La Maison du péché (1902)/7

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Calmann-Lévy (p. 60-75).


VII


— Cette vieille dame est partie, disait madame Angélique à son fils. J’ai trouvé ses prétentions exorbitantes, mais vous aviez promis, j’ai dû céder.

— Vraiment, répondit Augustin, depuis ce matin je me gourmande moi-même d’avoir si mal défendu vos intérêts. J’étais mal à mon aise aujourd’hui, ennuyé, préoccupé, tout à fait stupide… Et puis, cette madame Lassauguette m’a tellement harcelé !…

— Vous êtes allé chez mademoiselle Courdimanche lui présenter mes excuses ?

— Oui, je lui ai dit que vous n’étiez pas en état de sortir, ce soir… Vous aurez bien le temps de voir les Loiselier et leur fille, si… si je me décide…

— Nous ne connaissons personne ; nous vivons comme des reclus : si vous désirez vraiment vous marier, il faut bien nous en remettre à la complaisance de nos amis qui vous ont cherché une fiancée. M. et mademoiselle Courdimanche disent que l’abbé Chavançon, leur cousin, ami intime des Loiselier, estime infiniment cette famille…

— Si je désire me marier ! s’écria Augustin, on dirait que j’ai supplié mademoiselle Courdimanche de me donner une femme de ses mains. Depuis quinze jours, elle ne me parle que des vertus, des talents, des grâces de mademoiselle Loiselier. Et le capitaine, l’abbé Le Tourneur, M. Chavançon et vous-même, ma bonne mère, tout le monde me répète en chœur : « Marie-toi !… Marie-toi !… » C’est obsédant !

— Ah ! mon enfant, que dites-vous ! Que je vous presse de vous marier ?… Certes, je ne suis pas l’ennemie du mariage, bien que je connaisse les grandes peines inséparables de cet état. Mais vous n’avez pas la vocation du sacerdoce, et l’Église voit avec déplaisir le célibat des laïques… Il faut donc penser à vous marier.

— C’est l’avis de M. Forgerus… Il m’écrit une lettre de conseils et de félicitations, comme si j’étais déjà fiancé… Voyez plutôt…

— Il tendit la lettre à sa mère. Madame de Chanteprie lut, à mi-voix :

« J’ai longtemps prié avant de vous écrire, mon cher enfant. Le conseil que vous implorez ne peut vous venir que de Dieu ; mais je voudrais, en éclairant votre conscience, vous préparer à bien entendre ce conseil.

» Je ne pense pas que vous souhaitiez le mariage comme le souhaitait votre patron saint Augustin, lorsqu’il n’était pas encore saint, lorsqu’il aspirait seulement « à satisfaire la passion qui n’est jamais satisfaite », et qu’il était « moins amoureux du mariage qu’esclave de la volupté ». Vous étiez plutôt, ce me semble, dans les sentiments d’Alype, cet Alype qui s’accommodait si bien du célibat, et ne voulait point se marier afin de vivre, avec ses amis, dans l’amour de la sagesse. Je ne pense pas non plus que vous recherchiez dans le mariage l’occasion et le moyen d’augmenter votre fortune… Je sais, mon cher ami, je sais que votre jeunesse a rempli les promesses de votre enfance et que vous êtes chaste, fidèle, heureux de votre condition, appliqué à vos devoirs. Pour donc m’inquiété-je, à cette heure où vous montrez cependant une disposition de cœur si parfaitement conforme à la volonté de Dieu ?

» Je m’inquiète pourtant et je prie ; je prie pour vous, avec ferveur et tremblement, et je demande à Dieu, pour vous, les grâces de clairvoyance et de force qui vous sont nécessaires, au moment de vous engager dans un nouvel état.

» Je demande une grâce de clairvoyance. Vous ignorez la femme, mon cher fils. Les quelques femmes que vous fréquentez revêtent à vos yeux, par l’âge, la vertu, la parenté, un caractère vénérable. C’est une mère en qui vous admirez une nouvelle Monique ; c’est une amie qui conserve, dans sa vieillesse, l’ignorante pureté d’un enfant ; c’est une paysanne, une servante, corps flétri par le travail, esprit naïf, conscience obscure… Aimez-les, respectez-les ; craignez la femme. Une Ève innocente et corrompue nous apparaît toujours, et nous devons lutter contre elle. Éternel combat, dont les vieillards ne se souviennent pas sans épouvante. Dans le mariage, comme dans l’amour illégitime, la femme est l’ennemie de l’homme, et le saint qui pèche sept fois par jour, pèche six fois à cause d’elle.

» Ne vous trompez pas, mon enfant, sur la nature et l’issue de ce combat mystérieux dont je vous parle. Il ne s’agit pas seulement du conflit entre la passion et le devoir, entre la chair et l’esprit. Par une bénédiction spéciale, vous n’avez point connu ces luttes grossières où succombent presque tous les jeunes gens de votre âge. La tentation ne s’est pas approchée de vous qui ne l’avez point cherchée. Ne vous enorgueillissez pas d’une vertu qui ne vous appartient pas en propre, puisque vous la tenez toute de Dieu. Ni le vice brutal, ni la fausse tendresse, plus dangereuse mille fois, n’ont cueilli les prémices de votre jeunesse. Remerciez Dieu, qui vous a tant aimé !

» Aujourd’hui, la femme entre dans votre vie, sous l’aimable et rassurant aspect d’une jeune fille chrétienne. Faut-il vous fier entièrement à ces apparences de sagesse, de prudence, de douceur, qui vous enchanteraient plus encore que la passagère beauté ? Et ne faut-il pas vous défendre contre cette beauté même ?… Prenez garde, mon enfant, que les charmes de votre fiancée ne vous emportent à quelque excès d’affection qui serait préjudiciable à tous deux, en dénaturant le caractère du mariage ; prenez garde d’aimer la créature autant que Dieu, ou de ne point l’aimer en Dieu. Redoutez ces ruses de la tendresse féminine, ces jalousies, ces prières, qui, sous couleur d’amitié conjugale, incitent l’homme à une espèce d’idolâtrie non moins criminelle que celle des païens. Ne mettez point sur l’autel intérieur de votre âme un être pécheur comme vous, mortel comme vous. Aimez votre femme et n’adorez que Dieu. L’homme est le chef de la femme. L’autorité lui appartient, autorité réglée par la justice et tempérée par l’affection. Vous devrez gouverner votre épouse, mon cher Augustin, la maintenir dans son devoir, la défendre contre les tentations, la protéger contre sa propre faiblesse. Vous êtes responsable de son salut, puisque vous êtes son chef, puisqu’elle ne doit que vous obéir et vous suivre. Mais comment la gouverner, si vous ne savez pas vous gouverner vous-même ? comment la conduire, si vous vous égarez ? comment la reprendre, si vous cédez à ses caprices, à ses larmes, à ses caresses ?… Elle sera vertueuse et soumise, direz-vous. Hélas ! elle sera toujours femme, et sa beauté, sa vertu même, sa faiblesse surtout, lui donneront des armes mystérieuses dont vous éprouverez la puissance.

» Voilà pourquoi je demande à Dieu qu’il vous donne la grâce de clairvoyance et la grâce de force. Je le prie ardemment de bénir votre mariage, afin que ce mariage accroisse vos mérites en assurant votre bonheur. Demeurez éloigné de la passion autant que de l’égoïsme. Et si vous trouvez dans votre épouse une foi chancelante ou mal instruite, alors, ô mon enfant, affermissez-la, éclairez-la, par la parole, par l’exemple, par une sollicitude de chaque moment. Saisissez cette âme avec une sainte violence : triomphez d’elle pour la sauver, emportez-la par les chemins de l’éternelle vérité jusqu’à la vie éternelle. Apprenez-lui, apprenez au monde ce que peut l’amour d’un chrétien… »

— Voilà de belles et sages paroles qu’il faut méditer, dit madame de Chanteprie. Si votre choix tombait sur une personne dissipée, mondaine, et qui ne fût pas sincèrement attachée à notre sainte religion, je m’opposerais de tout mon pouvoir à votre mariage. Mais puisqu’on dit tant de bien de ces Loiselier…

Augustin se mit à rire :

— Ah ! ma chère mère, où irais-je prendre une personne « mondaine et dissipée » ? Il faudrait donc qu’elle vînt me chercher ici !… Et c’est peu probable… Mademoiselle Cariste et son cousin Chavançon ont grande envie de marier mademoiselle Loiselier. Ils ont pensé que je ferais volontiers, comme Racine, un de ces mariages où l’intérêt et la passion n’ont point de part, un mariage de raison, de sagesse… Et puis, vous le savez, quand bien même mademoiselle Loiselier serait riche et jolie à éblouir, je ne me marierais pas sans votre approbation et votre bénédiction.

— Vous êtes un bon fils, dit madame Angélique. Si M. Forgerus vous entendait, il serait content de vous.


Une odeur de tarte à la frangipane remplissait la maison des Courdimanche. On entendait un crépitement de friture, des cliquetis de porcelaine et de cristal. Quand la cuisinière embauchée pour la circonstance ouvrait la porte de la salle à manger, la table apparaissait très grande, avec ses flambeaux allumés, ses pyramides de fruits et de mousse, sa nappe raide cassée aux coins.

Dans le salon, les fauteuils de reps vert garnis de housses au crochet étaient rangés en bel ordre. Le bronze de la pendule brillait comme un astre, entre deux bouquets de roses artificielles. Et la compagnie s’ennuyait convenablement dans cette pièce minuscule, un peu sombre, un peu humide, qui sentait la cave et la sacristie.

La compagnie, c’était M. et mademoiselle Gourdimanche, l’abbé Le Tourneur, l’abbé Chavançon, vicaire d’une grande paroisse de Paris ; c’était l’abbé Vitalis curé de Rouvrenoir, c’était M. Loiselier, fabricant d’images religieuses, membre de la Société de Saint-Vincent de Paul, madame Loiselier, présidente de l’« Association des Mères chrétiennes » de son arrondissement, et mademoiselle Eulalie Loiselier, leur fille.

Ils étaient venus à Hautfort, invités par Cariste Courdimanche, qui les connaissait à peine, et présentés par l’abbé Chavançon, qui les connaissait beaucoup. L’abbé, bon garçon, d’humeur avenante et de belle mine, dirigeait ces dames Loiselier, qui en avaient fait le conseiller indispensable, l’oracle de la maison. Il régnait ainsi sur quelques familles où son couvert était mis à un jour marqué de la semaine, où l’on n’achetait pas un meuble, où l’on n’ouvrait pas un livre, où l’on ne mariait pas une fille sans consulter M. l’abbé… M. l’abbé plaisait aux dames parce qu’il était indulgent, spirituel, « homme du monde » ; il ne déplaisait pas aux maris parce qu’il aimait les bons mots, et faisait oublier sa soutane, un peu gênante quelquefois. Trop léger pour être hypocrite, trop bien portant et trop gai pour être vicieux, Chavançon était, comme M. Le Tourneur, un fonctionnaire clérical qui ne valait ni plus ni moins qu’un autre fonctionnaire. Il faisait proprement son service, touchait ses appointements, et vivait content de soi et des autres. Chaque été, il partait pour un grand voyage, ravi d’échanger sa robe contre des vêtements civils : alors, il allait au théâtre, au concert, heureux de son escapade comme une femme du monde qui se compromet. Et il était si peu prêtre, par l’accent et l’allure, qu’on le prenait partout pour un acteur.

Cette incorrigible gaminerie, cette bonne humeur débraillée avaient charmé les Loiselier. Monsieur était un de ces hommes dont on ne dit rien, qu’on voit à peine, un quinquagénaire effacé, timide, qui était toujours de l’avis de tout le monde. Un sang pauvre colorait mal ses joues rasées, et, avec ses cheveux rares et pâles, avec ses chairs blêmes, M. Loiselier avait l’air d’un navet malade. Il tremblait devant madame son épouse, une maîtresse femme, qui était le maître de la maison. Grande, vigoureuse, d’une beauté de belle caissière qui a séduit le patron, madame Loiselier portait des robes cossues, des gourmettes d’or aux poignets, des chapeaux à plumes. Elle aimait l’argent, et tenait à sa réputation. Impitoyable aux servantes qui « fautaient », elle terrifiait les employés, quand elle traversait la boutique, parmi les Jésus peinturlurés et les ostensoirs de vermeil.

Assise sur le canapé, cette majestueuse personne écoutait en bâillant les discours du capitaine et songeait que le gendre promis ne se hâtait point d’arriver. Impatiente, elle tançait « Fillette », qui oubliait de se tenir droite, oubli fâcheux, car Eulalie Loiselier avait naturellement la poitrine creuse et le dos rond. « Fillette », vivant portrait de son père, anémique et blondasse, le teint presque aussi beige que sa robe beige, « Fillette » faisait penser à ces malheureux petits brins d’herbe sur lesquels on a marché. Docilement, elle se redressait, tendant sur sa gorge plate les draperies du corsage-châle et les bretelles de ruban qui avaient la prétention d’« avantager ».

— Dites donc, cousine, fit l’abbé Chavançon, est-ce que votre jeune ami n’aurait pas oublié l’heure, à courir les bois ?

— Augustin ne court pas les bois. Il est à Hautfort et je l’ai vu aujourd’hui même, très affairé, parce qu’il était en pourparlers avec deux dames, deux Parisiennes qui vont acheter les Trois-Tilleuls.

L’abbé Chavançon se tourna vers un prêtre très grand, très mal vêtu, le visage énergique et creusé, les cheveux bruns, droits sur la tête.

— Des paroissiennes pour vous, Vitalis.

— Si elles ressemblent à mes autres paroissiens, il me restera du loisir pour cultiver mon jardin ! dit le prêtre au visage sombre.

— Oui, Rouvrenoir est une cure de tout repos… Beau pays de chasse, par exemple !

— Gâté par les braconniers. Il y a encore du faisan, mais le lièvre disparaît !… Et le perdreau se fait rare ?

— Et dites donc… le casuel !… Il n’est pas fameux, le casuel ?

— Plutôt chétif. Mais j’ai peu de besoins, et ma mère est si économe !

— Ah ! vous avez votre mère avec vous ! C’est bien commode. On a tant d’ennuis avec les servantes ! Les meilleures s’abîment à Paris.

— Ne dites pas de mal de Paris ! dit l’abbé Le Tourneur, soupirant à ce nom magique.

— Paris a ses avantages… l’indépendance, les relations agréables…

— Le gros casuel…

— Le gros casuel… Oui… Mais le service est dur dans nos grandes paroisses… Et puis, le sentiment religieux se perd. Que de gens, dans les faubourgs, se marient et se font enterrer civilement, par économie !…

— Oui, dit M. Le Tourneur. Quelle époque !…

La servante annonça :

— Monsieur de Chanteprie.

Le capitaine s’élança, saisit Augustin par la manche et le présenta aux dames Loiselier. Puis, tout bas :

— Offre ton bras à la demoiselle.

On passait dans la salle à manger. L’abbé Chavançon commença aussitôt l’histoire de ses dernières vacances, pour « rompre la glace ». M. de Chanteprie, placé entre madame et mademoiselle Loiselier, jetait de timides coups d’œil sur ses voisines.

La mère lui plut médiocrement. Trop forte, trop fraîche, les joues pleines, les dents carrées les yeux couleur de vieil or, les cheveux frisés sur le front bas, elle avait un faux air d’ogresse. C’était un bel animal humain, bien nourri, harnaché d’étoffes chatoyantes, de pierres et de métaux. Et près d’elle sa fille semblait une ébauche de femme, que la mère égoïste avait créée avec un minimum de chair et de sang, et pas finie.

— On m’a dit que vous vous intéressiez à la culture ?

M. de Chanteprie devina qu’il allait subir une espèce d’examen, et, résigné :

— Je m’en occupe par nécessité et par goût. Notre petite fortune est presque toute en terres que nous louons à des métayers. Je suis obligé de diriger un peu ces braves gens, fort routiniers et réfractaires aux beautés de l’agronomie. Ça ne leur plaît pas toujours… et Testard ne se gêne pas pour me renvoyer à mes livres.

— Vous vivez toute l’année à Hautfort-le-Vieux ?

— Toute l’année.

— Vous ne voyagez jamais ?

— Jamais.

— Oh ! vous devez vous ennuyer mortellement, car, à votre âge, on a… des curiosités, des aspirations…

Madame Loiselier attendait une réponse mi-sentimentale, mi-galante, une allusion aux tristesses de la solitude, aux félicités espérées de l’amour.

— Voilà précisément ce qu’une dame, une Parisienne, me disait aujourd’hui… Et, quand je lui ai répondu que j’étais parfaitement heureux dans mon trou, elle m’a regardé d’un air de compassion.

— La dame du Chêne-Pourpre ? Celle qui doit acheter les Trois-Tilleuls ?

Augustin s’écria vivement :

— Vous la connaissez ?… Une jeune femme très brune, mince, pâle, avec de grands yeux… N’est-elle pas Italienne ?

— Je ne la connais pas du tout. Ces messieurs ont parlé d’elle.

— Ils la connaissent donc ?

— Pas que je sache ! dit madame Loiselier avec humeur. Mais, dans ces petites villes, un jeune homme ne peut pas parler à une dame sans que tous ses concitoyens en soient avertis.

— Je ne fréquente guère mes concitoyens, madame.

— Vous êtes un sauvage.

— À peu près… Je reste quelquefois huit jours sans lire un journal.

— Ne vous en vantez pas, mon ami ! cria l’abbé Le Tourneur, à travers la table. C’est un péché, un grand péché, de s’asseoir au bord de l’arène, en spectateur, pendant que les lutteurs du bon Dieu s’agitent… Madame, il faut gronder ce jeune homme. Il faut le persuader d’ « entrer enfin dans l’action».

La voix éclatante de l’abbé Chavançon couvrit tous les discours :

— …J’ai dit au curé : « Ce n’est pas une raison parce que je suis le plus jeune vicaire pour qu’on m’inflige toutes les corvées… »

Le capitaine découpait la dinde rôtie. L’abbé Vitalis écoutait mademoiselle Courdimanche qui gémissait sur la cherté du beurre et l’impiété de la femme de ménage. M. Loiselier expliquait que la France allait à sa ruine. « Fillette » regardait en dessous le jeune homme, et madame Loiselier, se rapprochant d’Augustin, murmurait tout bas :

— Oui, certes, il faut entrer dans l’action… Qu’attendez-vous ? l’occasion propice ? Elle s’offrira, tôt ou tard… Douteriez-vous de vos capacités ?

— Je ne suis pas ambitieux.

— Parce que vous n’avez pas confiance en vous-même. Vous avez besoin d’être rassuré, encouragé… Voyez les hommes célèbres : ils s’appuyaient tous sur une affection…

M. de Chanteprie devint glacé. La dame avait l’air de parler pour son propre compte… Oubliait-elle la triste Eulalie et le projet de mariage ? S’offrait-elle comme belle-mère, ou comme Égérie ? Ses yeux d’ogresse s’attendrissaient.

Alors, sans négliger de répondre à madame Loiselier, Augustin se tourna plus souvent vers mademoiselle Eulalie. Il essaya de la faire causer, mais « Fillette » ne répondait que par monosyllabes. Et M. de Chanteprie, plus attentif, remarqua l’oreille de la jeune fille, une oreille large et plate, découverte par les cheveux plantés trop haut, une oreille anémique, une oreille bête !…

Maintenant, madame Loiselier jouait consciencieusement son personnage de mère noble. Elle parlait de sa vie à Paris, une vie remplie par les devoirs mondains et les bonnes œuvres. Elle citait les noms de prêtres, d’évêques, de philanthropes professionnels… Ah ! « Fillette », dans un tel milieu, avait été bien élevée !… M. de Chanteprie écoutait sans entendre, obsédé, agacé par l’oreille plate et pâle dont il ne pouvait détacher son regard. Et, soudain, il revit le profil de Fanny Manolé sous la dentelle, et l’oreille délicate, rose, toute petite, mi-cachée par le feston du tulle et la masse bouclée des cheveux noirs.

Et la pensée du jeune homme s’évada, bien loin des Loiselier et des Courdimanche, vers les arbres blancs, les prés en fleur, les chemins bordés de violettes, et l’immense horizon bleuâtre… Il se rappela, mot pour mot, toutes les paroles de madame Manolé. Comme elle avait bien su parler de la nature, des bois, du ciel ! Comme elle avait compris le charme rustique de la vieille maison !

M. Le Tourneur disait les grâces. Augustin, tiré de son rêve, conduisit « Fillette » au salon.

— Mon cher abbé, disait tout bas madame Loiselier à M. Chavançon, vous ne m’aviez pas dit que M. de Chanteprie se destinait à la vie érémitique !

— Bah ! quand il sera marié, il sortira de son ermitage.

— S’il se marie jamais !… M. Loiselier ne voudra point donner « Fillette » à ce sauvage. Voyez-vous ce jeune rustre qui croit nous honorer de son alliance !…

— M. Loiselier voudra ce que vous voudrez. Mais, chère amie, il n’a donc pas fait sa cour à « Fillette » et à vous, ce jeune rustre ?

— Il m’a parlé grande culture, drainage, assolements et phosphates.

Mademoiselle Cariste servait le café. L’abbé Chavançon se mit à compter les potins du presbytère, où il avait son appartement. Puis il demanda la permission d’allumer une cigarette.

— Comment, Victor, vous fumez ! s’écria le capitaine.

— Cousin, répliqua l’abbé, ne soyez pas scandalisé : la cigarette est licite dans l’intérieur des maisons. Est-ce que la tabatière vous paraît plus canonique, la traditionnelle tabatière, attribut du curé de village, et compagne inséparable du mouchoir à carreaux ?

Cette réplique fit rire tout le monde, et Chavançon reprit :

— Je parierais cent sous que notre ami Vitalis a une pipe dans la poche de sa soutane, une grosse pipe en terre, patiemment culottée pendant les loisirs que les gens de Rouvrenoir font à leur pasteur.

— Ne pariez pas, vous gagneriez ! répondit Vitalis en exhibant un court « brûle-gueule » qu’il fit disparaître aussitôt. Cette pipe, une vieille amie, n’offense pas la vue de mes ouailles, bien au contraire ! Tant que j’ai fait du zèle, — je vous parle de mes lointains débuts à Rouvrenoir, — j’aurais rougi de vivre comme tout le monde, et j’affectais, naïvement, des allures de réformateur. Je tenais les gens à distance pour ne pas compromettre mon prestige, et les gens, me croyant fier, se divertissaient à mes dépens. Aujourd’hui, j’ai perdu cette ardeur de jeunesse, et mes illusions ; je demande peu pour recevoir moins encore, et mes paroissiens, ravis de n’être plus « embêtés », comme ils disent, vivent avec moi en bonne intelligence… Un curé qui presse le cidre, qui taille les arbres, et qu’on rencontre, le matin, tendant des pièges aux petits oiseaux, un curé qui fait des sermons très courts et n’attaque pas le gouvernement, on le respecte, on l’estime… Et personne ne s’avise plus d’imiter le corbeau derrière lui.

— Eh ! mon cher, dit l’abbé Le Tourneur, je savais bien que ça ne durerait pas, ce prosélytisme passionné, intransigeant. Mais vous allez aux extrêmes… Vous vous laissez tondre la laine sur le dos par le conseil municipal…

Au coup de dix heures, la famille Loiselier prit congé. Les adieux furent brefs et tièdes.

Pendant que les Courdimanche reconduisaient leurs hôtes jusqu’à la diligence, Augustin et Vitalis montèrent ensemble la rue Bordier.

— Eh bien ? dit le prêtre avec une malice affectueuse, y aura-t-il promesse de mariage entre mademoiselle Eulalie Loiselier et M. Augustin de Chanteprie ?

Le jeune homme se prit à rire :

— Vous n’avez donc pas regardé la belle-mère ?… Elle cachait mal sa rancune contre l’innocente mademoiselle Cariste. Ces gens regrettent d’être venus si loin pour voir un huron, un iroquois !

— Dame !… vous n’étiez pas brillant, ce soir. On aurait dit que vous pensiez à tout autre chose qu’à des fiançailles.

— Mon cher ami, les Loiselier sont peut-être meilleurs et plus intelligents qu’ils n’en ont l’air, mais nous n’avons rien de commun, eux et moi : ni les goûts, ni les idées, ni les habitudes. Ils m’ont ennuyé ; je leur ai paru très ridicule…

— Et la jeune fille ?

— Elle n’a presque rien dit ; je l’ai vue à peine… Elle n’existe pas pour moi… Tout de même, je me sens joyeux, allègre, délivré !… Je respire !… Oui, comme si je venais d’échapper à un grand péril !…

— Prenez garde, dit l’abbé. Prenez garde de ne pas tomber de Charybde en Scylla. Il n’y a pas que des demoiselles Loiselier au monde… Voici votre porte, allez rassurer votre mère. Bonsoir, mon ami.

— Bonsoir.