La Monnaie et le mécanisme de l’échange/22
CHAPITRE XXII
la banque des chèques
Le système des chèques et des compensations, tel que nous l’avons considéré jusqu’ici, n’est appliqué que pour le règlement des paiements considérables. On ne peut jouir des avantages qu’il présente que si l’on a un compte chez un banquier, et pour cela il faut disposer d’une certaine somme d’argent, avoir une position assez bonne, et assez de crédit pour qu’un banquier vous confie un carnet de chèques. Il en résulte que la plus grande partie de la population reste entièrement en dehors de ce système, et se trouve obligée, pour faire ses paiements, d’employer les espèces, les timbres-poste, ou les mandats sur la poste.
On fait actuellement une tentative très-ingénieuse pour faire profiter les masses de ces avantages des banques, pur l’institution d’une Banque de Chèques. Pendant que je préparais les matériaux de ce livre, j’ai été extrêmement frappé de la manière dont cette nouvelle banque est appropriée à son but qui est de compléter par en bas le système des chèques et du Clearing. Je me suis donc adressé à M. James Hertz, auteur de ce projet remarquable, pour lui demander des renseignements à ce sujet, et il m’a fourni les moyens d’en faire une étude approfondie.
Actuellement le côté faible du carnet de chèques ordinaire, c’est qu’une personne, une fois pourvue d’un carnet de chèques en blanc, peut les remplir pour des sommes quelconques, sans tenir compte de la balance contre laquelle elle est censée les tirer. Il y aurait la une grande facilité laissée à la fraude, si les chèques étaient généralement reçus sans examen de personnes étrangères, La Banque des Chèques procède d’après un principe nouveau : elle émet des chèques qui ne peuvent être remplis que pour des sommes limitées, désignées par des indications imprimées, ineffaçables, et même percées à jour dans les feuilles. D’un autre côté on ne peut obtenir ces chèques qu’en échange de la somme maximum pour laquelle ils peuvent être tirés, et cette somme est retenue en dépôt jusqu’à ce que tous les chèques qui en forment le montant aient été présentés. Il en résulte que tout chèque, lorsqu’il est dûment rempli et signé par son propriétaire, est aussi bon qu’un billet de banque émis contre une réserve sur titres. Il est vrai que chaque livre de chèques peut être perdu ou dérobé, et alors frauduleusement signé et émis, mais comme ces effets sont tirés à ordre et rayés, il est très-dangereux d’en faire un usage criminel, et la fraude, dans le cas unique où elle a été tentée jusqu’à présent, a été suivie d’un prompt châtiment.
La Banque des Chèques semble viser à devenir l’intermédiaire par lequel s’effectueront une multitude de petits paiements. Elle s’occupe de petites pensions et annuités, de petits dividendes, de petits déboursés faits par les employés, les agents, les commis ou même par les domestiques. On peut confier sans danger, pour ainsi dire, un livret de ces chèques à tout domestique, à tout agent qui sait écrire ; et le chèque, une fois présenté, témoigne de la façon dont l’argent a été employé. Personne ne pourrait se hasarder à donner de même à un domestique des chèques signés en blanc, attendu qu’ils peuvent être remplis pour des sommes illimitées ; de plus les chèques de celle banque sont évidemment préférables à une somme de monnaie métallique, qu’il est beaucoup plus facile de gaspiller, de dérober ou de perdre. Celui qui reçoit de pareils chèques y trouve aussi un des moyens les plus commodes pour envoyer des fonds, parce qu’il n’est presque pas de banquier qui ne les accepte, et qu’ils seront en conséquence reçus comme argent comptant par quiconque a une connaissance suffisante de leur nature. Aussi la Banque des Chèques paraît-elle en état de remplacer très-avantageusement le système de mandats de la poste anglaise.
Pour se procurer un mandat il faut se rendre a un bureau de poste et attendre que certaines formules soient remplies. Il faut choisir un bureau déterminé où le paiement sera effectué ; enfin le destinataire du mandat ne peut se faire payer, en général, qu’en se présentant lui-même au bureau et en donnant le nom de l’expéditeur. Au cas même où une personne ne peut acheter un livret de chèques de là Banque des Chèques, elle peut, dans les villes où des agences sont établies à cet effet, acheter des chèques isolés et les remplir pour une somme quelconque. Cela exige moins de formalités que le mandat sur la poste, et les chèques sont payables non pas dans un bureau unique, mais dans presque toutes les banques du Royaume-Uni et dans la plupart des villes étrangères. On peut aussi, si on le désire, faire qu’ils ne soient payables que dans une seule banque particulière. Les frais d’envoi par chèques seront en moyenne inférieurs à ceux que les mandats sur la poste occasionnent, puisque l’administration des postes, lorsqu’il s’agit de mandats à l’intérieur, prend des droits qui s’élèvent de 1 penny pour les sommes au-dessous de 10 schellings, à 1 schelling pour un mandat de 10 livres ; les droits sont encore beaucoup plus élevés pour les mandats payables dans certaines colonies et certains pays étrangers. Le chèque de la Banque en question ne coûte qu’un penny et un cinquième de penny en sus de la somme expédiée ; et sur ce droit le penny représente la valeur du timbre du gouvernement, c’est-à-dire un revenu de l’État.
Le gouvernement ne peut avoir aucune raison de s’opposer au développement de la Banque des Chèques ; car, si elle réussit, elle assurera à nos finances un revenu annuel considérable. Le système des mandats, au contraire, quoique les droits y soient plus élevés, ne donne aucun profit, ainsi qu’on l’a reconnu, et constitue plutôt une charge pour nos finances. On dit que pour chaque mandat il faut remplir huit ou neuf formules, et l’augmentation de travail qui en résulte nécessairement absorbe tout le profit. C’est la un exemple frappant de l’impuissance où se trouve une industrie officielle, sauf certains cas spéciaux : seule, une société de banque peut mettre en pratique pour les envois d’argent une méthode applicable dans toutes les parties du monde, beaucoup moins coûteuse pour le public que le système des mandats de poste, et cependant payer encore sur ses opérations des droits au gouvernement.
La Banque des Chèques vise aussi à devenir une agence de remboursements aussi bien qu’une agence de paiements. Toute institution publique qui a besoin, par exemple, de recueillir une souscription, n’a qu’à se procurer une formule de « versement, » et la somme qui y sera inscrite pourra être reçue par chacune des banques nombreuses qui sont mutuellement en relation. Ainsi de petites dettes et de faibles souscriptions peuvent être recueillies sans difficultés, sans peine et sans dépense, dans toutes les parties du pays.Les directeurs de la Banque des Chèques espèrent substituer leurs chèques aux espèces que les manufacturiers emploient à présent pour le paiement des salaires. S’ils pouvaient obtenir ce résultat, ceux qui en profiteraient le plus seraient les banquiers, qui doivent, chaque semaine, fournir de grosses sommes en or et en argent, et qui se donnent beaucoup de peine et dépensent beaucoup d’argent pour conserver une quantité suffisante d’espèces. Or, si un industriel, pour payer ses employés, leur remettait de petits chèques, ou, ce qui vaudrait peut-être mieux encore, des chèques pour des sommes rondes, avec le reliquat en argent, les chèques seraient reçus par les fournisseurs et déposés ensuite par eux dans les banques, ou même pourraient être rachetés en grandes quantités par le manufacturier qui s’en servirait de nouveau. C’était, il y a quelque temps, l’usage des grands entrepreneurs de chemins de fer d’émettre des mandats sous la forme de bons d’un, deux ou cinq schellings. Ces bons étaient donnés en paiement aux ouvriers et reçus par les aubergistes et détaillants du voisinage, jusqu’à ce que l’entrepreneur les reprit en les achetant en gros. Des chèques de ce genre constituaient une véritable monnaie représentative ; mais ils étaient d’une légalité douteuse. Les chèques de la Banque dont nous parlons pourraient servir au même usage, et la légalité pourrait en être reconnue ; mais il est très-douteux que l’usage si avantageux des chèques ordinaires, qui sont présentés immédiatement, s’accorde avec la circulation continuelle de ces nouveaux chèques, qui n’ont pas besoin d’être présentés aussitôt. Nous avons reconnu que l’habitude et l’usage exercent souvent, en matière de monnaie, une influence immense, qui échappe presque à toute direction ; il faudra probablement bien du temps pour que le public apprenne à regarder un chèque comme un titre qu’on peut garder avec sécurité.
La Banque des Chèques joue déjà le rôle d’une caisse d’épargne où l’on peut déposer, pour plus de sécurité, l’argent qui n’est pas immédiatement nécessaire ; les reçus sont remplacés par les feuilles de chèques avec lesquelles on peut soit retirer l’argent, soit l’employer en paiements sans difficulté. Seulement on ne paie pour ces dépôts aucun intérêt. Il me semble cependant que cette banque, si elle atteint son but actuel, peut devenir sans peine la plus admirable des caisses d’épargne. Au lieu d’émettre des chèques payables à tout moment, elle pourrait émettre, par ses banques-agences, des reçus de dépôt, des effets, ou, ce qui revient à peu près au même, des chèques post-datés, dont l’intérêt devrait être payé comme un escompte au moment du dépôt au taux de 2 ou 2 1/2 pour cent. Ce reçu pourrait être gardé, transféré par endossement, ou escompté de nouveau par la Banque des Chèques. Si on le gardait jusqu’à maturité, il deviendrait payable comme un chèque dans toute banque en relation avec la Banque des Chèques. L’argent déposé de cette façon pourrait être employé en Consolidés à 3 1/4 pour cent, et les frais du papier et du travail de comptabilité, étant fort légers, laisseraient une marge aux bénéfices.
La caisse d’épargne de l’administration des postes, telle qu’elle a été établie par M. Gladstone, est une institution admirable ; elle a fort bien réussi et a rendu de grands services en encourageant l’économie et la prévoyance. Mais le fonctionnement en est incommode et coûteux. Les banques écossaises, en recevant de petits dépôts déterminés, jouent déjà presque le rôle de caisses d’épargne. Il est bon de chercher si, grâce à l’assistance de la Banque des Chèques, les banques d’Angleterre ne pourraient pas, au profit de tous, se transformer en caisses d’épargne.
J’ai cru que je ne m’écartais point du sujet de ce livre en m’étendant un peu longuement sur les services réels et possibles rendus par la Banque des Chèques, parce que cette institution, si elle réussit, ouvre une carrière illimitée aux améliorations financières. L’institution n’est encore qu’une simple expérience, entreprise aux risques et périls des actionnaires ; elle ne peut prospérer que si elle offre des avantages au public et au corps des banquiers. Elle peut réussir dans quelques-uns de ses projets et échouer dans d’autres ; mais en tout cas, elle tendra à remplacer les paiements en espèces par des paiements en chèques, qui se balanceront dans la compensation générale du Clearing House de Londres. Les bénéfices de la banque reposent sur le droit si faible d’un cinquième de penny pour chacun des chèques, et sur l’intérêt des dépôts. Le montant des dépôts qui restent sans être retirés dépend de trois circonstances : 1o du temps qui s’écoule avant que le chèque soit utilisé ; 2o du temps pendant lequel il circule ; 3o de la différence entre la somme retirée et celle qui est déposée. La durée moyenne de la circulation était récemment, à ce qu’on m’a dit, de dix jours ; mais beaucoup de chèques sont déjà restés un an en circulation.
Il y a là une innovation extrêmement ingénieuse ; si elle réussit, elle ne peut manquer de rendre de grands services à la communauté, en ajoutant un organe de plus à un système de banques déjà merveilleusement organisé.