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La Meilleure Part/Texte entier

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La Meilleure Part

de Janie DALLIER

I

Ce soir, Yves, j’ai une chose très importante à vous apprendre…

Le ton solennel de Gisèle alerta immédiatement la vigilance du jeune homme. Depuis qu’il l’aimait, et surtout depuis qu’elle l’avait accepté comme fiancé, il était sur le qui-vive. Non que Gisèle fût volage ou déloyale, certes ! Elle l’aimait sincèrement, il en était sûr, et il n’avait aucun rival à redouter. Mais ce bonheur auquel il avait accédé trop facilement lui faisait peur. Il restait encore tout étourdi de son aventure. Dans les bureaux de la grande entreprise métallurgique où il travaillait en qualité d’ingénieur, Gisèle avait été engagée comme secrétaire-dactylo, et tout de suite Yves Lebonnier en était tombé amoureux. Il n’était pas le seul ! Gisèle Nadeau était une de ces ravissantes créations de la nature que le goût parisien, l’art et un soupçon d’artifice transforment en chefs-d’œuvre vivants. Elle savait éclaircir et dorer ses cheveux, désherber ses sourcils, ombrer ses longs cils bruns sur ses yeux d’aigue marine, souligner le dessin de la bouche, entretenir la finesse de ses mains, s’habiller avec une élégance impeccable, pimentée d’une note d’excentricité, Son éclat, la grâce de ses mouvements, sa désinvolture aussi, lui donnaient l’air d’une princesse parmi les autres dactylos.

— Elle ne restera pas longtemps ! avaient prédit tout de suite les collègues d’Yves Lebonnier. Et les suppositions allaient leur train. Le gros Maurice, romanesque à ses heures, annonçait qu’elle allait séduire un milliardaire américain ; mais Albert, plus moderne, répliquait d’un ton railleur :

— Mon pauvre vieux ! Tu en es encore aux Contes de Perrault ! Mais à notre époque, les jolies filles comme Gisèle ne rêvent plus du Prince Charmant : elles ne songent qu’à faire du cinéma !

Yves, lui, ne disait rien. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle semblait promise, en effet, à un avenir brillant digne de sa beauté ; et il en souffrait…

Le hasard voulut qu’on affectât la nouvelle dactylo au service personnel de M. Lebonnier. Seuls, enfermés dans le même bureau plusieurs heures par jour, ils firent forcément plus ample connaissance, et Yves s’aperçut avec joie qu’il ne déplaisait pas à Gisèle. Cela lui donna de l’assurance et il comprit qu’après tout il pouvait tenter sa chance auprès d’elle sans être ridicule. Il avait vingt-sept ans et il gagnait largement sa vie ; physiquement, il était ce qu’on appelle « un beau gars », robuste et viril ; de plus, il était intelligent, instruit et bien élevé ; tout compte fait, il représentait « un bon parti » pour une simple dactylo, même jolie comme une star ! Est-ce pour ces considérations d’ordre raisonnable et pratique que Gisèle l’avait agréé lorsqu’il avait osé lui parler d’amour ? Il ne le croyait pas, ou plutôt, il croyait et c’était probablement la vérité que, si ces considérations avaient influencé Gisèle, elle y joignait cependant un réel sentiment pour lui. Sinon, pourquoi l’aurait-elle choisi, lui, parmi tous les prétendants qui papillonnaient autour d’elle ?

Oui, elle l’aimait, il en était certain ! Cette certitude l’avait d’abord ébloui et comblé de joie… Il eût même été parfaitement heureux s’il n’avait possédé un caractère inquiet, apte à se tourmenter pour les motifs les plus minimes, et même sans motif. Épouser Gisèle, vivre avec elle toute sa vie, était-ce possible ? Le rêve n’était-il pas trop beau pour être réalisable ? Tous les imprévus lui paraissaient menaçants. Et c’est pourquoi, ce soir-là, dans le parc Monceau où il se promenait avec Gisèle, après la sortie du bureau, il dressa l’oreille, le cœur aux aguets, en l’entendant parler d’une « chose très importante ». Il s’efforça néanmoins de badiner :

— Oh ! oh !… vous m’impressionnez ! De quoi s’agit-il ?

Elle était arrêtée devant un massif de tulipes, et involontairement il la comparait à ces fleurs racées, si pures de lignes et si riches de couleur, qui se balançaient doucement à la brise du soir, avec leurs pétales clos comme des mains jointes sur le mystère de leurs étamines. Gisèle aussi avait un secret, il le sentait bien, et il avait peur du moment où elle le lui révélerait, car ce secret pouvait être un obstacle entre eux…

— Vous devez être le premier, dit-elle, à connaître une grave décision que j’ai prise, et qui va bouleverser toute ma vie…

Il faillit crier : « Non ! non !… » sans même savoir ce qu’était cette décision. Tout changement dans l’équilibre miraculeux de son bonheur ne pouvait être que néfaste. Le cœur serré par une angoisse inexplicable, il l’écoutait…

— Je vais donner ma démission au bureau, dit-elle sans le regarder.

Il tressaillit, et les commentaires ironiques de ses collègues lui revinrent brusquement à la mémoire : « Elle ne restera pas longtemps ! Un millionnaire va l’enlever, ou bien elle va faire du cinéma ! » Hypothèses qu’il aurait voulu trouver absurdes, mais qui, ce soir, prenaient une affreuse vraisemblance…

— Donner votre démission ! murmura-t-il, saisi. Mais… pourquoi ? Vous n’êtes pas bien, là, avec moi ? Vous avez trouvé une meilleure place ?

Elle secoua ses boucles dorées et s’expliqua franchement :

— Je ne veux plus travailler dans un bureau. Il y a longtemps, très longtemps, que je rêve d’un autre métier… Jusqu’ici, mon père s’y était opposé, mais il s’est enfin laissé fléchir…

— Un autre métier… répéta sourdement Yves.

Il ne demanda pas lequel. Il le savait. Ainsi, la catastrophe qu’il avait tant redoutée se produisait… Il en restait assommé, comme s’il avait reçu un coup de massue. À travers un brouillard, il entendit le rire un peu nerveux de Gisèle.

— Ne faites pas une tête comme ça, Yves ! Ça n’a rien de tragique, et puis, vous deviez vous y attendre. Je vous ai toujours dit que je voulais être artiste !

— Oui, en effet… balbutia-t-il. Mais j’espérais que ça n’arriverait jamais…

— Je vous remercie ! répliqua-t-elle, la voix plus âpre. Vous saviez que c’était le rêve de ma vie, le seul moyen de me rendre heureuse, et vous souhaitiez le contraire ! C’est cela, sans doute, ce que les hommes appellent « aimer » ?

Il baissa la tête, confus et très malheureux.

— Pardon, Gisèle… Oui, vous avez raison, mon amour est égoïste… Mais je vous aime tant, voyez-vous, qu’à l’idée de vous perdre…

Par contraste avec l’embarras du jeune homme la jeune fille se montrait calme, lucide, décidée.

— Me perdre ? dit-elle. Pourquoi cela ? En vous annonçant mes projets, je n’avais pas du tout l’intention de jouer une scène de rupture ! En quoi mon nouveau métier peut-il changer nos sentiments ? M’aimerez-vous moins parce que je ne serai plus attelée huit heures par jour devant une machine à écrire, parce que j’exercerai une profession qui me plaît et qui m’enthousiasme ?

Comme elle était jolie ! Derrière elle, les grands arbres, les ruines romantiques du parc se mirant dans la pièce d’eau, semblaient constituer déjà un décor de théâtre dont le soleil couchant était le projecteur ; il ciselait le fin visage de la jeune fille, changeait ses cheveux blonds en auréole et lui mettait aux yeux le désir du succès… Oui, elle était faite pour la lumière, la musique, les bravos… C’était si évident qu’Yves en fut accablé. Il eut un pauvre sourire.

— Au contraire, ma chérie, je ne vous en aimerai que davantage. Mais vous ?…

Elle fronça ses sourcils si bien dessinés.

— Moi ?… Que voulez-vous dire ? Croyez-vous que je ne puisse pas rester sérieuse dans ce milieu aussi bien que dans un autre ? Vous croyez encore aux vieilles histoires suivant lesquelles les artistes mènent une vie frivole et débauchée ?

Il protesta.

— Non ! Je sais fort bien que la plupart des vrais artistes ont une existence régulière et même bourgeoise. Et puis, j’ai confiance en vous, Gisèle…

— Merci, murmura-t-elle en souriant.

— … Mais reprit-il, je veux dire que votre profession va vous accaparer totalement… D’abord, elle va vous séparer de moi, vous éloigner souvent… Même quand vous serez à Paris, vous n’aurez pas beaucoup de temps à me consacrer… Les représentations, les répétitions, les essayages, la publicité, et mille choses qui doivent surgir à chaque instant… Que restera-t-il pour moi, dans ce tourbillon où vous serez entraînée ?

Elle rit encore, et cette fois c’était son rire frais, son rire de gamine, qu’il aimait tant.

— Holà !… Comme vous y allez ! Pas si vite, grand fou ! Vous voilà plus emballé que moi ! Vous me voyez déjà vedette !

— Naturellement. Si vous vous lancez dans ce métier, vous réussirez ! affirma-t-il avec ferveur.

Elle lui caressa doucement la joue. Elle était émue et ravie.

— C’est gentil de me dire ça, monsieur mon fiancé… Mais je n’en suis pas encore là. Pour le moment, je vais prendre des cours de comédie et de chant. Je ne débuterai pas avant plusieurs mois, plusieurs années peut-être…

— Oh ! soupira-t-il, je suis sûr que vous n’attendrez pas longtemps… Vous êtes si jolie ! Les directeurs et les producteurs se disputeront ma petite Gisèle, et moi je serai délaissé…

Elle lui donna une tape sur la main.

— Taisez-vous ! Vous savez bien que je vous aime…

— Oui, mais vous aimez encore mieux « le rêve de votre vie… » dit-il d’un ton amer.

Et brusquement, la prenant par le bras, avec cette rage de démolir leur bonheur qu’ont parfois les amoureux, il lui jeta :

— Si je vous demandais de choisir, Gisèle ?

Une ombre passa sur les beaux yeux couleur de mer, et la jolie bouche fardée se crispa.

— Ne me le demandez pas, Yves, Soyez raisonnable. Je vous pose loyalement la question : acceptez-vous de me partager avec les exigences de ma carrière artistique ? Si c’est oui, rien ne sera changé entre nous. Si c’est non… vous serez seul responsable de la rupture…

Ce dernier mot semblait au jeune homme un fer rouge sur la plaie de son cœur. Il ne pouvait pas le supporter ! Malgré lui, il cria si fort que des gens assis sur un banc le regardèrent, étonnés, et qu’un vieux monsieur chuchota à sa compagne, avec un soupir de regret :

— Une dispute entre amoureux…

— Gisèle !… disait Yves, éperdu. Ne prononcez pas ce mot ! Vous savez bien que je suis prêt à tout pour vous garder, si peu que ce soit !

Elle eut un sourire triomphant.

— Là !… Vous voici devenu raisonnable. Vous comprenez bien, Yves, qu’à notre époque un être ne peut plus appartenir complètement à un autre être. J’ai, autant que vous, le droit d’affirmer ma personnalité de réaliser mes aspirations. Nous suivons chacun notre carrière, et cela ne nous empêchera pas d’être très unis…

Il approuvait d’un vague hochement de tête, ne voulant pas rouvrir la discussion. Mais l’idéal qu’elle évoquait n’était pas le sien… Il n’osait pas lui avouer qu’il en était resté, lui, à l’ancienne mode sur ce chapitre, et qu’il eût aimé voir sa femme se consacrer uniquement à lui, à son foyer, à ses enfants.

— Ces gosses sont insupportables !

Il sursauta. Cette phrase semblait répondre à sa pensée, et c’était Gisèle qui venait de la dire. Un des nombreux enfants qui jouaient dans les allées du parc Monceau s’était jeté étourdiment dans les jambes de la jeune fille ; une seconde, afin de ne pas perdre son équilibre, il s’accrocha à sa jupe, puis il repartit en courant, tandis qu’elle brossait du bout des doigts, avec une moue dégoûtée, les traces terreuses que les menottes avaient laissées sur le tissu beige clair…

Lorsque Yves rentra chez lui, ce soir-là, sa mère le regarda avec inquiétude.

— Qu’est-ce qui ne va pas, mon grand ? Tu t’es querellé avec ta fiancée ?

Il s’efforça de prendre un air dégagé.

— Pas du tout ! Seulement, je suis un peu contrarié parce qu’elle ne travaillera plus avec moi.

— Elle a été congédiée ?

— Non, Elle va donner sa démission,

Il n’osait pas encore révéler que Gisèle se lançait dans une carrière que sa mère jugeait fertile en tentations, embûches et périls de toutes sortes. Un peu lâchement, il expliqua sans préciser :

— Elle a trouvé une meilleure place…

— Une meilleure place ! s’étonna Mme Lebonnier. Mais la meilleure place, pour elle n’est-elle pas près de toi ! Décidément, je ne comprends rien à la mentalité des jeunes filles modernes !

— Ne cherche pas à comprendre, va, maman, conclut Yves avec un sourire un peu triste. Il faut les prendre comme elles sont !


II

— Je sens que tu m’échappes, que tu n’es plus tout à fait à moi…

— Tes soupçons sont blessants et ridicules. Je t’aime, tu le sais bien…

Oui, c’est Gisèle qui prononce ces paroles, mais elle ne s’adresse pas à Yves. Elle donne la réplique à un grand jeune homme qu’Yves, précisément, trouve stupide et prétentieux. Car il est là, Yves, assis au fond de la salle obscure, tandis que sur la scène chichement éclairée par une seule grosse lampe, les élèves du Cours d’Art dramatique Christophe répètent sous la direction du maître. Il y a maintenant trois mois que Gisèle étudie : la diction et la comédie chez Christophe, « la pépinière des vedettes », le chant chez Suzy Dorly, ancienne gloire du music-hall, la culture physique, la danse classique et moderne dans un institut spécialisé. Oh ! elle ne fait pas les choses à demi ! Elle brûle d’une ardeur qui doit être véritablement le « feu sacré », et elle ne ménage ni ses efforts ni ses peines. « Et dire qu’au bureau, pense Yves, je la trouvais parfois nonchalante… Ici, on voit qu’elle est dans son milieu, dans son climat… »

Elle y est même tellement qu’on ne peut plus l’en sortir. Yves ne la voit plus qu’en courant, entre deux répétitions, ou bien lorsqu’il vient l’attendre à la sortie d’un cours, comme ce soir. Mais le cours qui doit se terminer à six heures et demie se prolonge souvent bien plus tard, ni le maitre ni les élèves n’ayant la notion de l’heure. Alors, Yves at.end, résigné en apparence, mais en réalité rongé d’impatience, que l’Art veuille bien lui rendre son amour. Dans ce milieu où Gisèle s’ébat comme un poisson dans l’eau, il se sent, lui, complètement étranger. Les jeunes gens et les jeunes filles qui sont là, brûlant du même feu que Gisèle, lui apparaissent comme des pantins. Mon Dieu ! pourquoi se donnent-ils tant de mal pour feindre des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, pour composer des personnages factices ? Ne pourraient-ils, tout simplement, vivre leur véritable vie ? Yves Lebonnier, nature positive, ne comprend pas ce besoin qu’ont certains êtres de sortir d’eux-mêmes, de changer d’âme, de vivre des aventures imaginaires, en un mot de jouer la comédie.

— Non, Gisèle, votre : « je t’aime » n’est pas bon, intervient le professeur qui a une belle tête de tragédien sur le retour et une voix profonde. Vous dites cela beaucoup trop légèrement comme si vous disiez : « Il va pleuvoir ! »

Les élèves, filles et garçons, rassemblés dans les premiers rangs de la salle pour juger leurs camarades qui répètent, pouffent de rire ; mais Gisèle accueille sans broncher les reproches du maître et les rires des élèves. Yves, éberlué, se demande si c’est bien la même Gisèle qui, au bureau prenait un air pincé à la moindre remarque !

— Reprenez : « tes soupçons sont blessants et ridicules », en appuyant sur les adjectifs. Et puis « je t’aime », plus doucement, en traînant un peu avec une voix caressante… Un petit arrêt… « Je t’aime… » — virgule — tu le sais bien… »

Docile, Gisèle recommence, et la scène se poursuit. Son partenaire suivant les indications de Christophe, la prend dans ses bras, lui chuchote des mots d’amour… Yves, bouillonnant, crispe ses mains sur les accoudoirs du fauteuil. Il a beau savoir que ce n’est pas vrai, il est jaloux, horriblement jaloux.

Oh ! enfin !… le cours est terminé. Les élèves se séparent bruyamment avec des plaisanteries, des rires des embrassades. Yves sait que la familiarité, dans ce milieu, est habituelle et ne tire pas à conséquence. Tout de même, il lui est très désagréable d’entendre les garçons tutoyer sa fiancée l’appeler « mon chou » ou « ma cocotte ». Encore plus désagréable de les voir la prendre par le bras ou par la taille, lui plaquer des baisers sonores sur les joues. Elle tout naturellement, leur répond sur le même ton, rit et les embrasse aussi.

Ce n’est qu’au moment de sortir, escortée d’une bande joyeuse qu’elle aperçoit son fiancé, qui s’est levé, mais qui est resté dans son coin, l’air sombre et réprobateur. Elle vient à lui, gentille sans embarras.

— Yves !… Vous m’attendiez, mon pauvre chou ?

Elle ne voit pas que ce mot le pique comme une épine, et que c’est à contre-cour qu’il s’avance et lui tend la main. Elle s’accroche à son bras, tout animée encore par la scène qu’elle vient de jouer.

— Il doit être tard ! Rentrons vite père va encore bougonner… Au revoir, tous ! lance-t-elle à ses camarades.

— Au revoir !… Bonsoir Gisèle !…

Dans la rue, elle continue à bavarder, sans se préoccuper du mutisme de son compagnon. Elle vit dans une atmosphère exaltante qui décuple son besoin de s’exprimer, de se répandre.

— Vous m’avez vu jouer ma scène, Yves ? Qu’en pensez vous ? Christophe dit que je fais des progrès étonnants…

— Non je n’ai rien vu, je venais d’arriver grogne-t-il, furieux. Quant aux compliments de Christophe, vous savez, il doit dire ça à tous ses élèves !

Le ton de sa voix est si railleur et si dur que Gisèle s’arrête, froissée.

— Eh bien ! vous êtes aimable, merci !

Il comprend qu’il est allé trop loin et s’excuse, soudain très humble pris à nouveau par la crainte de la perdre.

— Je vous demande pardon… Je suis stupide…

— Vous êtes jaloux, voilà tout, alors que vous n’avez aucune raison de l’être ! tranche-t-elle, énervée. Et si je me mettais à être jalouse, moi ?

L’apostrophe est tellement inattendue qu’il en reste, un instant le souffle coupé ; puis il rétorque en toute innocence :

— Jalouse, vous ? Mais de qui, grand Dieu ? Je ne vois personne, en dehors du bureau…

— Justement !

Elle saisit la balle au bond, ravie, à son tour, de lui faire des reproches.

— Justement au bureau ! Si je vous accusais de flirter avec ma remplaçante ?

Pour le coup, l’hypothèse lui paraît si comique que, malgré ses soucis, il se met à rire.

— Avec ma dactylo ? Ma foi ! je n’y ai jamais pensé !

— Pourquoi ? Elle est vieille ?

— Oh ! non… Une vingtaine d’années, je suppose…

— Alors, elle est laide ?

— Je ne sais pas…

Il est sincère. En ce moment même, il fait un effort pour se remémorer l’aspect de cette personne. Mais il ne revoit que des mains prestes au-dessus d’un clavier, une nuque brune et penchée, un col blanc bien net… Elle a pourtant bien un visage, cette petite !

— Non, je ne crois pas qu’elle soit laide murmure-t-il, lentement, cherchant ce qu’il peut y avoir de frappant dans cette physionomie, Il ne voit rien et il conclut : Je ne l’ai jamais bien regardée… À côté de vous, Gisèle, elle est tellement insignifiante !

Gisèle a un sourire satisfait. Elle ne se lasse jamais des hommages rendus à sa beauté. Cela la remet de bonne humeur, et elle morigène tendrement son fiancé :

— Tu t’acharnes à te tourmenter inutilement… chuchote-t-elle, tout contre lui. Tu n’es qu un grand enfant déraisonnable…

Il tressaille. Ce tutoiement inusité, c’est une intimité nouvelle entre eux, une caresse de la voix… Bouleversé, il la serre dans ses bras, balbutiant d’émotion :

— C’est vrai… Pardonne-moi, chérie… Je ne le ferai plus !

Minute exquise, qui fait oublier tous les moments de doute et de tristesse. Le joli visage se lève vers lui, la bouche s’ouvre comme une fleur… Mais… que dit-elle ?

— Tes soupçons sont blessants et ridicules. Je t’aime, tu le sais bien…

Horreur ! elle lui récite son rôle, consciencieusement, en tenant compte des indications du professeur, en appuyant sur les adjectifs, et en traînant sur : « je t’aime… », virgule… Peut-être le fait-elle sans le vouloir, imprégnée de la personnalité factice qu’elle est en train de se fabriquer… Mais, pour Yves, le charme est rompu. Jamais plus il ne pourra croire à la sincérité intégrale de Gisèle. Dans ses mots les plus doux, dans ses intonations les plus affectueuses, il croira trouver le reflet de son métier, la science de feindre, apprise au Cours Christophe. Le cœur lourd, il a l’impression irritante et désolante qu’il ne sera jamais vraiment seul avec elle…


III

— Le rapport T.14, monsieur Lebonnier, en trois exemplaires, comme d’habitude ?

— Oui, mademoiselle… C’est pressé !

À peine Yves a-t-il prononcé ces mots, d’un ton un peu sec, qu’il se les reproche. Pas besoin de stimuler le zèle de sa dactylo ! Elle ne perd jamais une minute. Active, ponctuelle, ordonnée, elle est vraiment l’employée modèle, et Yves est bien obligé de reconnaître qu’au point de vue du travail, elle est très supérieure à Gisèle. Celle-ci, évidemment, s’acquittait de sa besogne comme d’une corvée fastidieuse, l’esprit ailleurs ; il en résultait pas mal d’erreurs et de négligence, mais Yves ne s’en plaignait jamais… On pardonne tout à celle qu’on aime, même si elle sabote vos rapports, vous oblige à les relire pour corriger les fautes de frappe, et vous fait réprimander par le patron… Tout de même, reconnaît Yves, il est bien agréable d’être secondé par une secrétaire diligente, scrupuleuse, qui va jusqu’à deviner vos intentions et jusqu’à prendre des initiatives pour alléger votre tâche… Depuis qu’il a une nouvelle dactylo sur laquelle il peut compter, le jeune ingénieur, autrefois si bousculé, a des moments de loisir. Et ces moments, il les emploie à rêver à Gisèle… Il la revoit, dans ce bureau un peu sombre, où ses cheveux mettaient une tache de soleil, si fine, si distinguée, si « princesse »…

— Monsieur Lebonnier, je vous demande pardon… Je crois que vous m’avez dicté deux fois le même paragraphe…

La secrétaire, debout près de lui, lui tend une feuille dactylographiée. Il y jette un coup d’œil et s’excuse, un peu confus :

— C’est vrai, où avais-je la tête ? Excusez-moi.

Et, pour la première fois peut-être, il la regarde. Sa conversation d’hier avec Gisèle a attiré son attention sur cette compagne de tous les jours, qui lui est si utile, et qu’il a traitée jusqu’ici avec tant d’indifférence, comme si elle était simplement une machine à écrire. « Insignifiante ! » a-t-il dit. Le mot est-il bien exact ? Certes, cette jeune fille n’a pas l’éclat de Gisèle ; elle est du modèle courant, « de celles dont on ne dit rien ». Plutôt petite et frêle, elle a le visage rond avec un nez un peu retroussé, et des cheveux châtain foncé coiffés très simplement ; ses yeux bruns, il est vrai, sont beaux, parce qu’ils expriment l’intelligence et la douceur. Mais elle porte toujours la même petite robe bleu marine, un peu luisante aux coudes, dont le seul luxe est le col blanc, d’organdi ou de piqué, qu’elle doit laver le soir dans une cuvette ; ses bas de fil ou de rayonne sont parfois reprisés, ses chaussures fatiguées… Ah ! elle est loin de l’élégance radieuse de Gisèle ! « C’est drôle, pense Yves sans chercher plus loin, comme certaines femmes manquent de coquetterie ! » Non, décidément, Gisèle n’a pas lieu d’être jalouse de cette petite !

— Tu peux dire que tu es « verni » ! plaisante Maurice, le camarade d’Yves Lebonnier. On te choisit tes dactylos ! Après t’avoir donné un prix de beauté, on te dote maintenant de la perle des secrétaires !

Albert, l’autre collègue, intervient :

— Moi, c’est cette dernière que j’envie. Veinard ! Tu peux te la couler douce, maintenant qu’Annie fait la moitié de ton travail !

— Ah !… elle s’appelle Annie ? demande Yves.

Il n’a même pas encore eu la curiosité de son prénom ; jusqu’ici, elle était seulement pour lui « Mlle Vilard ».

Maurice éclate de rire.

— Tu ne le savais pas ? Écoute, mon vieux, descends un peu de tes nuages !

— Bah ! dit Albert, il n’y a que la belle Gisèle qui l’intéresse ! La pauvre petite Annie peut bien travailler comme un ange et se consumer d’amour pour lui, il ne s’en aperçoit pas !

Yves sursaute.

— Qu’est-ce que tu dis ? Annie… enfin, Mlle Vilard, est…

— Amoureuse de toi ? Mais bien sûr, voyons, ça crève les yeux ! Rien qu’à la façon dont elle te regarde, dont elle parle de toi… Et crois-tu qu’elle resterait si facilement après l’heure, sans récriminer et sans être payée, si elle n’était pas heureuse de se dévouer pour toi ?

— Elle y a d’autant plus de mérite, ajoute Albert, qu’elle a un autre genre de travail à faire en rentrant chez elle. Elle vit seule avec sa mère, veuve et très malade, et elle n’a que sa paye… Alors, le ménage, la cuisine, les soins, les soucis du budget… Oh ! c’est une jeune fille très méritante !

Yves ne répond pas et baisse la tête, bourrelé de remords. Ce manque de coquetterie qu’il reprochait à sa secrétaire, c’est la marque d’une nature d’élite, capable des plus beaux sacrifices. Bien sûr, Annie, comme les autres, aimerait porter des robes pimpantes, des bas nylon, et aller souvent chez le coiffeur. Mais il y a la maman malade, dont le traitement doit peser lourd sur le budget si réduit… Bien sûr, Annie, comme les autres, aimerait aller au théâtre, au cinéma, au bal… Mais ses distractions, à elle, consistent à entretenir un petit logement, à repriser, à laver, à repasser, à s’occuper d’une malade peut-être exigeante, avec, probablement, une douceur et une patience infinies… Comment peut-elle avoir le courage, par-dessus le marché, d’être si exacte et si consciencieuse au bureau, sans un mouvement d’humeur, toujours avec un petit sourire vaillant qui dissimule sa fatigue et ses soucis ? Mais c’est une sainte, cette petite !… Yves se reproche d’avoir été parfois trop brusque avec elle, d’avoir abusé de sa bonne volonté et de son dévouement. Il se sent plein d’admiration et de respect pour cette jeune fille, à la fois si menue et si forte. Et dire qu’il la jugeait insignifiante ! Comme les apparences sont trompeuses !

Le lendemain, comme elle lui remet une circulaire, il lui dit :

— Merci, mademoiselle Annie…

C’est la première fois qu’il l’appelle par son prénom. Dans la main de la jeune fille — une main sans vernis à ongles, un peu abîmée par les travaux ménagers — la feuille de papier a tremblé. La secrétaire a levé vers l’ingénieur ses beaux yeux mordorés, puis elle a baissé les paupières, très vite, et s’est détournée ; mais il a eu le temps de voir les yeux illuminés de joie, et la flamme rose qui est montée aux joues… Il en reste troublé, un peu mécontent. Ainsi, c’était vrai, ce que racontaient Albert et Maurice ! Yves avait cru qu’ils plaisantaient, à leur habitude. Annie amoureuse de lui… Eh bien ! en voilà une complication ! Elle doit bien savoir qu’il est fiancé ! Tout le monde, ici, connaît son roman d’amour avec Gisèle, et il est impossible qu’Annie n’en ait pas entendu parler. Oui, elle sait, sans nul doute, que son amour est sans espoir. Mais elle est accoutumée à se taire, à se sacrifier… Il lui suffit peut-être de voir Yves, de lui parler, de se dévouer pour lui… Il peut bien lui laisser ce bonheur, puisqu’elle est toujours si correcte, si effacée…

Seulement, que voulez-vous ! il en est profondément touché, et il répond par des gentillesses aux prévenances de sa dactylo. Comme il sait qu’elle adore les fleurs et qu’elle n’a pas les moyens d’en acheter, il découvre tout à coup qu’on travaille mieux dans un bureau fleuri ; désormais, la femme de ménage est chargée d’acheter pour M. Lebonnier, deux fois par semaine, quelques fleurs que Mlle Annie disposera dans deux vases un pour le chef, un pour la secrétaire, c’est un ordre, mademoiselle !

Maintenant, en dehors des questions de service, ils causent. Annie a reçu une bonne instruction, et elle lit beaucoup, avec réflexion et discernement ; c’est une joie pour Yves, très cultivé, de discuter des problèmes intellectuels, littéraires ou sociaux, avec une interlocutrice qui a l’esprit vif et des idées personnelles ; joie qu’il n’a guère connue avec Gisèle… Brave petite Annie ! elle lui fait paraître moins longues les heures passées loin de sa bien-aimée… Le bureau pour lui n’est plus une prison. Il attend avec moins d’énervement l’heure de la liberté, le moment où il pourra s’échapper pour aller retrouver Gisèle…

Et, à chaque fois qu’il la retrouve, il se sent frappé du « coup de foudre », comme lorsqu’il la vit pour la première fois. Elle est si belle, si éblouissante ! Dans la rue, les passants se retournent sur elle, et Yves, grisé par l’orgueil de promener cette merveille à son bras, s’imagine qu’il est le plus heureux des hommes jusqu’au moment où elle parle, parce qu’elle ne parle que de choses qui sont pour lui inconnues, étrangères, hostiles : potins de coulisses, espoirs et angoisses sans cesse renaissants, phrases de répertoire…

Joie du cœur et de l’esprit avec Annie… Plaisir des yeux et de la vanité avec Gisèle. Qui l’emportera ?…


IV

— Ah ! c’est vous, mon garçon ? Entrez donc… Gisèle n’est pas encore rentrée, mais je pense qu’elle ne tardera pas…

M. Nadeau, le père de Gisèle, avait ouvert lui-même la porte de l’appartement, et Yves, bien que contrarié d’apprendre que sa fiancée n’était pas là, ne put s’empêcher de sourire devant l’accoutrement de son futur beau-père. M. Nadeau, honorable commerçant en tissus d’ameublement, était veuf depuis longtemps et adorait sa fille unique. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent, à moitié chauve, avec une bonne figure rougeaude, une moustache grisonnante et des lunettes ; il était présentement en bras de chemise, avec un tablier de cretonne fleurie tendu sur son ventre rondelet, et une cuiller de bois dans la main gauche. Il guida le jeune homme vers la cuisine, en lui expliquant :

— Gisèle devait rentrer de bonne heure pour préparer le dîner, mais comme elle est en retard, j’ai jugé plus prudent de m’y mettre. Oh ! ne craignez rien, je commence à m’initier à l’art culinaire ! Vous me direz des nouvelles de mes petits pois !

Il remua gravement, avec sa cuiller, le contenu d’une cocotte posée sur le fourneau à gaz, y ajouta du sel, un peu d’eau, et posa le couvercle.

— Mes compliments ! déclara Yves. Vous allez devenir un vrai cordon bleu !

— Il faut bien ! soupira le brave homme, en s’asseyant sur une chaise et en épongeant son front. Gisèle est de moins en moins à la maison, et les affaires ne sont pas assez bonnes pour que nous ayons une domestique toute la journée. La femme de ménage ne vient que le matin. C’est quelle me coûte cher, ma fille, avec ses leçons et ses toilettes ! Je sais bien que tout ça, ce n’est pas de l’argent perdu, comme elle dit, et qu’elle le rattrapera au centuple dès qu’elle sera lancée. Mais, en attendant, c’est moi qui fais les sacrifices.

Yves l’écoutait, pensif, hochant la tête, et malgré lui, il établissait un parallèle entre la conduite de Gisèle et celle d’Annie. L’une trouvait tout naturel de se sacrifier ; l’autre jugeait les sacrifices qu’on faisait pour elle comme une chose normale et qui lui était due. Certes, il ne fallait pas dramatiser : M. Nadeau n’était pas dans la situation de Mme Vilard, il pouvait se passer du dévouement de sa fille. Mais tout de même, Yves pensait que, depuis qu’elle ne travaillait plus au bureau, Gisèle aurait pu s’arranger pour épargner au moins à son père les tracas de la cuisine.

— La pauvre enfant est si occupée ! constatait M. Nadeau, résigné.

Yves ne répondait pas. Il ne voulait pas dire au père de Gisèle que celle-ci, en réalité, n’était pas si occupée qu’elle le paraissait, et qu’il y avait dans ses journées beaucoup d’agitation vaine et inutile : bavardages, tasses de thé ou cocktails, souci de se montrer dans les endroits « chic », tout ceci n’ayant qu’un lointain rapport avec l’activité artistique.

Enfin, la sonnette tinta, Yves se précipita, et bientôt Gisèle faisait irruption dans la cuisine, les yeux brillants, l’allure trépidante.

— Ah ! mes enfants… si vous saviez ce qui m’arrive !…

Les enfants », c’est-à-dire son père et son fiancé, l’interrogèrent avidement :

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Dis vite !…

Elle prit un temps comme pour reprendre haleine mais en réalité pour exciter l’impatience de ses interlocuteurs ; elle ménageait ses effets ; enfin, n’y tenant plus elle-même, elle expliqua :

— Voilà. Tout à l’heure, j’étais à mon cours, chez Suzy Dorly, et je répétais mes chansons au piano, lorsque Serge Brévannes est arrivé…

— Qui est-ce ? demanda innocemment M. Nadeau.

Sa fille le foudroya du regard.

— Voyons, papa !… Serge Brévannes, le compositeur, celui qui a fait tant de chansons et d’opérettes à succès ! Je t’en ai souvent parlé !

— Peut-être bien… Tu me parles de tant de monde ! admit le brave homme. Et alors, ce monsieur ?…

— Il m’a écoutée chanter, longtemps, avec beaucoup d’attention, et puis il est venu à moi en souriant, et il ma dit : « Mademoiselle, votre voix est aussi ravissante que votre visage ! Vous devriez essayer l’opérette ! » Moi, je saisis la balle au bond, et je lui réponds que je ne demanderais pas mieux, mais que c’est l’occasion qui me manque. Alors il me dit qu’il termine une nouvelle opérette qui doit être montée bientôt dans un grand théâtre, et qu’il a un rôle pour moi…

Yves, qui n’avait rien dit jusque-là, prit la parole avec une nuance de raillerie :

— Un rôle de vedette, bien sûr ?

Brusquement interrompue dans le flot de son éloquence, Gisèle le regarda sans douceur.

— Tu peux te moquer de moi, ce n’est pas très intelligent. Je ne suis pas assez sotte pour croire qu’on m’offrirait un rôle de vedette, à moi qui n’ai encore rien fait. M. Brévannes m’offre un rôle secondaire, et c’est déjà magnifique ! Le personnage me plaît beaucoup…

— Tu le connais déjà ?

— Oui, M. Brévannes me l’a expliqué en quelques mots. C’est celui d’une jeune fille timide, effacée, une sorte de Cendrillon moderne…

Yves se mit à rire.

— Ça tombe bien ! C’est tout à fait toi !

— Une artiste doit adapter sa personnalité à celle de ses rôles ! déclara la jeune fille, piquée. S’il fallait avoir en réalité toutes les qualités et tous les défauts qu’on représente sur la scène, ce serait impossible. Je ne suis pas une Cendrillon…

— Oh ! non ! Pas du tout !

— … mais je « sens » très bien ce personnage-là. Et puis, je chanterai une chanson, une seule, mais si jolie ! M. Brévannes me l’a jouée, et je l’ai déjà retenue… Comment est-ce donc ? La la… la la la… la la la… Ah ! oui : L’espoir est entré dans mon cœur

Et Gisèle, transportée, se mit à valser en fredonnant dans l’étroit espace de la cuisine, entre la table et l’évier. M. Nadeau, gagné par son enthousiasme, brandit sa cuiller de bois comme un glaive victorieux.

— C’est épatant, ma chérie !

Gisèle, heureuse de le voir de son avis, lui sauta au cou.

— Crois-tu, mon vieux papa, quelle chance ! Débuter dans une opérette de Serge Brévannes ! Avec ça, je serai lancée !

— Et comment… acquiesça M. Nadeau en embrassant sa fille. Dans la prochaine pièce, c’est toi qui seras la vedette ! Il faut arroser ce beau jour, mes enfants ! Je vais aller voir à la cave s’il me reste une bonne bouteille…

Il se tourna vers Yves et lui asséna une tape sur l’épaule.

— Hein, mon garçon ! Nous allons trinquer au triomphe de notre Gisèle !

— C’est peut-être légèrement prématuré, dit Yves, très calme.

Ce fut comme si un courant d’air glacé balayait la cuisine. M. Nadeau, interloqué, rajusta ses lunettes pour fixer son futur gendre ; quant à Gisèle, elle eut un éclair dans le regard et un frémissement des narines qui auraient fait merveille dans un « gros plan » pour exprimer l’irritation latente qui va bientôt éclater. Dans le silence qui s’établit soudain, une odeur s’imposa, alarmante.

— Zut !… mes petits pois qui brûlent ! s’exclama le cuisinier improvisé en se précipitant vers le fourneau. Et il tenta d’arrêter l’incendie en noyant les malheureux petits pois avec tout le contenu d’un pot à eau.

Gisèle n’avait pas fait un mouvement. Un jour pareil, alors que toute sa carrière venait de se décider (du moins, elle le croyait !) elle se moquait bien des petits pois ! Yves comprit à cette minute que, s’il épousait Gisèle, il connaîtrait souvent les repas bâclés, pas cuits ou carbonisés. À moins qu’il ne se transforme lui-même en marmiton… À moins que les gros cachets de Gisèle, devenue réellement vedette, ne leur permettent d’avoir une cuisinière… Mais cette idée-là lui paraissait encore plus pénible. Vivre dans un luxe gagné par sa femme lui semblait, comme à beaucoup d’hommes, humiliant et intolérable. Telles étaient les pensées qui se succédèrent dans son esprit en quelques secondes, tandis que M. Nadeau se débattait dans un nuage de vapeur et que Gisèle fixait son fiancé d’un air dur. Elle parla enfin, d’une voix basse, mais agressive :

— Vous ne croyez pas à mon avenir ?

Elle avait repris le « vous » pour lui faire comprendre à quel point elle était fâchée. Il répondit sans se démonter :

— Je crois simplement que vous vous « emballez » trop vite. Vous m’avez dit souvent vous-même que, dans ce métier, rien n’est sûr tant que le contrat n’est pas signé. Or, dans cette affaire, vous n’avez aucune certitude. Des paroles en l’air…

— Vous insinuez que M. Brévannes m’a menti ?

— Mais non ! Sur le moment, ces gens-là sont toujours sincères. Il vous a trouvée jolie, il a eu envie de vous être agréable, c’est normal… Mais demain, on lui proposera ou on lui imposera une autre artiste… Le choix ne dépend pas que de lui !

Les arguments d’Yves étaient très justes, et Gisèle le savait bien. Mais elle s’accrochait à son rêve, elle voulait qu’il devint réalité ! Elle aurait voulu être dopée par des encouragements, des projets merveilleux, et voilà que le jeune homme lui montrait la fragilité de ses espérances. Elle se cabra.

— Vous cherchez toutes les raisons de me faire de la peine ! jeta-t-elle, les yeux luisants des larmes de la colère. Yves, ému, se rapprocha d’elle.

— Pardon… Mais c’est pour vous éviter de souffrir davantage plus tard, si, par malheur, cette affaire n’a pas de suite…

— « Par malheur ! » ricana-t-elle. Dites donc ce que vous pensez : « par bonheur ! » Je le vois bien, vous souhaitez que j’échoue, que je revienne au bureau, même si je dois en mourir d’ennui et de chagrin…

Elle « dramatisait » encore, mais Yves était si bouleversé qu’il ne trouva là rien d’excessif, et qu’il lui murmura des mots tendres et apaisants en essayant de lui prendre la main. M. Nadeau, qui grattait bruyamment sa marmite, n’avait rien entendu de ce débat chuchoté ; il surgit soudain devant eux avec sa bonne figure écarlate et découragée.

— Rien à faire ! Je crois que mes petits pois sont fichus ! Triste régal pour un beau jour comme celui-ci !

Yves sentit que la main de Gisèle s’échappait de la sienne ; elle lança d’un ton acerbe :

— Ne t’inquiète pas, papa. Tes petits pois ratés sont tout à fait dans l’ambiance, au contraire. Yves prétend qu’il en sera de même pour ma carrière !

Le jeune homme protesta.

— Oh ! Gisèle, vous êtes injuste ! Je vous ai dit…

— Vous ne m’avez dit que des choses charmantes, coupa-t-elle que M. Brévannes a seulement voulu me faire la cour, qu’il aura changé d’avis demain, bref, que je n’aurai pas ce rôle !

M. Nadeau regarda Yves d’un air effaré.

— En voilà un rabat-joie ! Pourquoi ?…

— Pour m’épargner des déceptions futures, dit Gisèle avec un petit rire à la Gaby Morlay. Il est si prévenant !

Le père haussa les épaules ; ces querelles d’amoureux lui paraissaient beaucoup moins importantes que le désastre de ses petits pois.

— Allons ! conclut-il, ce n’est pas le moment de vous chamailler ! Je vais ouvrir une boîte de conserves…

— Ne vous donnez pas cette peine, monsieur Nadeau ! dit Yves, qui commençait à s’irriter de la mauvaise foi de sa fiancée. Il est déjà tard ; et j’ai un travail important à faire à la maison… Si vous le permettez, je vais m’en aller…

— Mais Gisèle ne vous laissera pas partir comme ça !

Gisèle prit un air excédé et dolent.

— Si, papa… Je suis très fatiguée et j’ai un début de migraine.

Elle tendit la main à son fiancé.

— Bonsoir.

C’était lui interdire de l’embrasser. D’ailleurs, il n’en avait pas envie, après la discussion, qui les avait opposés l’un à l’autre. Il lui serra la main et sen alla, déchiré par des sentiments contradictoires.

Quand il fut parti, M. Nadeau interrogea sa fille.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Il avait l’air tout drôle, ton fiancé…

— Mon fiancé… répéta Gisèle pensive.

Et en elle-même, elle se demandait : « Restera-t-il mon fiancé ? » Puis, avec un geste d’insouciance, elle conclut : « À demain les affaires sérieuses ! Aujourd’hui doit être un jour de fête : l’espoir est entré dans mon cœur ! »


V

Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’Yves revît Gisèle. Il savait que, s’il ne faisait pas les premiers pas, elle n’essaierait pas de renouer avec lui. Mais il ne pouvait se décider… Cette séparation lui semblait un arrêt du Destin. De toute évidence, Gisèle n’était pas faite pour lui, et lui n’était pas fait pour elle ; alors, ne valait-il pas mieux que chacun suivit sa route ?

Certes, malgré ces sages réflexions, Yves ne pouvait se défendre d’une certaine tristesse. Des fiançailles manquées laissent toujours une impression décourageante. Yves se reprochait d’avoir agi avec l’étourderie d’un collégien : il avait été fasciné par la beauté de Gisèle, et il avait « marché à fond », sans même se préoccuper de ces choses si importantes : la mentalité, le caractère, les goûts de la jeune fille… Maintenant, après l’échec de cette expérience, il se retrouvait déçu, un peu honteux de son « emballement ».

Il eût même été sujet au « cafard » si, par bonheur, il n’avait eu près de lui, au bureau, une charmante consolation en la personne d’Annie Vilard. La secrétaire ignorait que les fiançailles de l’ingénieur étaient à peu près rompues ; leurs relations étaient restées les mêmes, celles de bons camarades, avec une nuance condescendante de la part d’Yves, une nuance déférente de la part d’Annie, Yves Lebonnier ne faisait pas la cour à sa dactylo, comme il l’avait faite à la précédente. D’abord, parce que, en attendant une rupture officielle, il se considérait toujours comme lié à Gisèle ; ensuite, parce qu’il sentait confusément qu’Annie était au-dessus des fadeurs, des compliments sucrés dont Gisèle était gourmande.

Un soir d’été, comme la journée avait été chaude et orageuse, Yves, en sortant du bureau, franchit la grille dorée du parc Monceau, où il se promenait autrefois avec Gisèle. Les ombrages, les pelouses verdoyantes et les parterres éclatants sous les jets irisés des pluviôses, donnaient une sensation de fraîcheur et d’apaisement. Les promeneurs étaient nombreux, et les enfants s’ébattaient en piaillant comme des moineaux. Un bambin tout petit, qui courait dans une allée, trébucha et tomba ; aussitôt, une jeune fille assise sur un banc se leva et se précipita vers lui ; avec des gestes maternels, elle ramassa le petit bonhomme, essuya avec son mouchoir les grosses larmes de son visage, puis ses mains et ses genoux maculés de terre ; enfin, elle le remit à la mère qui arrivait tout affolée, et retourna s’asseoir sur son banc. Yves, à quelques pas de là avait suivi cette robe bleu marine et le col blanc de sa secrétaire…

Elle ne l’avait pas vu. Il marcha jusqu’au banc et s’assit près d elle qui avait repris un ouvrage de tricot.

— Bonsoir, mademoiselle Annie ! C’est comme ça que vous faites des sauvetages, que vous jouez à la petite maman ?

Elle sursauta et, d’émotion, manqua une maille de son tricot.

— Oh ! monsieur Lebonnier… Ne vous moquez pas de moi… J’aime tant les enfants !

Elle prononçait ces mots avec ferveur, en regardant un bébé magnifique, installé comme un roi dans sa voiture, que poussait une nurse.

— Vous voyez, dit-elle avec un sourire un peu triste, en désignant le lainage blanc entre ses mains. Je fais des brassières pour le bébé d’une voisine, une pauvre femme… En ce moment, j’ai plus de temps à moi…

Elle soupira, Yves savait que l état de Mme Vilard s’étant aggravé, celle-ci avait dû être hospitalisée. C’était, pour la jeune fille, un surcroît de tristesse, mais, d’un autre côté, un allégement de ses besognes journalières.

— Je ne suis plus aussi pressée de rentrer dit-elle, depuis que personne ne m’attend. Alors je m’attarde un peu au parc, pour prendre l’air, avant de m’enfermer dans mon sixième…

Yves, à qui la solitude pesait particulièrement ce soir-là, était ravi de la rencontrer. Ils se mirent à discuter au sujet d’un roman américain qu’il avait récemment prêté à Annie ; il se rappelait qu’il avait autrefois prêté ce même livre à Gisèle, qui avait résumé son impression par un seul mot « Formidable !… » Annie, elle, ne se laissait pas guider par le snobisme ; elle savait apprécier les qualités de l’œuvre, mais aussi ses faiblesses, et Yves fut étonné par la finesse pénétrante de son analyse.

Tout à coup, il s’immobilisa au milieu d’une phrase, la bouche ouverte. Dans l’allée, devant eux, cette silhouette élégante, cette jolie tête dorée… mais oui, c’était Gisèle !

Annie avait suivi le regard du jeune homme ; sans qu’il le lui dise, elle comprit tout de suite qui était cette belle promeneuse… Son cœur se serra, mais elle ne fut pas étonnée d’entendre Yves murmurer, embarrassé :

— Excusez-moi… Je… j’avais rendez-vous avec cette personne, elle me cherche… À demain, mademoiselle Annie !

Déjà il était debout et se hâtait vers Gisèle. Mais celle-ci, hautaine, avait détourné la tête et semblait soudain très pressée. Il allongea le pas et la rejoignit derrière un magnolia, un peu essoufflée et rageant de cette poursuite ridicule.

— Gisèle !… Non, je vous en prie, ne faites pas semblant de ne pas me voir. C’est grotesque ! Si vous êtes venue jusqu’ici, c’est probablement dans l’espoir de me rencontrer ?

Elle ne répondit pas, et, levant la tête, observa avec beaucoup d’intérêt les grosses fleurs d’un blanc crémeux dans le feuillage vert et brillant. Il perdit patience.

— Bien ! C’était peut-être la dernière occasion de nous expliquer une bonne fois, mais puisque vous ne voulez pas… Il tournait les talons. Alors, elle le rattrapa par la manche :

— C’est vrai, reconnut-elle, baissant les yeux comme une petite fille prise en faute. Je voulais avoir une… conversation avec vous, mais quand je vous ai vu en si charmante compagnie…

— Quoi ?… dit-il avec un étonnement sincère. Mais c’est ma dactylo, que j’ai rencontrée tout à fait par hasard.

Dans les yeux qu’elle leva sur lui il vit flamber une lueur jalouse.

— Votre dactylo ? Mais vous m’aviez dit qu’elle était laide !

— Je n’ai pas dit ça ! protesta-t-il.

— Enfin, vous me l’aviez fait entendre… Mais elle n’est pas mal du tout ! Mal attifée, bien sûr, mais…

Sans qu’il sût pourquoi, il lui déplaisait de voir Annie jugée, « épluchée » par Gisèle. Il interrompit :

— Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, mais de nous. Quelles sont vos intentions, Gisèle ?

Elle parut surprise et inquiète :

— Mes intentions ?… Mais je ne vois pas ce qui aurait pu les faire varier…

Il fut un peu démonté par l’aplomb de la jeune fille.

— Tout de même, dit-il, il me semble que la dernière fois nous nous sommes quittés assez froidement.

Elle eut un sourire gêné.

— Oui… Nous avons failli nous fâcher pour une chose qui n’en valait pas la peine…

— Une chose qui n’en valait pas la peine ? persifla-t-il. Vous avez changé d’avis ! À vous en croire, c’était tout votre avenir qui se jouait sur ce fameux rôle d’opérette, et c’est parce que je me suis permis d’en douter que…

D’un geste qui paraissait spontané, elle lui prit la main en l’implorant du regard :

— Chut !… Soyez charitable ! Ne me rappelez pas combien j’ai été sotte en croyant à ce beau rêve…

Devant son air contrit d’enfant désappointée, Yves éprouva un agréable chatouillement d’amour-propre.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Ce beau rêve serait-il envolé ?

Elle baissa la tête.

— C’est vous qui aviez raison, Yves… Je n’ai jamais revu Serge Brévannes, malgré ses promesses, et au téléphone il ne m’a donné que des réponses évasives, pour m’apprendre finalement que le rôle était réservé à une autre artiste, « pistonnée » par le directeur du théâtre…

Yves triomphait. L’orgueil d’avoir eu raison l’emplit d’indulgence pour cette pauvre petite qui, déçue et désemparée, revenait vers lui en reconnaissant sa supériorité. Instinctivement, il eut le geste naturel de l’homme, celui de la protection ; il entoura de son bras les épaules de Gisèle et l’attira contre lui.

— Je te l’avais bien dit, mon petit…

Le tutoiement lui était revenu sans même qu’il s’en rendît compte. Elle, d’un geste charmant d’abandon, posa sa tête sur la poitrine du jeune homme en répétant :

— Oui, tu avais raison… Et dire que c’est à cause de cette histoire ridicule que j’ai failli te perdre ! Mais ça ne m’arrivera plus !

Ces derniers mots réveillèrent la méfiance d’Yves.

— Hum ! Je ne te crois pas si facilement guérie… Demain, chez Christophe ou ailleurs, quelqu’un fera miroiter à tes yeux d’autres horizons chimériques, et tu t’enflammeras de nouveau…

— Non non, je suis vaccinée ! D’ailleurs, tu sais, les cours sont fermés maintenant, à cause des vacances ; ils ne rouvriront qu’en octobre.

Il y eut entre eux un silence, souligné de cris d’enfants et de chants d’oiseaux, puis Gisèle dit lentement :

— Je ne sais pas si j’y retournerai…

Yves tressaillit. Une fois déjà, dans ce jardin il avait mis Gisèle en mesure de choisir entre lui et ce qu’elle appelait sa « vocation artistique » ; et c’était lui qu’elle avait sacrifié. Mais, aujourd’hui, la balance s’inclinait de l’autre côté… Elle choisissait Yves !…

Il aurait pu se dire, évidemment, qu’elle ne revenait vers lui que parce qu’elle avait échoué par ailleurs et que si, au contraire, elle avait réussi, il n’aurait plus compté pour elle. Mais quelle vanité masculine résiste aux ruses d’une femme quand celle-ci sait flatter sa victime en lui disant « Tu as raison, tu es intelligent et fort, c’est toi que j’aime… » ? Yves n’y résista pas, d’autant plus qu’il avait été violemment épris de Gisèle et que toute l’ardeur de son amour lui remontait au cœur, tandis qu’il serrait contre lui cette jolie fille gracieuse et souple. Les cheveux dorés étaient sous ses lèvres, doux comme de la soie, et le parfum de Gisèle se mêlait à celui des fleurs de magnolia, capiteux et grisant…

Ils repartirent comme des amoureux, fiancés plus que jamais. Ils passèrent devant le banc sur lequel Annie était assise tout à l’heure ; mais elle n’y était plus, et Yves, tout à son renouveau de passion, n’eut même pas une pensée pour elle.


VI

— Comment, mademoiselle Annie, vous me quittez ?

— Oui, monsieur Lebonnier, je passe au service de M. Albert Launoy…

— Mais c’est inadmissible ! Je vais faire une réclamation à la direction !

La dactylo, qui réunissait ses affaires pour changer de bureau, leva sur l’ingénieur un regard suppliant.

— Non, s’il vous plaît, n’en faites rien ! C’est moi qui ai demandé ce changement…

Il la fixa, interdit, retrouvant inconsciemment les mots qu’il avait dits autrefois à Gisèle.

— Vous ?… Mais pourquoi ?… Vous n’êtes pas bien ici, avec moi ?

Elle s’efforça de sourire.

— Oh ! si, très bien… Mais il vaut mieux que je m’en aille…

Il n’en put rien tirer de plus ; et d’ailleurs, il craignait de comprendre. C’était après l’histoire du parc Monceau qu’Annie avait demandé son changement. La vue de Gisèle lui avait rappelé cruellement qu’Yves était fiancé, et elle avait bien remarqué le mouvement d’humeur et de jalousie de Gisèle en surprenant Yves avec une jeune fille… Oh ! certes, Annie ne pouvait songer à rivaliser avec le charme éclatant de Gisèle ! Pourtant, celle-ci avait pris ombrage de sa présence, ce n’était pas douteux. Elle avait dû faire une scène à Yves… Annie ne voulait pas que le fait se renouvelât. Elle ne voulait pas être un obstacle, si minime fût-il, au bonheur d’Yves Lebonnier. Et puis n’était-elle pas insensée en restant auprès de lui ? Jour après jour, elle l’aimait davantage et cet amour était sans espoir… Il valait mieux s’éloigner.

Albert, qui héritait de la « perle des dactylos », fut ravi, et Yves dut se contenter d’une secrétaire aux cheveux gris une bonne dame consciencieuse et tâtillonne, mariée et mère de farnille, qui, en dehors des questions de service, ne parlait que de ravitaillement. Les heures de travail semblaient interminables au jeune homme, qui n’avait qu’une hâte : s’échapper pour retrouver Gisèle ! Cette fois, elle était bien à lui ! Libérée de ses cours elle pouvait consacrer beaucoup de temps à Yves. Il en fut d’abord très heureux, mais ce plaisir s’émoussa vite, et, au bout de quelque temps il fut effrayé de s’apercevoir d’une chose terrible : il s’ennuyait avec elle. Habitué à la conversation si intéressante d’Annie, il trouvait vides et futiles les propos de Gisèle sur la mode, sur les excentricités et les divorces des vedettes. Il se demandait avec terreur comment il pourrait les supporter toute sa vie ! Car, maintenant, c’était irrévocable : en renouant leurs fiançailles dans l’enthousiasme, les jeunes gens avaient fixé la date de leur mariage à la fin de septembre ; ils n’avaient pas à se préoccuper du logement ni du mobilier puisqu’ils habiteraient avec M. Nadeau, qui possédait un appartement vaste et bien meublé, dont il se réserverait seulement une chambre.

— Vous pouvez dire que vous avez de la chance, mes enfants ! répétait le brave homme. Un appartement et des meubles, à l’heure actuelle, mais c’est un trésor !

Yves approuvait, plein de sympathie pour son futur beau-père ; mais il était plutôt de l’avis de sa mère, qui soupirait en hochant la tête :

— Qui, tout ça est très bien… très bien… Mais il n’y a pas que ça qui compte.

Avec son instinct maternel elle devinait l’angoisse que son fils essayait de cacher. Yves était dans la pénible situation d’un homme qui sent qu’il va faire une sottise dont dépendra le bonheur de sa vie, mais qui continue à marcher vers l’abîme… Pourquoi ? Par scrupule d’honnêteté, d’abord, parce qu’il n’avait aucun motif de reprendre sa parole, rien de précis à reprocher à Gisèle. Ensuite parce qu’il ne voulait pas la faire souffrir — elle l’aimait à sa façon — ni faire tort à sa réputation en rompant avec elle, ce qui aurait laissé soupçonner qu’elle était indigne de son amour, Malgré lui, il devenait taciturne, et Gisèle le lui reprochait souvent. Un soir elle insista pour l’emmener au cinéma voir un film que l’on disait très drôle ; comme il refusait avec obstination, elle s’écria :

— Je sais pourquoi tu es triste ! C’est parce que ta petite amie est en deuil !

— Ma petite amie ? dit-il, le rouge au front. Je te défends de parler ainsi de Mlle Vilard !

Annie, en effet, venait de perdre sa mère. Elle avait fait teindre en noir sa robe bleue ; elle paraissait encore plus menue que d’habitude ; mais les yeux las les traits tirés, elle continuait d’être l’employée modèle, gardant pour elle seule les peines dont la vie l’accablait. Yves avait été bouleversé par cette attitude si courageuse, si digne ; il n’avait pu qu’offrir à Annie quelques mots de condoléances, alors qu’il aurait voulu lui parler longuement, lui faire comprendre à quel point il partageait son chagrin. Oui ce que Gisèle venait de dire d’une façon méchante, c’était vrai : le deuil d’Annie était en quelque sorte le deuil d’Yves. Il ne pouvait supporter l’idée de s’amuser pendant qu’Annie pleurait, toute seule dans son pauvre logis…

Gisèle sentit qu’elle avait été trop loin et changea de conversation. Ils parlèrent des vacances qui approchaient. La firme qui employait Yves fermait pendant les trois premières semaines d’août. Le jeune homme avait loué une petite villa sur une plage du Sud-Ouest, pour y passer ces trois semaines avec ses parents et sa fiancée, le père de celle-ci préférant se rendre dans sa famille à la campagne. Gisèle avait d’abord été très agitée par ses préparatifs : elle ne parlait que maillots de bain, robes de soleil, ensembles pour le casino ; puis, chose étrange, son effervescence avait paru se calmer, et elle prenait maintenant des airs mystérieux et secrets qui agaçaient le jeune homme…

Quelques jours avant la fermeture des bureaux, Annie vint porter un dossier à Yves. Il fut profondément touché par son teint pâle et son air fatigué, et ne put s’empêcher de lui dire :

— Vous avez bien besoin de vacances mademoiselle Annie ! Où allez-vous ?

— Nulle part, répondit-elle en essayant bravement de sourire. Pourquoi courir si loin ? Paris est très agréable, très reposant, quand ses habitants l’ont déserté… Et puis, j’aurai le bois de Boulogne, le bois de Vincennes la banlieue…

Elle n’osa pas dire : « le parc Monceau ». Lui non plus. Il admirait la force d’âme d’Annie, qui ne voulait pas se plaindre. Sans doute, la maladie de sa mère, les frais de son décès interdisaient toute dépense à la jeune fille… Yves la laissa partir tout assombri. Il ne pouvait, hélas ! rien faire pour elle, mais il sentait que ses vacances à lui seraient gâchées par l’idée que cette petite, qui avait tant besoin d’air pur et de détente, resterait dans son étroit logement surchauffé toute seule, frottant et raccommodant pour toute distraction…

Il y pensait encore le soir, en arrivant chez Gisèle qu’il trouva en train de préparer ses bagages. Toutes les chaises étaient occupées par des piles de linge, des robes, des colifichets qu’elle entassait dans des malles et des valises. Il s’étonna :

— Tu n’es pas en retard ! Nous ne partons que samedi !

Elle se redressa hors d’une malle et rejeta en arrière les bouclettes échappées sur son front ; son visage en feu, ses yeux rayonnaient.

— Non, Yves. Moi, je pars demain matin

— Comment, toi ? dit-il sans comprendre. Tu pars toute seule ?

Elle débarrassa une chaise.

— Assieds-toi, et écoute… Tiens, passe-moi mon pull-over là sur la table. Merci. Je pars, mais pas pour Châtelaillon. Pour l’Italie.

Il se leva d’un bond.

— Pour l’Italie ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— C’est une histoire de cinéma. Un petit rôle que j’ai obtenu dans un film. Tu sais, Maxwell, le grand metteur en scène ? Une fois, il était venu au cours chez Christophe, et il m’avait remarquée sans que je le sache… Or, la semaine dernière, j’ai reçu une convocation…

— … Et tu crois encore que c’est arrivé ! railla Yves. C’est comme pour l’opérette, l’espoir est entré dans ton cœur

Elle eut un petit sourire supérieur.

— Cette fois, ce n’est pas seulement l’espoir. J’ai signé le contrat hier.

— Sans rien me dire ?

— Mon cher, je voulais avoir une certitude ! Je l’ai, dit-elle avec orgueil. Nous allons tourner en Italie. Je pars pour trois ou quatre mois…

Yves s’était rassis. La surprise l’étourdissait, et il ne savait pas encore s’il était furieux ou content. Il prit le parti de se montrer impassible.

— Très bien ma chère. Tu n’as oublié qu’un détail : notre mariage.

Elle ne répondit pas. Elle feignait d’être très absorbée par l’emballage délicat de ses chapeaux. Ce fut lui qui, au bout d’un moment, reprit d’un ton léger :

— On en parlera au retour, n’est-ce pas, à moins que tu ne partes pour Hollywood ?

Elle interrompit son travail, et le regarda d’un air perplexe.

— Il vaudrait peut-être mieux en parler tout de suite, et franchement… Vois-tu, Yves, je t’aime bien, je crois que je n’aimerai jamais personne autant que toi…

— Merci !…

— … Mais à quoi bon nous illusionner ? Nous ne serons jamais d’accord… Après ma déception de l’opérette, j’avais cru que c’était fini pour moi, que je pourrais me détacher de ce monde du théâtre et du cinéma, être une petite bourgeoise… Mais non. Dès que j’ai reçu cette convocation, la fièvre m’a reprise, et j’ai tout oublié… Oh ! je sais bien que tu dois me juger sévèrement…

Yves secoua la tête avec un sourire. Après avoir été saisi et choqué par ce départ décidé en dehors de lui il se sentait envahi par un sentiment de délivrance : l’équivoque était dissipée, la situation était claire.

— Moi, te juger sévèrement ? dit-il. Et de quel droit ? Chacun de nous obéit à sa nature, à ses penchants, à ce qu’un romancier appellerait « l’appel de son destin ». Tu es faite pour la vie d’artiste, brillante, mouvementée, et tu y trouveras sans doute le succès et le bonheur, c’est ce que je te souhaite ! Encore une fois, de quel droit m’y opposer, moi, sous prétexte que je n’aime pas ce métier et ce genre de vie ? Nous n’avons qu’à nous séparer, voilà tout !

Il avait l’air si paisible qu’elle fit la moue.

— Je croyais que tu me regretterais plus que ça…

Il éclata de rire.

— Quoi ? Il te fallait une grande scène de désespoir ? Je ne sais pas la jouer ! Puisque tu t’en vas si joyeuse, permets que je ne me jette pas à tes pieds en menaçant de me suicider !

Elle rit aussi.

— Non, ça, ce serait trop, je n’y croirais pas ! Passe-moi ma robe verte, veux-tu ?

— Voilà… Tu sais, si tu as besoin de moi pour boucler tes malles…

— Je te remercie, ça me rendra bien service. Papa est au consulat pour mon passeport. Le pauvre homme, je le fais trotter depuis plusieurs jours ! Mais il est aussi content que moi… Oh ! mon rôle est magnifique ! Ça se passe en 1830, j’aurai des toilettes ravissantes…

Et ainsi, la conversation se poursuivit, animée, entre les fiancés d’hier redevenus ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : des camarades. En s’en allant, Yves embrassa Gisèle sur les deux joues en lui disant :

— Bonne chance ! J’irai te voir au cinéma !

— Tu es gentil… Moi aussi, je te souhaite bonne chance… Choisis mieux ta fiancée la prochaine fois…

Elle ajouta, malicieuse :

— Peut-être est-elle déjà choisie ?

Yves rougit jusqu’aux oreilles, et se sauva. Le fameux refrain de l’opérette, celui que Gisèle ne chanterait pas, l’obsédait : L’espoir est entré dans mon cœur…

VII

— Allô, Albert… Peux-tu m’envoyer ta dactylo quelques instants ?

— Avec plaisir, mon vieux !

Yves, le cœur battant, raccroche le téléphone, Sa dactylo à lui, la bonne dame aux cheveux gris, est occupée à la direction ; il a tout de suite saisi ce prétexte pour faire venir Annie dans son bureau. Il a tant de choses à lui dire ! Oh ! il sait comment s’y prendre. Cette nuit, au cours d’une délicieuse insomnie, il a dressé son plan et préparé son discours. Il est prêt… et pourtant, il a le trac, comme Gisèle au moment de jouer sa grande scène.

Un pas dans le couloir… On frappe à la porte… La voici !

— Entrez !…

Et déjà, il va s’élancer vers elle, lorsqu’il s’arrête, décontenancé, en face d’une inconnue, une petite boulotte aux joues rouges et à l’air épanoui.

— C’est… c’est vous la dactylo de M. Launoy ? parvient-il à bégayer.

— Mais oui, monsieur.

Dans l’esprit du jeune homme, atterré, les suppositions les plus pessimistes se bousculent ; Annie a quitté la maison ! Peut-être a-t-elle changé de domicile ? Comment la retrouver ?

Tourmenté par cette inquiétude, il se précipite vers le bureau d’Albert, laissant la petite boulotte ahurie, avec son carnet et son crayon à la main.

— Albert, réponds-moi sais-tu où est Annie ?

À son arrivée en trombe dans le bureau d’Albert, celui-ci lève au-dessus de son travail un visage étonné, et, semble-t-il, un peu narquois.

— Annie ? Tu veux dire Mlle Vilard ?

— Oui, Mlle Vilard… rectifie Yves, embarrassé.

— Elle n’est pas là, répond placidement Albert.

— Je le vois bien ! Mais où est-elle ?

Albert feint d’être étonné.

— Pourquoi ? Si tu as besoin d’une dactylo, je t’ai envoyé sa remplaçante…

Yves, se rendant compte qu’il s’est trahi, essaie de se rattraper.

— Ce n’est pas pareil. J’avais besoin de Mlle Vilard pour un travail que nous avions fait ensemble. Elle était au courant…

— Alors, mon cher ami, reprend Albert qui continue d’affecter l’innocence, il faudra que tu attendes son retour.

Les yeux d’Yves s’illuminent, et il pousse un soupir de soulagement.

— Son retour !… Elle n’est donc pas partie pour toujours ?

— Mais non ! Elle a seulement anticipé un peu sur ses vacances, sur l’ordre du médecin, parce qu’elle est malade…

— Malade !…

Cette fois, Yves est complètement affolé. D’une voix frémissante, il questionne :

— C’est grave ?

— Je ne crois pas. Elle a surtout besoin de repos. C’est une petite qui a eu trop de fatigue, trop de soucis…

Yves s’assied sur une chaise ; l’émotion lui a coupé les jambes. Il baisse la tête, accablé de remords. Trop de soucis… Bien sûr, Annie a eu la maladie et la mort de sa mère, des conditions matérielles difficiles, des privations… Mais qui donc a ajouté au fardeau déjà si lourd de la pauvre enfant la peine la plus dure à porter pour un cœur tout neuf : la déception amoureuse, la détresse de se croire dédaignée, abandonnée ?

— Mais elle va se remettre vite ! continue Albert, optimiste. À son âge, avec du repos, une bonne nourriture, le grand air…

Ces derniers mots tirent Yves de son accablement et lui font redresser la tête.

— Le grand air ? Mais elle m’avait dit qu’elle passerait ses vacances à Paris !

— Tu ne voudrais pas ! proteste Albert. Ce serait inhumain ! Annie ira à la campagne, et elle sera bien soignée, je t’en réponds, puisque je l’envoie chez ma grand-mère !

Yves fronce le sourcil, en proie soudain à un autre genre d’inquiétude : il découvre qu’Albert s’intéresse beaucoup à la jeune fille — beaucoup trop ! — et qu’il est devenu bien familier avec elle ! Yves aurait dû s’en douter : dès les premiers jours, Albert avait remarqué Annie, et enviait son collègue d’avoir une telle « perle » comme dactylo ! Et voilà : il a profité de l’occasion, il a consolé Annie, il a offert son amour à la place de celui qui se dérobait ! Yves, sur le moment, ne réfléchit pas que, dans cette histoire, c’est lui le coupable ; comme la plupart des amoureux lorsqu’ils sont atteints au plus profond d’un sentiment caché mais ardent, il éclate, pâle de rage :

— Comment, chez ta grand-mère ? C’est toi qui es chargé de veiller sur la santé d’Annie ?

— Il faut bien que ce soit moi, puisque personne d’autre ne s’occupe d’elle, répond Albert avec sérénité.

Pan !… Yves ne trouve rien à répliquer. Il sait qu’il a tort, et c’est pourquoi il s’entête.

— Et tu vas y aller aussi, chez ta grand’mère, passer tes vacances, persifle-t-il.

— Dame ! c’est bien mon droit, je suppose ?

Yves, le cœur ulcéré, ricane :

— Oh ! je ne t’en empêcherai pas ! Je remarque simplement que ta générosité envers Annie est un peu… compromettante. Car, enfin, à quel titre l’emmènes-tu ? Comment la présenteras-tu à ta grand-mère, qui doit être une bonne vieille dame respectueuse des convenances et du « qu’en dira-t-on

Albert, très grave, pose le crayon avec lequel il jouait machinalement, et regarde Yves droit dans les yeux.

— Les convenances et le « qu’en dira-t-on » seront respectés. J’emmène Annie à titre de fiancée !

C’est le dernier coup, le mot qui enlève tout espoir à Yves. Il avait beau s’y attendre depuis quelques minutes, cela lui a fait un choc ; il lui semble que ce mot a brisé, comme une pierre dans une vitre, le rempart d’illusion derrière lequel il tentait encore de s’abriter. Il reste hébété… Il entend, lointaine, comme dans un rêve, la voix de son camarade :

— Tu as l’air suffoqué ! Je ne vois pas ce qu’il y a d’étonnant à cela ! Tu n’approuves pas mon choix ? Pourtant, je crois qu’un jeune homme ne pourrait souhaiter de meilleure compagne. Annie possède les plus rares qualités du cœur et de l’esprit ; elle est bonne, délicate, aimante et dévouée, intelligente, sérieuse, loyale…

Yves approuve de la tête, à chaque fois. Ah ! oui, il les connaît, les qualités d’Annie, et c’est pourquoi les regrets le déchirent à la pensée qu’il a sottement laissé échapper cette merveille… Pendant qu’il perdait son temps auprès de Gisèle qui ne lui en savait aucun gré, Annie a souffert, Annie a pleuré et s’est lassée de l’aimer sans être payée de retour. Elle s’est tournée vers un autre… C’est normal. Il est trop tard maintenant pour Yves. Il a manqué la plus belle chance de bonheur de sa vie. C’est fini…

Lourdement, il se lève. Il n’en veut plus à son ami, comme tout à l’heure, sous le coup de la colère et de la jalousie. Au contraire, avec un pauvre sourire crispé, il lui tend la main.

— Eh bien ! bravo, mon vieux, bravo !… Tu ne pouvais mieux choisir, en effet… Tous mes vœux de bonheur…

Mais que se passe-t-il ? Voici qu’Albert éclate de rire, et envoie une affectueuse bourrade à son collègue stupéfait. Idiot !… Ne fais pas cette tête-là, je t’en prie, elle conviendrait beaucoup mieux à un enterrement qu’à un mariage ! Alors, tu as marché, tu as cru que je t’avais « soufflé » Annie ?

— Quoi ? balbutie Yves, ahuri par ce système de douche écossaise. Tes fiançailles ? Les vacances chez ta grand-mère ?

— D’abord, mon petit vieux, déclare Albert, sache que je n’ai pas de grand-mère, ni à la campagne, ni en ville ! Quant aux fiançailles, c’est une invention de mon esprit ingénieux et tout dévoué à ton service… et à celui d’Annie !

— Mais… pourquoi ?

— Tu ne comprends pas ? Je voulais te forcer à voir clair en toi-même, et me rendre compte personnellement si tu aimais Annie « pour de bon ». Ça y est, je suis fixé, pas besoin d’autres épreuves ! Ta colère, d’abord, et puis ta pauvre tête, ton effondrement… ça ne trompe pas ! Tu l’adores, cette petite ! Excuse-moi si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je te parle en ami, en frère : il faut te libérer vis-à-vis de Gisèle et revenir vers Annie !

— Idiot !… s’écrie à son tour Yves, triomphant, en rendant la bourrade à Albert, qui s’étonne à son tour. Tout est rompu depuis hier soir avec Gisèle, qui part sans regrets vers la gloire cinématographique. Et quant à mon amour pour Annie, si tu crois me l’apprendre, eh bien ! mon vieux, tu te trompes ! J’en étais si bien persuadé que c’était pour en parler à Annie que je l’avais demandée dans mon bureau !

— Alors, ma petite comédie était inutile ? soupire Albert. Tant pis ! Moi qui croyais être le deus ex machina, le bon génie, l’ange de ton futur bonheur, je suis déçu !… Mais, après tout. il vaut encore mieux que tu aies compris tout seul à quel point tu étais amoureux…

— …Au point d’avoir eu envie de t’étrangler pendant quelques minutes ! avoue Yves en riant.

— Bigre ! Je l’ai échappé belle ! Rassure-toi, mon cher, je n’ai pas essayé de faire la cour à ta bien-aimée, et, d’ailleurs, c’eût été en pure perte. Elle ne pense qu’à toi, cette enfant, elle ne vit que pour toi, et c’est bien à cause de toi qu’elle est malade…

Yves sursaute, à nouveau alarmé.

— Parce que ça, c’est vrai ? Elle est malade ?

— Oui, ça, c’est vrai… mais ce n’est pas grave. La joie aura vite fait de lui redonner des forces, et puis, c’est toi qui vas l’emmener en vacances, hein ? Allons ! bourreau, j’espère que tu vas réparer dès ce soir les désastres que tu as causés, et raccommoder un pauvre petit cœur qui ne bat que pour toi ?

— Tu penses ! Je vais attendre l’heure de la sortie avec une impatience !…

— En attendant, file dans ton bureau, le directeur te cherche peut-être depuis une demi-heure, et n’oublie pas de me renvoyer ma dactylo provisoire, puisque tu n’as pas de déclarations d’amour à lui faire, à elle !

Yves partit, les yeux brillants, se retenant pour ne pas chanter et danser dans les couloirs ; Albert se rassit à son bureau en soupirant :


— Quel veinard, ce Lebonnier ! Enfin !… bien que ma petite comédie n’ait servi à rien, je n’en suis pas mécontent. La belle Gisèle, elle-même, j’en suis sûr, ne l’aurait pas mieux jouée !


VIII

Yves a monté si vite les cinq étages qu’il doit s’arrêter un moment sur le palier pour reprendre son souffle. Mais pourquoi attendre, puisque son cœur battra toujours aussi fort ? Il sonne à la porte d’Annie…

Elle vient ouvrir, et se fige, stupéfaite, devant le visiteur inattendu.

— Monsieur Lebonnier ! Vous !…

Et lui, bien qu’il ait préparé d’avance ses paroles, se sent aussi embarrassé qu’elle.

— Mais oui, mademoiselle Annie… J’ai su par mon ami Launoy que vous étiez souffrante. Alors, je me suis permis de venir prendre de vos nouvelles, et de vous apporter quelques fleurs…

Il lui tend un petit carton dans lequel, sur sa demande, la fleuriste a caché un joli bouquet rond de roses et d’œillets blancs, un bouquet de fiancée romantique… Les joues d’Annie s’embrasent.

— Oh ! vous êtes trop gentil, monsieur Lebonnier, il ne fallait pas…

Il proteste :

— Mais c’est tout naturel ! Vous avez été ma collaboratrice, mademoiselle, et une collaboratrice modèle, que je regrette toujours, mais que j’espère retrouver…

Elle ne répond pas à cette allusion directe, mais elle invite :

— Entrez, monsieur Lebonnier… Excusez-moi, je n’attendais personne…

Il la suit dans une petite salle à manger au mobilier modeste et désuet, mais arrangé avec goût. Elle fait promptement disparaître une corbeille à raccommodages, glisse son dé dans la poche de son tablier, et s’affaire à dénouer la ficelle de la boite. Yves remarque avec un attendrissement douloureux ses joues creuses et ses yeux cernés. Ah ! il a du raccommodage à faire, lui aussi, comme dirait ce brave Albert !

— Je suis venu également, dit-il, parce que j’ai quelque chose à vous proposer pour les vacances. Vous ne pouvez pas rester à Paris. Vous avez besoin de grand air…

Elle lève les yeux sur lui, effarée, un peu craintive.

— Mais je ne cherche rien ! Je préfère rester à Paris…

— Ta ta ta ! Avec cette mine de papier mâché ! J’ai tout arrangé pour vous. Vous irez à Châtelaillon, chez de braves gens qui avaient retenu une chambre pour une personne qui ne viendra pas.

À nouveau, elle baisse les yeux, très rouge, ses doigts fébriles bataillant contre les nœuds de la ficelle. Elle se décide à l’aveu.

— Je ne peux pas, monsieur. Mes moyens ne me permettent pas, cette année…

— Il n’est pas question de cela ! tranche-t-il avec autorité. La chambre est retenue, vous dis-je, et devra être payée, qu’elle soit occupée ou non ! Alors, vous voyez…

— Mais… la nourriture ?

— Vous devez manger comme un oiseau ! Et puis, n’ayez crainte, vous vous rendrez utile certainement plus, en tout cas, que la personne qui devait venir !

La pauvrette, désemparée, avance son dernier argument.

— Mais je ne peux pas aller comme ça chez des gens que je ne connais pas…

Il feint l’indignation.

— Comment ! Vous ne me connaissez pas, moi ? Et vous insinuez que mes parents ne sont pas des gens à fréquenter ?

Annie, qui a enfin vaincu la ficelle, a un cri d’angoisse devant ce bonheur entrevu, et qui lui semble trop beau.

— Chez vous !… Avec vous !… Mais c’est impossible ! Votre fiancée…

— Je n’ai plus de fiancée, dit-il doucement, tout près d’elle. Ou plutôt, si, j’en ai une… celle à qui j’offre ce bouquet…

Il lève le couvercle, écarte le papier de soie, découvre les blanches corolles parfumées serties de papier-dentelle.

— Si vous voulez bien, Annie…

Sans chercher de phrases ni d’effets de diction, elle s’abat contre lui, éperdue, secouée de sanglots…

Il se sent heureux, pleinement heureux. L’univers où il se meut a retrouvé son sens et son équilibre. Chacun suit la voie que le destin lui a tracée, chacun part à la conquête de ses possibilités de bonheur : Gisèle, papillon éblouissant, vole vers le succès, la renommée, vers tout ce qui brille et séduit ; Annie, fourmi laborieuse, n’a pas d’autre ambition que celle de vivre pour les autres, pour son mari et ses enfants…

L’avenir seul dira laquelle des deux a choisi la meilleure part.

FIN

Éditions PARVILLEE, 33, rue Poussin, Paris-16 — Dépôt légal nº43 Imp. GEORGES LANG, Paris. Dépôt légal 4e trimestre 47 — N° B 1449

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)