La Monnaie et le mécanisme de l’échange/20

La bibliothèque libre.
Germer Baillière (p. 206-215).

CHAPITRE XX

Comptes courants et organisation des banques

On réalise, ainsi que nous l’avons vu, une économie considérable de métaux précieux, en faisant circuler, au lieu de monnaie d’or, des morceaux de papier qui la représentent. Mais il y a une source bien plus abondante d’économies dans ce qu’on appelle le système du chèque et du clearing, ou liquidation par compensation, système dans lequel les dettes sont moins payées que mises en balance les unes avec les autres. Le type de la méthode se trouve dans la pratique ordinaire du livre de comptes courants. Si deux maisons ont l’une avec l’autre des transactions fréquentes, dans lesquelles elles achètent et vendent alternativement, ce serait une dépense de monnaie absurde que de régler immédiatement chaque dette contractée, lorsqu’on peu de jours il peut s’en contracter une dans la direction opposée. Par conséquent, c’est l’usage, pour les maisons qui ont des transactions réciproques, de porter sur leurs livres au débit et au crédit l’une de l’autre la dette résultant de chaque transaction, et de n’effectuer un paiement réel que lorsque la balance atteint des proportions considérables et trop incommodes. Un courtier d’assurances agit comme intermédiaire entre les propriétaires d’un navire et les membres des compagnies qui l’assurent chacune pour leur part. Il doit donc faire aux assureurs un grand nombre de petits paiements pour les primes des polices, et, à son tour, il reçoit de temps en temps des indemnités pour les navires assurés qui se perdent. L’usage s’est établi d’éviter les paiements en numéraire ; le courtier porte les primes au crédit des assureurs, et les pertes à leur débit ; il ne paie ou n’encaisse, pour régler la balance, que lorsqu’elle est considérable.

Afin de représenter le système très-complexe de crédit mutuel organisé par les banquiers d’un grand pays, nous devrons avoir recours à l’usage des diagrammes. Je ferai donc remarquer que le cas, ou type, le plus simple du crédit mutuel est représenté par la formule

P — Q

Chacune des lettres P et Q désigne une personne ou une maison, et la ligne indique qu’il y a des transactions entre elles. Cependant, c’est seulement dans des cas spéciaux que cette balance directe de comptes dispensa de l’emploi du numéraire ou d’un système plus complexe. En général, il y a un excédant de marchandises qui se porte dans une des deux directions, de sorte que le courant de l’argent se fait dans la direction opposée. Le manufacturier vend au commerçant en gros, celui-ci au détaillant, et le détaillant au consommateur. Mais, grâce à l’intervention du banquier, les transactions d’un grand nombre de particuliers, ou même de plusieurs branches de commerce, sont concentrées dans un même centre, et une grande quantité de paiements peuvent être balancés les uns avec les autres.

système d’une seule banque

Pour nous faire une idée claire du moyen par lequel les banques nous permettent de ne pas employer l’argent comme médium d’échange, nous devons suivre le développement du système depuis le cas le plus simple jusqu’à l’organisation complexe qui existe en Angleterre. Imaginons d’abord une ville isolée, n’ayant aucune relation appréciable avec le reste du monde, et possédant une banque unique, dans laquelle chacun des habitants a déposé ses fonds. Si une personne quelconque a veut faire un paiement à b, elle n’a pas besoin d’aller à la banque pour en retirer des espèces et les porter chez b ; elle peut remettre à b un chèque qui invite le banquier à verser au besoin les espèces dans les mains de b. Mais si b, de son côté, opère ses paiements de la même manière, il n’aura pas besoin de retirer ces espèces. Ce serait une pure formalité pour b, de recevoir les espèces qui lui sont dues par a, et de les rendre immédiatement au même banquier pour les faire porter à son crédit. Il suffit, pour opérer le paiement, d’inscrire la somme sur le compte d’à à son débit, et sur le compte de b à son crédit. Si b veut faire un autre paiement à c, il suffira d’enregistrer la chose de la même façon sur le grand livre du banquier. Et quel que puisse être le nombre des autres commerçants, d, e, etc., leurs transactions réciproques peuvent être réglées de la même façon, sans qu’ils voient une seule pièce de monnaie. Nous pouvons représenter cette organisation élémentaire des banques par la figure suivante,



dans laquelle on voit au premier coup d’œil que P représente l’unique banquier, tandis qu’a, b, c, d, e, représentent ses clients Les anciennes banques d’Amsterdam et de Hambourg donnent d’excellents exemples de cette combinaison. Ainsi une certaine quantité d’espèces, qui demeure immobile à la banque, et à laquelle personne ne touche, peut suffire a toutes les transactions intérieures d’une ville. Si les commerçants ne sont jamais obligés de faire des paiements à distance, on pourra se passer complètement de monnaie métallique. Mais, comme quelques-uns des clients, a, b, c, etc., peuvent avoir besoin d’argent, le banquier en doit garder au moins autant qu’il en faut pour faire face aux demandes possibles.

système à deux banques

Supposons, en second lieu, une ville capable d’entretenir deux banques. Parmi ses habitants, les uns ont leurs fonds déposés dans une de ces banques, les autres dans l’autre, et tous ceux qu’il est utile de considérer ici ont un compte courant dans l’une ou dans l’autre. Dans le diagramme suivant, admettons que P et Q soient les deux banquiers ; a, b, c, d, seront des clients de P, et q, r, s, t, des clients de Q. Maintenant, les transactions mutuelles de a, b, c, d. se balanceront, comme auparavant, dans les livres de P, et il en sera de même d’un autre côté pour les clients de Q. Mais si a doit faire un paiement à g, l’opération devient un peu plus compliquée. Il tire un chèque sur P et le remet à q, qui peut par conséquent demander de l’argent à P. S’il n’a pas besoin d’argent, il porte le chèque à son propre banquier Q, et le t’ait inscrire à son compte comme si c’était de l’argent. C’est le banquier Q qui devra maintenant présenter le chèque à P, et il semble d’abord qu’il faudra bien unir par faire usage de numéraire.

Cependant, il y aura d’autres personnes qui feront dans la même ville des paiements de la même manière ; et il est fort probable que quelques-unes de ces opérations aboutiront à mettre dans les mains de P des chèques sur Q, et quelques autres des chèques sur P dans les mains de Q. Les deux banquiers seront alors dans la situation des deux négociants mentionnés plus haut (p. 207), qui ont un compte courant l’un chez l’autre. Au pis-aller, le paiement à faire en espèces se réduira à la balance de ce qui est dû, en sens opposés. Mais comme cette balance penchera probablement aujourd’hui dans un sens et demain dans un autre, elle n’a besoin d’être soldée que lorsqu’elle prend des proportions incommodes.

système de banques multiples.

Une grande ville de commerce possède ordinairement plusieurs banques dont chacune a son groupe distinct de clients. Les transactions mutuelles qui s’opèrent dans chaque groupe se balanceront, comme auparavant, sur les livres de la banque commune. Mais la plupart des transactions se croiseront, et aboutiront à une dette contractée par un banquier à l’égard de l’autre. Sans doute, il est fort probable que chaque banquier aura chaque jour des sommes a recevoir et des sommes à payer ; mais il ne s’ensuit pas qu’il doive les payer à ceux qui sont eux-mêmes ses débiteurs. La complication des relations de vient extrême ; ainsi quatorze banquiers peuvent former ou 91 couples différents dans chacun desquels il peut y avoir des dettes réciproques, et cinquante banques ne feraient pas moins de 1225 couples. Il en résulte que P peut se trouver débiteur de Q pour une balance considérable, tandis qu’il a, à peu de chose près, la même somme à recevoir de R ou de S. Un transport réel de monnaies dans de telles circonstances serait absurde ; il est évident qu’en étendant plus loin le système des comptes courants, on peut résoudre définitivement la difficulté. Il suffit que les différentes banques s’entendent pour désigner en quelque sorte une banque des banquiers qui conservera une partie des fonds de chaque banque ; les dettes mutuelles des banquiers seront alors balancées exactement comme si cette banque opérait pour des particuliers. Dans la figure suivante nous voyons quatre banques, P, Q, R, S, dont chacune a ses clients particuliers, mais qui sont mises en relation les unes avec les autres par la banque des banquiers, X.

P n’a pas besoin maintenant d’envoyer un commis pour présenter des liasses de chèques sur Q, R et S ; il peut les faire payer à la banque centrale, X, où ils seront portés au crédit de P ; puis réunis encore à de semblables liasses de chèques reçus de Q, R, S, ils seront finalement présentés aux banques sur lesquelles ils sont tirés. Tous les paiements faits ainsi par chèques seront effectués sans l’emploi d’aucune monnaie, comme s’il n’y avait qu’une seule banque dans la ville. D’ordinaire, les sommes que chaque banque doit payer chaque jour se balancent assez exactement avec celles qu’elle doit recevoir. La balance qui reste sera soldée par un transfert inscrit sur les livres de X, la banque des banquiers.

Il n’est pas tout-à-fait vrai de dire qu’il y ait, dans aucune ville d’Angleterre, une banque de banquiers réglant ainsi les paiements d’une banque à l’autre. Le rôle d’agent comptable est rempli dans ces opérations par une institution appelée Clearing-House (chambre de liquidation), que dirige un comité de banquiers ; c’est la Banque d’Angleterre qui conserve les dépôts des banquiers et qui opère les transfert par lesquels se terminent les transactions de chaque jour. Nous décrirons, dans le chapitra suivant, l’organisation du Clearing-House.

système des banques succursales.

On est forcé de reconnaître que l’organisation du système des banques anglaises subit actuellement une transformation complète, et se rapproche de celui qui existe en Écosse depuis un siècle et davantage. Au lieu d’un grand nombre de petites banques, faibles et sans liens entre elles, nous voyons s’élever, par la fusion et l’extinction des plus petites, un nombre moindre de banques importantes dont chacune possède de nombreuses succursales (ou branches). Les banques d’Écosse ont depuis longtemps des succursales nombreuses, et chacune des onze grandes banques actuellement existantes en compte en moyenne 78, le minimum étant de 19, et le maximum de 125. Quelques-unes des banques anglaises ont déjà des ramifications aussi étendues. Ainsi la Banque de Londres et du Comté (London and County Bank) et la Banque Nationale des Provinces (National provincial Bank), qui ont développe d’une manière particulière le système des succursales, en ont, la première 148, et la seconde 137 ; la Banque du District de Manchester et de Liverpool a 50 succursales et sous-succursales. Les banques irlandaises adoptent aussi le même système, et la Banque Nationale d’Irlande compte environ 114 succursales et sous-succursales. C’est un fait intéressant qu’en Australie aussi le système des banques ait pris une forme semblable, et qu’un nombre relativement faible de banques importantes, comme celle de la Nouvelle-Galles du Sud, ou celle de là Nouvelle-Zélande, fondent dans chaque village naissant une de leurs succursales.

Or, les relations étroites qui existent entre le bureau principal d’une banque considérable et chacune de ses succursales amènent dans les transactions une grande facilité de liquidation. Le diagramme de la page 210 sert encore à figurer cette relation, X étant le bureau principal, P, Q, R, S des banques succursales, et a, b, c, d, etc., représentant les clients. Si a paie m avec un chèque sur P, le chèque sera remis à R, porté là au crédit de m, envoyé aussitôt par la poste à P, et porté dans cette banque au débit de a. Le bureau principal, informé de cette transaction par le rapport quotidien accoutumé, terminera l’affaire en transférant la somme du compte de P à celui de R. Il semble qu’il y ait un grand travail de comptabilité ; c’est un travail de pure routine et qui occasionne peu de frais. Les envois de fonds sont rarement nécessaires, parce que chaque succursale règle ses comptes uniquement avec le bureau principal, de sorte que des sommes nombreuses sont créditées et débitées chaque semaine et que d’ordinaire la balance est peu considérable. En fait, le bureau principal agit comme clearing-house, ou banque des banquiers.

Une autre question s’élève à présent : comment les succursales d’une banque feront-elles des affaires avec celles d’une autre banque ? La solution est bien simple. À moins que les succursales ne se trouvent dans la même ville, ou qu’elles ne soient, pour d’autres raisons, en relations intimes les unes avec les autres, elles communiqueront entre elles par l’intermédiaire des bureaux principaux. Un chèque tiré sur une branche ou succursale quelconque de la London and County Bank, et reçu par une bronche de la National Provincial Bank, sera présenté par le bureau principal de cette dernière au Clearing-house et porté au débit du bureau principal de la première.

système des agences de banques.

Un autre trait important de l’organisation du système des banques est l’extension que prend l’usage des agences. Une grande banque a des transactions de différente nature à opérer dans chacune des principales places de commerce du royaume ; si elle n’a pas de succursales dans ces villes, elle emploie dans chacune d’elles un banquier qui lui sert d’agent. Cette banque-agence reçoit les chèques, les effets, les billets payables dans le district, paye les traites tirées sur elle par le bureau principal, retire les effets conformément à ses instructions, et fait presque tout ce qu’une succursale pourrait faire, sauf cette différence capitale que la rémunération de son travail consiste en une commission. Chaque banque-agence a un compte-courant au bureau principal, de sorte que jusqu’à un certain point chaque banque importante, avec ses agences, constitue un système de liquidation analogue à celui que forme une banque avec ses succursales.

système des agences de londres.

Il s’est insensiblement développé en Angleterre un système universel et complet de relations entre les banques de la province et celles de la cité de Londres. Tous les banquiers du Royaume-Uni, sans aucune exception, je pense, emploient comme agent l’une ou l’autre des grandes banques de la cité de Londres. Il y a dans la cité vingt-six banques de liquidation (clearing banks) qui se chargent de ce rôle, et chacune d’elles représente en moyenne douze banques provinciales ; mais quelquefois elles en représentent bien davantage, et quelques banques de la province ont à Londres deux banques-agences.

Ce système d’agences amène encore une simplification des transactions ; car, si deux banques de la province ont à Londres le même agent, tous leurs règlements de comptes mutuels peuvent s’opérer par des transferts sur les livres de l’agent. Le diagramme de la page 210 trouve ici une troisième application ; X représente alors l’agent de la cité, qui a des comptes-courants avec les banques de province P, Q, B, S. Tous les clients de toutes les banques qui ont le même agent à Londres sont mis ainsi en relations étroites, quoiqu’ils habitent peut-être dans des régions de la province fort éloignées les unes des autres. Chacune des banques de la cité peut être regardée comme une banque de liquidation et comme un Clearing-House en petit.

système de liquidation des provinces.

Il ne reste plus qu’un pas à faire pour compléter le système de relations entre chaque banque du royaume et toutes autres banques. Toute banque de province a, comme nous l’avons vu, un compte-courant avec quelque banque de Londres, et toutes les banques de Londres règlent chaque jour leurs transactions mutuelles à l’aide du Clearing-House. Il s’en suit qu’un paiement peut s’effectuer, d’une partie quelconque de la province à une autre partie quelconque, par l’intermédiaire de Londres. Dans le diagramme suivant, mettons que P, Q, R, soient des banques de province ayant

à Londres leur agent X, et que U, V, W soient d’autres banques de province ayant à Londres l’agent Y. Si o, client de P, veut faire un paiement à r, client de U, il envois par la poste un chèque sur son banquier, P. Celui qui le reçoit, r, le fait porter à son compte par U, qui n’ayant aucune communication directe avec P, l’adresse à Y, qui le présente par l’intermédiaire du Clearing-House à X ; celui-ci le met au débit de P, et le lui adresse par le premier courrier. Il ne peut y avoir rien de plus simple et de plus parfait que cet arrangement.

Il sera aussi facile de voir que des sommes d’argent, passant d’une banque de Londres à l’autre, ou plutôt liquidées dans le Clearing-House de Lombard Street, seront souvent les balances de comptes-courants considérables entre les banques de province et leurs agents et correspondants. Tant que la balance des comptes entre deux banques ne prend pas des proportions exagérées, il est inutile de la solder en numéraire, à moins de raisons spéciales. Quand la balance doit être soldée et que les banques se trouvent avoir à Londres le même agent, il suffit que la banque débitrice ordonne à son agent de Londres de transférer telle somme au crédit de l’autre banque de province. Si leurs agents de Londres ne sont pas les mêmes, si P, par exemple, dans le dernier diagramme, désire payer une balance à V, cela se fait en ordonnant à X de créditer Y, agent de U. Le billet de crédit, qui effectue ce paiement, passe au Clearing-House parmi une masse d’effets qui représentent des paiements dans un sens ou dans l’autre, et d’ordinaire il ne forme qu’un article insignifiant dans la liquidation générale. S’il est finalement payé en numéraire, c’est, ainsi que nous le verrons, sous la forme d’un transfert final sur les livres de la Banque d’Angleterre. Quelque considérables que soient les transactions qui se règlent chaque jour au Clearing-House de Londres, elles se réduisent, après tout, à celles qui n’ont pas été liquidées antérieurement par des communications plus directes, et souvent elles représentent les balances d’une multitude de transactions qui ne passent jamais par Londres.