette qui lui venait de sa mère. Parini les torrents de fumée que vomissait la cheminée mal construite, voltigeaient peut-être, dans une atmosphère bien connue d’elles, les cuisinières du temps passé lorgnant d’un œil dédaigneux ces préparatifs élémentaires, et vainement désireuses de prêter les mains, leurs mains de fantômes, à ces amalgames essayés par une adepte encore novice. Les rats, du moins, à demi morts de faim, se glissaient hors de leurs cachettes obscures, et paisiblement assis sur leur arrière-train aspiraient ces grasses émanations pleines de pressentiments et de promesses.

Hepzibah n’avait aucune disposition pour le grand art de préparer les aliments. Sa maigreur, il faut bien le dire, était due à l’aversion que lui inspiraient le mouvement rotatoire de la broche et l’ébullition monotone du pot-au-feu. Les soins qu’elle prenait ce matin-là étaient donc tout simplement héroïques, et en voyant ses joues, ordinairement si pâles, rougir à la flamme des fourneaux, — en la voyant guetter la cuisson du maquereau fumant, d’un regard aussi inquiet que si son cœur même était sur le gril, — on était vraiment tenté de s’attendrir.

La vie intime offre peu de perspectives plus agréables que celle d’un déjeuner bien servi. Nous y arrivons à ce moment de la journée où les éléments spirituels et sensuels de notre nature, rafraîchis par le sommeil, imprégnés en quelque sorte de la rosée matinale, se trouvent dans leur plus parfait équilibre. L’estomac et la conscience, également allégés, sont alors mieux en état qu’ils ne seront plus tard de savourer sans peur et sans reproche les jouissances qu’on va nous offrir. Il y a plus d’animation, plus de gaieté autour de la table ; les rapports s’y établissent sur un pied de laisser aller et de franchise qu’ils n’auront pas à l’heure plus avancée du dîner. La petite table d’Hepzibah sur ses pieds hauts et minces, couverte d’une riche toile damassée, ressemblait à un autel d’où s’élevait comme un encens l’odeur du poisson grillé, mêlée au parfum de l’onctueux Moka ; et sur cet autel, les gâteaux de Phœbé, avec leurs teintes qui rappelaient l’Âge d’or, faisaient penser à ce pain métallique si cruellement métamorphosé sous la dent de l’infortuné Midas ; n’oublions pas le beurre, imbu d’une bonne odeur de luzerne, que ses blanches mains avaient battu dans la baratte, et qu’elle avait apporté à sa cousine comme offrande propitiatoire ; il prêtait je ne sais quel charme rustique aux noirs lambris de cette salle. Enfin les porcelaines antiques, les cuillères armoriées, le pot à crème en argent (seul article de vaisselle plate qu’Hepzibah eût conservé) constituaient un service devant lequel auraient pu s’asseoir sans dédain les hôtes les plus imposants du vieux colonel Pyncheon. Mais le Puritain lui-même, du fond de son cadre, semblait faire la moue à ces élégances hors de saison, et ne rien trouver d’appétissant à ce repas si soigné.

Pour en rehausser la grâce, Phœbé avait cueilli quelques fleurs arrangées par elle dans un pot à l’eau de cristal qui, ayant perdu son anse, n’en ressemblait que mieux à un porte-bouquets. Les apprêts se trouvaient ainsi terminés ; mais il y avait trois couverts ; un pour Hepzibah, — un pour Phœbé : — quel était l’autre convive attendu par sa cousine ?

L’attitude de celle-ci était étrange ; on pouvait voir frémir sa longue et maigre silhouette, tantôt sur le mur de la cuisine où la renvoyait la flamme du foyer, tantôt sur le parquet du salon où s’étalaient les rayons du soleil. Phœbé ne comprenait rien à toute cette agitation qui se traduisait par les symptômes les plus inconstants, les plus contradictoires. Tantôt c’était une extase de joie et de bonheur. Hepzibah prenait alors Phœbé dans ses bras, et baisant ses joues avec la tendresse d’une mère, semblait y épancher le trop plein de la félicité dont elle était inondée. Le moment d’après, sans aucun motif appréciable, un voile funèbre tombait sur toute cette joie. De temps en temps un rire nerveux, convulsif, plus touchant que toutes les larmes du monde, et après lequel, immédiatement, les larmes coulaient à leur tour ; — à moins, cependant, que le rire et les larmes ne se confondissent, formant autour d’Hepzibah comme une sorte de vague arc-en-ciel moral. Envers Phœbé, nous l’avons dit, elle se montrait plus particulièrement affectueuse, — plus affectueuse qu’elle ne l’avait encore été, — non toutefois sans un mélange continuel de taquineries et d’irritabilité. Elle l’apostrophait avec une vivacité grondeuse, puis, abdiquant la roideur habituelle de ses manières, lui demandait tout à coup pardon, mais pour renouveler presque aussitôt le tort dont elle venait de s’excuser.

« Ne vous impatientez pas, chère enfant ! s’écria-t-elle, prenant dans sa main tremblante la main de la jeune fille, quand leurs communs labeurs furent achevés… Si vous saviez comme j’ai le cœur plein !… Ne vous impatientez pas, Phœbé, car je vous aime bien, allez, malgré ces rudesses de langage… N’y faites pas attention, chère enfant !… Peu à peu je deviendrai bonne, et je ne serai plus que cela !

— Ne pourriez-vous, ma cousine, m’apprendre ce qui arrive, et pourquoi vous êtes si émue ? demanda Phœbé avec une sympathie où la gaieté le disputait aux larmes.

— Chut ! chut !… Le voilà qui vient, murmura Hepzibah séchant ses yeux en toute hâte… Qu’il vous voie la première, Phœbé, car vous êtes jeune et fraîche, et, que vous le veuilliez ou non, un sourire émane toujours de vous… Il aime les visages riants… J’ai une vieille figure, à présent, et c’est à peine si mes larmes sont séchées ; or jamais il n’a pu supporter les larmes… Un instant !… Tirez un peu le rideau, de manière à tenir dans l’ombre la place qu’il va occuper !… Mais en même temps laissez entrer du soleil, car il n’a jamais eu pour l’obscurité ce goût que manifestent certaines personnes… Pauvre Clifford !… Il n’a guère connu le soleil depuis sa naissance ; et que d’ombre, en revanche, que d’ombre épaisse et noire !… Pauvre malheureux Clifford ! »

En murmurant ces mots sotto voce, comme si elle eût parlé à son cœur plutôt qu’à Phœbé, la vieille demoiselle glissait par la chambre sur la pointe du pied, achevant les apprêts suggérés par ce moment de crise.

Un pas, cependant, se faisait entendre dans le corridor menant à l’escalier du premier étage. Phœbé le reconnut pour celui qu’elle avait ouï, rêvant à moitié, dans le cours de la nuit précédente. Le convive attendu, quel qu’il pût être, sembla s’arrêter dès les premières marches ; il fit encore deux ou trois pauses à mesure qu’il descendait, et une dernière quand il fut au bas des degrés. Ces différentes haltes paraissaient moins l’effet d’un dessein arrêté que d’une distraction, d’un oubli involontaire ; — les pieds suspendaient d’eux-mêmes leur mouvement, faute d’une impulsion suffisante. En fin de compte, ce personnage fit une longue pause au seuil du salon ; il s’était saisi du bouton de la porte, mais son étreinte s’était relâchée avant qu’il ne se fût décidé à le tourner. Hepzibah, les mains convulsivement serrées l’une dans l’autre, demeurait debout, jetant des regards effarés sur cette porte qui ne s’ouvrait pas.

« Voyons, chère cousine, ne prenez point cet air-là ! dit Phœbé toute tremblante (car l’émotion d’Hepzibah, et cette allure mystérieuse de l’invisible arrivant, lui faisaient éprouver la même impression que si quelque fantôme allait apparaître)… En vérité vous me faites peur… Va-t-il donc se passer quelque chose de surnaturel ?

— Taisez-vous, enfant, taisez-vous ! murmurait Hepzibah… De la gaieté !… Rien que de la gaieté, quoi qu’il arrive ! »

La pause finale, derrière la porte, se prolongea tellement qu’Hepzibah, — incapable de supporter une pareille inquiétude, — se précipita pour ouvrir à l’étranger, qu’elle introduisit en le tirant par la main. Le premier coup d’œil de Phœbé tomba sur un homme déjà d’un certain âge, vêtu d’un peignoir en soie, de coupe ancienne et d’une étoffe passée ; ses cheveux gris, ou pour mieux dire presque blancs, étaient d’une longueur inusitée et masquaient absolument son front, si ce n’est quand il les rejetait en arrière pour promener dans la chambre de vagues regards. Il ne fallait pas scruter longtemps ses traits pour les trouver d’accord avec le pas incertain qui venait de l’amener. Ce n’est pas que les forces physiques dussent lui manquer pour une allure plus décidée et plus ferme : l’esprit seul de cet homme était débile, incapable du moindre effort ; on le voyait à l’expression de sa physionomie, éclairée des lueurs de la raison, mais où ces clartés mourantes semblaient vaciller, sur le point de s’éteindre, et ne se ranimaient guère qu’à demi. Il en était d’elles comme de ces flammes qu’on voit reluire le long des tisons presque amortis, et, dont l’existence fugitive attire d’autant mieux le regard, qu’on se demande si elles vont disparaître tout à fait, ou rendre au feu son activité première.

Pendant un instant, après son entrée, le nouvel hôte resta debout, gardant instinctivement la main d’Hepzibah, comme un enfant celle de la grande personne qui lui sert de guide. Il voyait cependant Phœbé, dont la présence égayait le salon comme les joyeux reflets du vase de cristal où elle avait disposé ses fleurs. Le salut qu’il lui adressa, si imparfait, si ébauché qu’il fût d’ailleurs, avait en lui comme un germe de grâce indescriptible, trop fugitive pour être remarquée au moment même, mais dont l’arrière souvenir, s’imposant à la mémoire, semblait transfigurer l’homme tout entier.

« Mon cher Clifford, dit Hepzibah qui lui parlait comme s’il se fût agi de calmer quelque bouderie d’enfant gâté… Je vous présente notre cousine Phœbé, — la petite Phœbé Pyncheon, — l’unique enfant d’Arthur, vous savez bien ?… Elle vient de la campagne pour passer quelque temps avec nous et pour animer un peu notre vieille maison devenue si triste.

— Phœbé ? Phœbé Pyncheon ?… la petite Phœbé, répétait le nouveau venu qui formait à peine ses mots, s’exprimant avec une peine étrange… L’enfant d’Arthur !… Ah mais, j’ai donc oublié ?… Peu importe !… Qu’elle soit la bienvenue !

— Allons, cher Clifford, prenez ce siége, dit Hepzibah qui le conduisit à sa place ; et vous, Phœbé, veuillez baisser un peu le rideau… Déjeunons, à présent : il est bien temps. »

De la place qui lui était assignée, le convive jetait autour de lui des regards surpris. Il faisait évidemment effort pour se pénétrer de ce qu’il avait sous les yeux et s’assurer qu’il était bien là, dans cette salle au plafond bas, aux lambris de chêne, non dans un autre endroit, qu’une longue habitude avait pour ainsi dire stéréotypé devant son regard. Mais c’était demander à sa pensée un trop grand effort : bientôt lasse elle le quittait, ne laissant devant cette table qu’un corps en ruines, une substance-néant, un fantôme en chair et en os, dépourvu de toute idée, de toute conscience. Puis, — après un intervalle de cet évanouissement intellectuel, — un rayon précurseur, dont ses prunelles s’animaient, annonçait le retour de sa vie spirituelle et le jour qui recommençait à poindre dans ce cœur envahi par les ténèbres.

Ce fut dans un de ces moments d’imparfaite résurrection, que Phœbé dut admettre définitivement une idée dont l’extravagance l’avait, repoussée au premier abord. Elle constata que l’individu maintenant devant elle était bien l’original de la belle miniature conservée par sa cousine Hepzibah. L’identité du peignoir de soie, autour du modèle et sur le portrait, avait d’abord frappé les yeux de la jeune fille ; elle retrouvait maintenant quelque chose de ce regard, de cette expression raffinée et subtile que le peintre Malbone, d’un heureux coup de pinceau, dans un moment d’inspiration haletante, avait su traduire sur l’ivoire. Ni les ans ni le malheur n’avaient pu détruire entièrement le caractère inné de cette physionomie à part.

Hepzibah venait de remplir une tasse de son excellent café, tasse destinée à son hôte, qu’elle lui présentait gracieusement ; mais au moment où leurs yeux se rencontrèrent, il parut inquiet et mal à son aise.

« C’est donc vous, Hepzibah ? murmura-t-il tristement ; et ensuite plus à part, sans se douter probablement qu’on pouvait l’entendre : — Comme elle est changée !… Comme elle est changée !… Serait-elle fâchée contre moi ?… Pourquoi ce froncement de sourcils ? »

Pauvre Hepzibah ! C’était cette désastreuse grimace que sa tristesse intérieure et sa myopie lui avaient rendue habituelle, et que la moindre excitation mentale ne manquait jamais d’évoquer. Mais dès qu’elle eut à peu près deviné ce qu’il avait dit, son visage s’attendrit et s’embellit presque d’une affectueuse tristesse.

« Fâchée ! répéta-t-elle, fâchée contre vous, Clifford ? »

Son accent, lorsqu’elle poussa cette plainte, avait une exquise mélodie, dont la douceur tempérait je ne sais quelle âpreté continue. On eût dit un excellent musicien tirant, de quelque instrument fêlé, les accords les plus pénétrants et les plus sympathiques.

« Mais, Clifford, ajouta-t-elle, vous êtes chez vous, entouré d’amour et rien que d’amour ! »

Pour ces accents harmonieux, l’hôte retrouva un sourire, et si faible qu’il fût, si vite qu’il s’effaçât, ce sourire avait l’attrait d’une beauté merveilleuse. Mais un tout autre air de physionomie lui succéda aussitôt. La matière dominait et rabaissait l’esprit. Le visage de Clifford n’exprimait plus qu’un appétit vulgaire. Oubliant Hepzibah, la jeune fille et tout ce qui l’entourait, exclusivement livré aux jouissances sensuelles qu’on lui avait préparées, il mangeait avec une espèce de voracité. Peut-être y avait-il là quelque vestige d’une finesse de goût particulière, développée par une culture aristocratique ; mais l’effet actuel en était pénible et fit baisser les yeux à Phœbé.

Bientôt l’attention du convive fut appelée par l’odeur embaumée du café qu’il n’avait pas goûté encore ; il le but à longs traits, et cette boisson subtile, agissant sur lui comme un philtre magique, donna une sorte de transparence aux parois de la prison de chair où se débattait, à demi étouffée, son intelligente nature.

Encore, encore ! s’écria-t-il précipitant ses paroles comme pour retenir une sensation prête à lui échapper… Voilà ce qu’il me faut !… Donnez donc, donnez encore ! »

Il s’était redressé sous cette délicate et puissante influence, et son regard brillant mettait en relief le caractère dominant de sa physionomie, laquelle indiquait un homme de haute trempe, ayant pour fonction, ici-bas, la science et la recherche de la volupté sous toutes ses formes. La beauté devait être sa vie, concentrer toutes ses aspirations, absorber toutes ses tendances, devenir le mobile de tous ses développements. Rien de commun entre cet homme et la douleur ; rien entre lui et la fatigue des luttes ; rien entre lui et tous ces martyres variés que subissent les nobles cœurs, les volontés, les consciences héroïques, dans le combat livré au monde. Pour ces natures d’élite l’univers n’a rien d’aussi précieux qu’un pareil sacrifice, mais l’individu dont nous parlons ne devait y trouver qu’une souffrance sans compensations. Il n’avait pas le droit d’y aspirer, et le voyant si capable de bonheur, si débile à tout autre point de vue, il ne fallait pas s’étonner qu’un noble esprit, généreux et fort, lui sacrifiât volontiers la petite part de jouissances qu’il avait pu rêver pour lui-même, et les espérances, mesquines à ses yeux, dont il avait pu se bercer.

Sans dureté, sans mépris aucun, nous dirons que Clifford était né sybarite. On le voyait, — même dans ce sombre salon, où ses yeux étaient sans cesse attirés vers les rayons de soleil se jouant parmi le feuillage. On le voyait au mouvement de ses narines qui aspiraient avec délices les émanations du vase embaumé On le voyait à son sourire involontaire quand il regardait Phœbé, dont la fraîcheur et l’innocence virginale résumaient à la fois l’essence de la lumière et celle des fleurs. Enfin cet amour, cette soif du beau, se trahissaient encore dans la précaution instinctive avec laquelle ses regards, une fois détournés d’Hepzibah, évitaient de reprendre leur ancienne direction. C’était un malheur pour elle, — mais Clifford n’avait aucun reproche à se faire. Flétrie et ridée comme elle l’était, avec ce triste maintien, ce turban grotesque, cette grimace hideuse, comment aurait-il pu se complaire à la regarder ? D’accord, direz-vous, mais en échange de cette affection silencieuse qu’elle lui témoignait, ne lui devait-il donc aucune tendresse ? Non, Clifford ne lui devait rien. Une nature de cette espèce ne contracte jamais de pareilles dettes. Elle est égoïste par essence, elle suit sa voie, elle obéit à sa destinée ; elle exerce un droit primordial qu’il faut savoir reconnaître, et en vertu duquel nous devons lui prodiguer, sans espoir de retour, tout ce que l’affection a de plus héroïque et de plus désintéressé. C’est ce que faisait la pauvre Hepzibah, cédant elle aussi aux instincts de sa belle âme, et se réjouissant, en toute sincérité, — bien qu’avec un soupir et l’espoir secret de verser quelques larmes quand elle serait seule, — de ce que son pauvre Clifford, longtemps sevré de toute beauté, avait maintenant mieux à contempler que son visage sévère et triste, dévasté par les chagrins qui lui venaient de ce frère idolâtré.

Lui, cependant, s’était rejeté dans son fauteuil. On le voyait chercher, avec une espèce d’effort, à savourer pleinement chaque détail des plaisirs qui lui étaient offerts ; il craignait peut-être que, jouet d’un rêve, ce gracieux tableau ne vînt à s’évanouir devant ses yeux.

« C’est charmant, c’est délicieux, murmurait-il sans s’adresser à personne… Mais cela va-t-il durer ? Quel air embaumé par cette fenêtre ouverte ! Comme ces feuillages sont éclaires ! Comme ces fleurs sentent bon !… Et ce visage de jeune fille, quel éclat, quelle sérénité radieuse !… C’est la fleur encore sous la rosée et reflétant la lumière du ciel… Ah ! tout ceci doit être un rêve !… Un rêve ! Un rêve !… Mais il me dérobe tout à fait les quatre murs de granit ! »

Son visage s’obscurcit, à ces mots, comme si l’ombre d’une caverne ou d’une prison y fût tout à coup tombée. Phoebé (dont l’humeur active et prompte ne se prêtait guère à rester spectatrice inerte d’une situation quelconque, et qui intervenait volontiers, généralement avec succès), Phœbé se sentit entraînée à prendre la parole.

« Voici, dit-elle à l’étranger en lui offrant une petite rose rouge prise dans le vase de fleurs, une espèce nouvelle que j’ai découverte ce matin même, au jardin ; l’arbre n’en portera pas plus de cinq ou six dans toute la saison… De toutes, c’est à coup sûr la plus parfaite… Voyez plutôt !… Pas une tache de nielle ! Et quelle odeur !… C’est à ne l’oublier de sa vie…

— Ah ! voyons !… Donnez vite ! s’écria le convive s’emparant avidement de la fleur, qui par ce charme particulier des parfums qu’on se rappelle, évoquait autour de lui d’innombrables souvenirs… Merci, mille fois… Si vous saviez quel bien elle me fait !… Je me souviens du goût que j’avais pour ces roses, — il y a bien longtemps, j’imagine ; — peut-être aussi date-t-il d’hier… Elle me rend ma jeunesse… Suis-je donc jeune, en effet ?… Ou bien ce souvenir est étrangement distinct, ou bien cette impression est étrangement vague… Mais que de bonté chez cette jeune fille !… Merci encore, et merci toujours ! »

Depuis qu’il s’était assis à la table du déjeuner, Clifford n’avait pas encore paru sous un jour aussi favorable ni joui d’une satisfaction aussi complète. Peut-être se serait-elle prolongée si ses yeux n’étaient tombés par hasard, peu d’instants après, sur le visage du vieux Puritain qui, du fond de son cadre enfumé, de sa toile ternie par le temps, contemplait cette scène en vrai fantôme de mauvaise humeur. S’adressant à Hepzibah sur ce ton d’impatience qui trahit l’irritabilité privilégiée d’une idole de famille, et lui faisant de la main un geste significatif :

« Hepzibah ! Hepzibah ! s’écria-t-il — avec assez de force et de netteté cette fois, — pourquoi cet odieux portrait demeure-t-il accroché au mur ?… Je reconnais bien là votre goût !… Mille fois pour une, je vous ai dit que c’était là le mauvais génie de la maison, et mon mauvais génie en particulier… Enlevez-le donc, et tout de suite !

— Vous savez bien, cher Clifford, dit Hepzibah, que ce que vous me demandez là est impossible.

— Alors, reprit-il, toujours avec une certaine énergie, recouvrez-le donc de quelque rideau rouge assez large pour former de beaux plis, avec un galon et des glands d’or… Je ne puis, je ne puis supporter son fixe regard !

— À la bonne heure, cher Clifford ; nous recouvrirons le portrait, dit Hepzibah d’un ton conciliant… Il y a précisément là-haut, dans une malle, un rideau de la couleur que vous dites… Il est un peu fané, un peu piqué, je le crains ; mais à nous deux, avec Phœbé, nous en tirerons un merveilleux parti…

— Aujourd’hui même, ne l’oubliez pas ! dit aussitôt l’impérieux convive ; et il ajouta plus bas, comme se parlant à lui-même : Pourquoi donc, en somme, résider sous ce triste toit ? Pourquoi pas dans le midi de la France ?… Pourquoi pas en Italie ?… À Paris ou à Naples, ou à Venise, ou à Rome ?… Hepzibah va dire que nos moyens ne nous le permettent pas… Une pareille idée n’est-elle pas vraiment très-plaisante ? »

Il se sourit alors à lui-même, jetant du côté d’Hepzibah un regard empreint du sarcasme le mieux acéré.

Mais toutes ces sensations, accumulées dans un si court intervalle de temps, avaient sans doute fatigué l’étranger, habitué depuis des années à contempler la vie s’accumulant à ses pieds comme une eau stagnante, et nullement à la voir suivre son cours, si lent qu’il pût être. Sa physionomie se voilait de sommeil comme un beau paysage, parfois, se voile d’un brouillard léger. Elle se vulgarisait, en même temps, et devenait presque grossière. On en était à se demander comment avaient pu disparaître si vite les ruines splendides de cette beauté presque féminine, les vestiges de cette élégance accomplie.

Avant qu’il n’eût perdu tout à fait connaissance, néanmoins, le bruit agaçant de la clochette se fit entendre et Clifford, dont la sensibilité nerveuse était extrême, bondit sur son siége, aussitôt que cet aigre appel eut offensé la délicatesse de son appareil auditif.

« Juste ciel, Hepzibah, quel horrible tapage dans cette maison ! s’écria-t-il, déchargeant son impatience rancuneuse, — ainsi que cela se voit trop souvent, — sur la personne qu’il aimait le mieux au monde… Je n’ai jamais entendu tintamarre aussi haïssable… Pourquoi l’autorisez-vous ?… »

On aurait pu remarquer, non sans raison, combien ce futile incident venait de faire saillir et de mettre en lumière le caractère de Clifford. Le secret de ce phénomène, c’est qu’un individu ainsi trempé se trouve plus facilement blessé dans ses instincts d’harmonie et de beauté qu’il ne l’est dans les sentiments de son cœur. Il est même possible, — pareille chose est souvent arrivée, — que si Clifford, dans le cours de sa vie passée, avait eu les moyens de porter à son extrême perfection le goût dont la nature l’avait doué, cet attribut subtil eût complétement anéanti et peu à peu fait disparaître ses facultés aimantes. Ne pouvons-nous pas dire, en nous plaçant à ce point de vue, qu’au fond de la calamité qui l’avait atteint, une parcelle de la Miséricorde céleste s’était, en quelque sorte, dissimulée ?

« Je voudrais, cher Clifford, épargner ce bruit à vos oreilles, dit Hepzibah toujours patiente, mais dont une pénible confusion vint animer les joues. Même pour moi, il n’a rien d’agréable… Mais, mon bon Clifford, il faut bien que je vous le dise, ce vilain bruit, — courez, Phœbé, courez voir de quoi il s’agit ! — ce désagréable petit tapage, c’est celui de la clochette qui nous appelle au magasin.

— Au magasin ? répéta Clifford avec un regard ébahi.

— Oui, au magasin, dit Hepzibah chez qui une certaine dignité naturelle, mélangée d’une profonde émotion dut alors se manifester… Je ne puis vous cacher, Clifford, que nous sommes très-pauvres. Et je me suis trouvée dans ce dilemme, ou d’accepter les secours d’une main que nous écarterions, vous et moi, dût-elle nous offrir le pain absolument indispensable à notre existence, ou de travailler pour ne pas mourir de faim. Seule au monde, je m’y serais facilement résignée… mais vous deviez m’être un jour rendu !… Pensez-vous, maintenant, ajouta-t-elle avec un triste sourire, qu’en ouvrant une petite boutique sur la façade de notre maison, j’aie absolument et pour jamais déshonoré l’antique demeure de nos pères ?… Un de nos ancêtres a fait de même, sans avoir les mêmes excuses ?… Est-ce que vous auriez honte de moi ?

— Honte ! déshonneur !… Ces mots-là, ma bonne Hepzibah, sont-ils donc faits pour mes oreilles ? répondit Clifford, mais sans aucune colère ; — car lorsque le moral d’un homme a cédé sous un choc décisif, il peut bien conserver de puériles susceptibilités, mais demeure insensible aux plus grandes offenses. Aussi son langage n’exprimait-il qu’une émotion chagrine… Il n’est pas bien à vous de parler ainsi, Hepzibah !… Quelle honte, à présent, pourrait m’atteindre ? »

Et alors cet homme en qui toute énergie était morte, — né pour le plaisir et à qui était échu un lot si amer, — fondit en larmes comme une pauvre femme. Mais ce chagrin fut passager, et le laissa bientôt dans un état de calme qui semblait avoir son charme. Il en sortit pour un instant, et regardant la vieille demoiselle avec un sourire dont l’expression à demi sarcastique était une énigme pour elle ;

« Ainsi donc, Hepzibah, lui dit-il, nous sommes très-pauvres ? »

Son fauteuil étant profond et garni de moelleux coussins, Clifford s’endormit finalement. Lorsqu’elle entendit son souffle devenir plus régulier, — certaine dès lors que le sommeil l’avait gagné tout à fait, — Hepzibah saisit l’occasion d’étudier son visage avec plus de soin qu’elle n’avait osé le faire encore. Une douleur, une pitié profondes lui arrachèrent un gémissement qu’on entendit à peine, mais dans lequel son cœur s’était, pour ainsi dire, exhalé. En contemplant ainsi cette figure altérée, vieillie, flétrie, à moitié détruite, elle se laissait aller, certes, à une curiosité bien inoffensive ; mais à peine l’eut-elle satisfaite que sa conscience la lui reprocha comme un manque de respect, et après avoir laissé retomber le rideau sur la fenêtre par où le soleil entrait librement, Hepzibah s’éloigna d’un pas rapide pour laisser reposer son cher Clifford.