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La Maison aux sept pignons/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette et Cie (p. 100-113).


VI

La source de Maule.


On avait pris le thé de bonne heure et la petite campagnarde s’égara dans le jardin. Nous avons dit comment cet enclos, jadis très-vaste, avait été peu à peu réduit par des empiétements successifs. Au milieu, entourée d’une ceinture de gazon, se dressait une petite construction délabrée, un ancien pavillon d’été dont on reconnaissait encore la destination primitive. Un plant de houblon, renaissant sur les racines de l’année précédente, commençait à grimper le long de ses murs ; mais il devait s’écouler bien du temps avant qu’il revêtît de son manteau vert le toit de cette bâtisse effondrée à moitié. Des sept pignons, il en était trois qui, soit de front, soit obliquement, dominaient le jardin, lui donnant je ne sais quelle physionomie sombre et solennelle. Le sol noir et gras s’était longtemps nourri de ces débris végétaux que fournissent les feuilles tombées, les fleurs s’effeuillant, les tiges et les cosses de ces herbes folles et vagabondes, plus utiles après leur mort que lorsqu’elles s’épanouissaient aux rayons du soleil. Celles-ci ne demandaient pas mieux que de revivre (symboles des vices qui se perpétuent d’eux-mêmes au sein des sociétés corrompues), mais Phœbé s’aperçut que leur fécondité déplorable avait été contrariée par des soins assidus, régulièrement et quotidiennement accordés au jardin envahi. Depuis le commencement de la saison, le buisson de roses blanches avait évidemment reçu de nouveaux étais ; les arbres fruitiers, en bien petit nombre, portaient les traces d’une taille récente. Il y avait aussi quelques fleurs, d’antique lignée, qui sans être en bonne condition, n’en avaient pas moins été sarclées avec soin. Le reste du jardin offrait un choix bien fait de plantes alimentaires dont la précocité, développée par la culture, semblait tout à fait digne d’éloges : des courges d’été, presque dans tout leur éclat ; des concombres dispersant de tous côtés leurs rameaux vagabonds ; des fèves qui commençaient à s’enrouler sur leurs piquets ; des tomates bien exposées que la chaleur du soleil gonflait et rougissait déjà.

Phœbé se demandait, tout étonnée, quelles mains avaient planté ces légumes et entretenaient le sol en si bon état. Ce n’étaient pas à coup sûr celles de la cousine Hepzibah, qui n’avait ni les goûts ni le courage de l’horticulteur, et qui toujours recluse en l’obscure maison, ne serait pas volontiers venue braver les rayons du soleil, pour remuer et bêcher la terre autour des courges et des tomates.

La jeune fille, pour la première fois enlevée à ses habitudes rustiques, trouvait un charme inattendu à ce coin de terre empli d’herbes et de feuillages, de fleurs aristocratiques et de légumes plébéiens. Le ciel semblait accorder un sourire à ce lambeau de nature égaré dans la ville poudreuse. Deux rouge-gorges, qui avaient construit leur nid dans l’unique poirier du jardin, volaient, heureux et affairés, sous les sombres rameaux ; les abeilles aussi, peut-être échappées des ruches de quelque ferme lointaine, ne dédaignaient pas d’y venir. Que de voyages aériens elles devaient accomplir, en quête de miel ou chargées de miel, entre le point du jour et le coucher du soleil ! Cependant, malgré l’heure avancée, on les entendait bourdonner encore au fond des campanules blanches qui couronnent la courge, vraies mines d’or ouvertes à ces laborieux insectes. Il y avait encore dans ce petit clos un objet sur lequel la nature pouvait revendiquer d’inaliénables droits, nonobstant tout ce que l’homme avait fait pour se l’approprier ; — c’était une fontaine bordée de vieilles pierres moussues et dont le lit semblait pavé d’une sorte de mosaïque en cailloux de diverses couleurs. Le jeu continu, l’imperceptible agitation que son élan vers le ciel communiquait à cette onde limpide, donnaient un prestige magique à ces petits silex de mille nuances, et y dessinaient une succession perpétuelle de formes bizarres, trop soudainement évanouies pour qu’il fût possible de les définir. Débordant ensuite la digue circulaire que lui opposaient les moellons revêtus de mousse, l’eau s’écoulait par une étroite issue dans une espèce de gouttière, à laquelle notre véridique langage ne saurait accorder le nom de « canal. »

N’oublions pas, à peu de distance de la fontaine et à l’angle le plus retiré du jardin, un poulailler datant de fort loin ; il n’abritait pour le moment qu’un seul coq, ses deux femelles, et un pauvre petit poulet, seul de son espèce. Tous ces individus appartenaient à une race qui faisait partie de l’héritage Pyncheon, et dont les qualités originelles avaient dans le pays une réputation presque fabuleuse. À l’appui de cette renommée légendaire qui leur attribuait « la taille du dindon et le parfum du faisan, » Hepzibah aurait pu montrer une énorme coquille d’œuf, dont une autruche même n’aurait pas rougi. Quoi qu’il en soit, ces volailles n’étaient pas pour le moment plus grosses que des pigeons, et leur physionomie vieillotte, leur allure goutteuse, leurs gloussements mélancoliques et endormis attestaient une irrémédiable dégénérescence, — identiquement celle de mainte et mainte famille noble — rebelle aux efforts qu’on avait faits pour conserver leur race parfaitement pure. Attristées et lugubres, ces poules ne pondaient çà et là que pour conserver au monde l’admirable espèce dont elles étaient les échantillons privilégiés. Leur marque distinctive était une huppe, déplorablement diminuée dans ces derniers temps, mais où Phœbé retrouvait irrésistiblement, — et malgré tous ses remords de conscience, — le fantastique turban de sa cousine Hepzibah.

Elle courut au logis chercher quelques débris de pain, quelques pommes de terre froides et toute sorte de menus restes qu’elle jugea devoir convenir à l’accommodant appétit de ces nobles animaux. Le signal qu’elle leur jeta au retour semblait leur être déjà familier. Le poulet, se glissant à travers les barreaux de la mue, accourut à ses pieds avec une sorte de vivacité, tandis que le coq et ses sultanes — jetant un regard oblique à la nouvelle venue et caquetant l’un avec l’autre — semblaient se communiquer leurs opinions respectives sur sa physionomie et son caractère. Une imagination un peu vive pouvait voir en eux les esprits tutélaires de la Maison aux Sept-Pignons, associés à ses longues destinées ; — ses anges gardiens, si l’on veut, avec un plumage et des ailes tant soit peu différents de ceux que la Tradition accorde aux agents de la protection divine.

Enthousiasmé de certaines paroles affectueuses qui accompagnaient les libéralités de Phœbé, le poulet, si grave qu’il parût, n’hésita pas à sauter sur l’épaule de la jeune fille.

« Voilà ce qui s’appelle un témoignage flatteur ! » dit alors une voix derrière Phœbé.

Une volte-face rapide lui fit apercevoir, non sans quelque surprise, un jeune homme qui avait pénétré dans le jardin par une autre porte que celle du corps de logis principal. Il tenait en main une houe, et pendant que Phœbé allait chercher la nourriture destinée aux poules, il s’était mis à sarcler la terre au pied du plant de tomates.

« Ce poulet vous traite vraiment en vieille connaissance, continua-t-il paisiblement avec un sourire qui plut à Phœbé… Ces autres vénérables volatiles semblent aussi vous accueillir de la manière la plus affable. C’est du bonheur, savez-vous, que de vous être sitôt impatronisée auprès d’eux !… Nos relations datent de bien plus loin, mais ils ne m’ont jamais honoré d’une familiarité pareille, quoique je leur donne à manger presque tous les jours. Miss Hepzibah, j’en suis sûre, va mêler cet incident aux restes de ses traditions, et prétendre que ses poules ont reconnu en vous un membre de la famille Pyncheon.

— Le secret, dit Phœbé en souriant, c’est que j’ai appris à parler leur langage.

— Oui-da, répondit le jeune homme ; mais ces aristocratiques animaux ne s’abaisseraient pas à comprendre l’idiome vulgaire des basses-cours de ferme. Je me range donc à l’avis de miss Hepzibah ; car, n’est-il pas vrai, vous êtes une Pyncheon ?

— Je m’appelle Phœbé Pyncheon, effectivement, dit la jeune fille avec une certaine réserve (elle devinait bien que sa nouvelle connaissance devait être le photographe, et la vieille demoiselle en lui parlant de ses propensions à l’illégalité, lui en avait donné une idée assez fâcheuse). Je ne savais pas que le jardin de ma cousine Hepzibah fût soigné par un autre qu’elle.

— Oui, reprit Holgrave, je pioche, je bêche, je sarcle cette vieille terre, mais par manière de passe-temps. Mon vrai travail, si tant est que j’en aie un, s’exerce sur une substance plus légère. Je fais des portraits, et mon collaborateur est le soleil ; pour balancer les éblouissements du métier, j’ai obtenu de miss Hepzibah qu’elle me laissât habiter un de ces sombres pignons… Toutes les fois que j’y entre, c’est comme si je me bandais les yeux… Aimeriez-vous, par hasard, à voir quelques-unes de mes productions ?

— Vos daguerréotypes ? demanda Phœbé avec moins de réserve, car nonobstant ses préjugés défavorables, elle sentait sa jeunesse attirée par celle du nouveau venu… Je n’aime pas beaucoup les portraits de ce genre… Ils durcissent les traits et leur donnent une expression sévère, puis ils se dérobent à l’œil qui les fixe et semblent vouloir soustraire au regard leurs lignes indécises… Je suppose qu’ils se sentent peu aimables et redoutent pour cela d’être vus.

— Avec votre autorisation, dit l’artiste qui regardait Phœbé, il me plairait d’essayer si le daguerréotype peut extraire, d’un visage parfaitement aimable, une effigie tout à fait sans agrément… Je reconnais, cependant, la vérité de ce que vous venez de dire… La plupart de mes portraits sont maussades, mais j’en accuse, peut-être à tort, la maussaderie de mes modèles… La lumière du ciel est douée d’une pénétration merveilleuse ; ses révélations vont plus loin que la superficie, et le peintre le plus habile ne saurait comme elle, — en supposant même qu’il la connût, — mettre en relief, faire saillir au jour l’individualité secrète de l’original livré à ses pinceaux. Mon art est humble, mais il ne flatte pas… Maintenant, voici un portrait que j’ai recommencé bien souvent, et sans le réussir jamais. Chacun, cependant, interprète le modèle d’une manière toute différente ; et je serais heureux d’avoir votre avis sur le caractère que traduit cette image. »

Il ouvrit une boîte de maroquin dans laquelle était une miniature au daguerréotype. Phœbé y jeta un seul regard et la lui remit.

« Je connais ce visage, répondit-elle, car durant tout le jour son regard austère ne m’a pas quittée. C’est mon ancêtre puritain, le même qui est accroché dans le salon. Vous avez sans doute trouvé quelques moyens pour reproduire le portrait, moins le bonnet de velours noir et la barbe grise, et de remplacer par un habit moderne, par une cravate de satin, le manteau et le rabat de notre aïeul… Je n’estime pas qu’il ait gagné au change.

— En y regardant d’un peu plus près, dit Holgrave laissant percer une vive surprise sous l’éclat de rire que lui arrachait cette remarque naïve, vous auriez constaté d’autres différences. Je puis vous assurer que vous avez eu sous les yeux une figure contemporaine, une figure que vous rencontrerez très-probablement quelque jour… Maintenant, ce qu’il y a de remarquable, c’est que pour le monde en général, et même pour ses amis les plus intimes, l’original a une physionomie agréable, exprimant la bienveillance, l’ouverture de cœur, une humeur sereine et joyeuse ; bref, une foule de qualités analogues, toutes excellentes. Le soleil, vous le voyez, parle un tout autre langage, et je n’ai pu l’en faire changer, malgré une demi-douzaine de tentatives patiemment renouvelées… Nous avons ici l’homme lui-même, subtil et secret, impénétrable et rusé, dur, tyrannique et froid comme la glace… Regardez cet œil !… voudriez-vous être à sa merci ? Et cette bouche ! est-elle faite pour le sourire ?… L’original sourit, cependant, et avec quelle bénignité !… Tout cela est d’autant plus dommage qu’il s’agit d’un dignitaire assez éminent, et que cette effigie est destinée au burin des graveurs.

— À la bonne heure, mais j’en ai assez, remarqua Phœbé détournant les yeux… Ce portrait-ci ressemble beaucoup à notre ancienne toile. Ma cousine, cependant, en possède un autre, une miniature vraiment séduisante. Si l’original est encore au monde, je défierais bien le soleil de lui donner une expression austère et dure.

— Vous l’avez donc vue ? s’écria l’artiste, avec l’accent d’un vif intérêt. Je n’ai jamais eu ce plaisir, mais je serais très-curieux qu’elle me fût montrée… Et quant au visage, votre impression lui est-elle favorable ?

— On n’en vit jamais de plus doux, répondit Phœbé ; il l’est presque trop pour appartenir à un homme.

— Et dans les yeux, nul égarement ? continua Holgrave, si animé que Phœbé en éprouva quelque embarras, ainsi que de la liberté calme avec laquelle il se prévalait de leur connaissance à peine faite. Rien de ténébreux, rien de sinistre nulle part ?… Vous serait-il impossible de croire à quelque grand crime commis par l’original de ce portrait ?

— Il est ridicule à nous, dit Phœbé avec un peu d’impatience, de disserter ainsi sur un portrait que vous n’avez jamais vu… Vous vous méprenez, sans doute… Un crime ! y songez-vous ?… Mais puisque vous êtes lié avec ma cousine, que ne lui demandez-vous de vous montrer cette miniature ?

— La vue de l’original servira mieux mes projets, répondit froidement le photographe… Quant à son caractère, inutile de le discuter… Un tribunal compétent, ou qui se regarde comme tel, a déjà résolu le problème qui s’y rattache… Arrêtez cependant ! demeurez encore un peu, s’il vous plaît !… J’ai une proposition à vous faire. »

Phœbé, sur le point de battre en retraite, se retourna non sans quelque hésitation ; elle ne comprenait rien à ce sans gêne qui, en y regardant bien, n’était cependant qu’un oubli des règles de l’étiquette et n’avait aucun caractère offensant.

« Si vous l’aviez pour agréable, continua-t-il, je vous déléguerais volontiers le soin de ces fleurs et de ces respectables volailles. Enlevée comme vous venez de l’être à la besogne des champs, vous éprouverez bientôt le besoin de ces travaux en plein air… Quant à moi, je ne suis jardinier fleuriste que par occasion… Soignez donc, arrangez à votre gré les plates-bandes du parterre ! Je ne vous demanderai qu’une rose, par-ci par-là, pour me payer les excellents légumes dont je prétends enrichir la table de miss Hepzibah ; nous nous trouverons ainsi collaborer, à peu près selon les règles de l’Harmonie sociétaire. »

Sans répondre, et quelque peu surprise de se trouver si obéissante, Phœbé se mit à sarcler une des planches de fleurs. Mais, pendant ce travail, elle se préoccupait surtout du jeune homme avec qui elle se trouvait, si à l’improviste, sur le pied d’une familiarité surprenante. Il ne lui plaisait que médiocrement. Son caractère embarrassait la petite campagnarde comme il eût embarrassé maint observateur tout autrement expérimenté ; en effet, sa conversation, généralement badine, n’en laissait pas moins sur l’esprit de la jeune fille une impression de gravité, de sévérité à peine tempérée par l’âge de son interlocuteur. Elle se révoltait, d’ailleurs, contre l’influence d’une sorte d’élément magnétique, partie intégrante de cette organisation d’artiste, et qu’Holgrave exerçait sur elle, peut-être sans en avoir conscience.

Bientôt, le crépuscule, aidé par l’ombre des arbres et des bâtiments voisins, emplit le jardin d’une obscurité toujours croissante.

« Le moment est venu, dit Holgrave, de quitter le travail ! Mon dernier coup de houe a tranché la tige d’une fève… Bonne nuit, miss Phœbé Pyncheon !… Si par quelque belle matinée, vous vouliez mettre dans vos cheveux un de ces boutons de rose, et venir me trouver dans mon atelier de Central-street, je choisirai le plus pur rayon de soleil pour reproduire l’image de la fleur et de celle qui en sera parée. »

Il se dirigea vers son pignon solitaire, mais, arrivé sur la porte, il tourna la tête pour crier à Phœbé d’un ton moitié riant et moitié sérieux :

« Gardez-vous de boire à la source de Maule !… Gardez-vous d’y boire ou d’y tremper votre front.

— La source de Maule ? répondit Phœbé… Serait-ce par hasard cette eau entourée de pierres moussues ?… Je n’ai jamais songé à m’y désaltérer… Mais pourquoi cette recommandation ?

— Oh ! répondit le photographe, parce qu’elle est enchantée, ni plus ni moins que la tasse de thé d’une vieille dame ! »

Il disparut, et Phœbé, s’attardant un moment encore, vit luire dans une chambre du pavillon qu’il habitait, d’abord la lueur vacillante d’une bougie, puis les fixes et tranquilles rayons d’une lampe nocturne. En revanche, quand elle rentra chez Hepzibah, elle trouva sous le plafond bas du salon des ténèbres que ses yeux ne pouvaient percer. Tout au plus se rendait-elle compte que, sur un des fauteuils à dossiers droits un peu à l’écart de la fenêtre, la grande et maigre demoiselle était assise, et que son pâle profil à peine entrevu était tourné vers un angle de la pièce.

« Allumerai-je une lampe ? demanda-t-elle.

— Comme vous voudrez, chère enfant, répondit Hepzibah. Mais placez-la sur la table au coin du corridor. Mes yeux sont affaiblis, vous le savez, et ne peuvent pas toujours supporter la lumière. »

Quel admirable instrument est la voix humaine ! Comme il correspond merveilleusement aux moindres émotions de l’âme ! L’accent d’Hepzibah, contrastant avec la vulgarité des mots qu’elle prononçait en ce moment, s’était empreint d’une onction pénétrante, puisée dans les plus ardentes aspirations de son cœur. Tout en allumant la lampe dans le corridor, Phœbé s’imagina que sa vieille parente lui adressait encore la parole.

« À l’instant, cousine, à l’instant ! répondit la jeune fille : — les allumettes ne font que s’éteindre l’une après l’autre. »

Mais, au lieu d’une réponse d’Hepzibah, il lui sembla qu’elle entendait murmurer une voix inconnue. Murmure singulièrement indécis, d’ailleurs, — dont aucune articulation n’était distincte, — et traduisant plutôt un sentiment, une sympathie, qu’une conception de l’intelligence, une idée plus ou moins susceptible de prendre corps. Sa vague irréalité, produisant à peine une impression quelconque, éveillait tout juste un mystérieux écho dans l’âme de Phœbé, qui crut avoir pris un tout autre bruit pour celui de la voix humaine, et même, l’instant d’après, se figura n’avoir rien entendu.

Elle déposa la lampe allumée dans le corridor, et rentra ensuite au salon. La taille d’Hepzibah, bien que ses vêtements noirs la confondissent avec les ténèbres, était maintenant un peu plus visible, mais dans le fond de la pièce, dont les parois reflétaient si imparfaitement la lumière, l’obscurité restait aussi épaisse qu’auparavant.

« Ma cousine, dit Phœbé, ne venez-vous pas de m’adresser la parole ?

— Non, chère enfant, » répondit Hepzibah.

Moins de mots que naguère, mais revêtus de la même harmonie mystérieuse ; leur accent plein de douceur et d’une mélancolie presque sereine, semblait pris au fond du cœur d’Hepzibah, et comme imbibé de ses émotions les plus intimes. Ils avaient aussi un frémissement dont Phœbé ressentit le contre-coup, transmis par cette électricité qui est l’attribut de tout sentiment énergique. La jeune fille s’assit, et demeura muette un moment. Mais bientôt, la finesse de ses perceptions lui donna conscience d’un souffle irrégulier qui palpitait dans un obscur recoin de la chambre. La présence d’un tiers lui fut ainsi révélée comme par un médium invisible.

« Ma chère cousine, demanda-t-elle en surmontant une répugnance indéfinissable…, est-ce qu’il n’y a personne avec vous dans cette pièce ?

— Chère petite Phœbé, dit Hepzibah qui s’était tue un moment, vous vous êtes levée de bonne heure et vous avez travaillé toute la journée… Allez dormir, je vous en supplie : je suis sûre que vous avez besoin de repos… Laissez-moi me recueillir encore un peu dans ce salon… J’en ai l’habitude, chère enfant, et depuis plus d’années que vous n’en avez passé sur la terre. »

Tout en la congédiant ainsi, la vieille fille, se rapprochant d’elle pour l’embrasser, la pressa contre son coeur dont le battement irrégulier et puissant accusait un grand tumulte intérieur. Comment, en ce vieux cœur désolé, pouvait-il se trouver encore tant de tendresse, qu’elle la prodiguait ainsi à sa compagne de quelques heures ?

Bonne nuit, ma cousine, dit Phœbé que troublaient les étranges allures d’Hepzibah… Je suis enchantée que vous commenciez à m’aimer un peu. »

Rentrée dans sa chambre, elle ne s’endormit pas immédiatement, ni d’un sommeil très-profond. À un moment donné de cette nuit ténébreuse, et comme à travers le voile transparent de quelques rêves légers, il lui sembla percevoir sur l’escalier un bruit de pas qui montaient pesamment, mais sans force ni décision. La voix d’Hepzibah, aussi atténuée que possible, accompagnait ce bruit de pas ; et comme naguère, chaque fois que sa cousine se taisait, Phœbé crut entendre ce murmure étrange et vague — qui était, en quelque sorte, l’ombre d’une parole humaine.