La Vertu récompensée
LA VERTU RÉCOMPENSÉE
GUIGNOL, entrepreneur.
MADELON, sa femme.
HARPAGON, usurier.
TARTAMPION, fermier.
BRUSCAMBILLE,
FILOUTARD,
Un Village : À droite, la maison de Guignol : à gauche, celle d’Harpagon.
Scène PREMIÈRE
C’est guignolant tout de même, de voir rater une si bonne affaire, faute de pouvoir poner le cautionnement.
Bédam ! c’est pas avec les 800 francs que t’as gagnés dans ton dernier travail que t’en peux avancer 2000 !…
Nom d’un rat ! comment que faire ?… Emprunter…
Qui que voudra nous prêter cette somme ?… nos parents et amis sont tous plus cousus de noyaux de pêches que de billets de banque.
Y a ben le voisin Harpagon… un m’sieur ben honnête… qui me tire son chapeau tous les jours et qu’a de ça…
Le vieux grigou est trop avare ! T’auras chez lui des coups de chapeau et des conseils tant que tu voudras, mais d’argent, bernique !
Ça ne coûte rien d’essayer, en lui offrant des intérêts…
Nous essayerons tout à l’heure ; mais à présent l’appétit me grabotte… je suis venu-t-à-pied de Lyon à Villeurbanne, et je suis trempé comme une soupe.
Justement, la tienne aussi est trempée… une soupe de corcenaires et de pastonnades, avec de couennes et de panais dedans… viens, m’n homme !
Soutiens-moi, Madelon !… heu ! (Ils entrent dans leur maison.)
Scène II
Midi !… Il ne vient pas… ce Tartampion me manquerait-il de parole ! lui si exact… Son fermage est échu depuis hier !… 2 000 francs !… 2 000 francs !… il me payera ce retard… par une augmentation de bail. (On entend chanter Tartampion.) Cette voix !.. lui ! c’est lui ! Mes 2 000 francs arrivent… Ah ! je meurs d’aise !
Salut, la compagnie !
Ce cher Tartampion !
Père Harpagon, voici vos liards !
Ils sont à moi ! merci ! le compte y est bien ?…
Dam ! j’ons compté six fà !
J’ai confiance… (à part) je les recompterai tout à l’heure… À mon aise… (Haut) Eh bien ! cela va-t-il ?
Oh ! nenni ! pas du tôt… tôt marche de traviole… Il a gelo en avril, les vers ont migé le reste, notre coq s’est casso lo patte, notre cochon n’a point profita, et notre vache a crevo pour avoir trop manjo de trèfle…
Ça tombe mal, car ton bail est à fin, et les pertes que je viens d’éprouver moi-même… me forcent à t’augmenter cette année de 300 francs !
300 francs ! mossu Harpagon, vos n’ypensos point… je veno justement vous demander une diminuance… ne faut pas écorchi le pauvro paysan… Vos être ben trop richi…
Riche !… tu gagnes plus que moi, pauvre vieux qui ne puis plus travailler.
No ! À ce prix je ne po pos resto… vos cherchiri un autre pour fermi…
Allons, viens boire un coup, je vais préparer ton bail… Tu vois que je suis bon enfant…
Merci ben, mossu Harpagon ! on ne boit chez vous que de piquette… j’allo dino chez mon cosin Toino, qui me bara de bon vin et de soupe de lard.
À ton aise, tu n’auras qu’à signer tout à l’heure…
Sans augmentance !
Oui, va ! (À part.) J’en aurai raison ce soir, quand il aura bu… Allons vite recompter mes pièces… les palper une à une, les aligner, les empiler, les remettre dans le sac, les faire sonner… tout doucement pour que les voisins n’entendent pas… Allons ! (Il rentre chez lui.)
Scène III
Pourquoi donc que te cannes toujours ?… pisque j’ai vu Tartampion avec un gros sac plein d’écus que le voisin Harpagon a remporté chez lui…
T’as p’t-être ben raison… c’est le moment de chapoter…
M’sieu Harpagon ! m’sieu Harpagon !
Il fait le sourd exprès ! si nous jetions de pierres dans ses vitres…
Non, une idée (criant) Au feu ! (Ensemble.) Au feu ! Au feu !
Scène IV
Au feu ! les pompiers !… Où est le feu ?
Dans ma cheminée, père Harpagon, je fais de matefains !
À votre service !
Ah ! ah ! ah ! farceur ! (À part.) Animal ! (Haut.) Merci bien ! au revoir, voisins.
Attendez donc ! m’sieu… C’est que… je… nous avions comme ça quelque chose… un petit service à vous demander…
Qu’est-ce ?
Tout juste, il s’agit de la caisse… Vous savez que je suis devenu un gonne pas flâneur… et que je ne m’amuse pas à me lentibardanner sur les quais, à reluquer les estatues… et que si je mets mon alévite pour aller, comme ça, la dimanche à la Vogue, nous ne mangeons pas tous les jours de viande qu’a de plumes, ni ne bipassons pas de zaliqueurs dans de bouteilles qu’ont de zaffiches comme tous vos fandars…
Oui, je sais que vous êtes rangé… et que vous devez avoir réalisé de belles économies… Au revoir !
Je disais donc que… grâce à mes émérites, j’ai pu obtenir la déjudication d’un… morceau de la route qui… doit traverser ce village avec… le pont sur le ruisseau.
Tant mieux ! tant mieux !… Vous gagnerez à cela quelques billets de mille.
À coup sûr ! mais faut que… je pone 2, 000 francs de caution, et… j’ai à la maison que 800 francs. —Si, en vous payant des intérêts, vous pouviez m’avancer le reste.
Des intérêts… entre voisins !… pour qui me prenez vous ? c’est… 1, 200 francs qu’il vous faut ?
Ne plus, ne moins. (A Madelon.) Qué brave gone !
Quand je disais ! (A Harpagon.) Ainsi, vous consentez…
Mais c’est tout de suite !
Que voulez-vous… je n’ai pas le sou… Les fermiers ne payent pas !
Il me semblait que Tartampion…
Erreur ! l’argent est d’un rare…
Ainsi, vous ne voulez pas ?…
Impossible ! Obtenez un sursis, et plus tard… nous verrons… en attendant, si mes conseils, mon influence… Bonsoir ! (Il rentre et ferme la porte.)
Scène V
Nous v’là ben plantés !
Viens, femme, ne te fais pas de sang mauvais ! je me vas jeter un m’ment sur le lit… ça me fera pousser de zidées. (Ils sortent.)
Scène VI
Ils sont rentrés,… parfait !… 1200 francs à ces pillerots… plus souvent… l’entreprise n’aurait qu’à rater… Oui, j’en ai de l’argent… du bel argent !… ah ! ah ! ah ! ce sac apporté par Tartampion, s’ils se doutaient… — Il se fait tard… le garder chez moi, dans ce pays de malfaiteurs… c’est un danger… — où le fourrer ? — Ah ! sous cette pierre… mon aïeul y cachait jadis ses épargnes… (Il entre et ressort avec le sac. — Bruscambille l’observe.) Oh ! bijou, mon trésor, mon cœur, reste là… là en sûreté… jusqu’à demain seulement. Là ! là ! (Il recouvre le sac.) Personne ne m’a vu… Ah ! ah ! le tour est joué… Qui se douterait jamais que… sous cette pierre ?… Ah ! ah ! ah ! (Il rentre en riant.)
Vieux farceur, va !… ah ! tu mets ton argent en terre pour le faire pousser… À moi la récolte ! (Il soulève lesac.) Il a du poids… Bah ! je prends sans compter…Que faire ?… partager avec les camarades ! plus souvent ! la troupe est mal composée, et je veux quitter ces gens-là… — Pour qu’on ne voie pas ma capture…cachons-la… (Filoutard l’observe.) Mais où ? Ah ! là !… ce coin est favorable. (Il le dépose au coin de la maison de Guignol.) À la nuit close, je reprends ma trouvaille, et fouette, cocher !… Il faudrait être plus filou que moi pour songer que… sous ce tas de feuilles…
Scène VII
Plus filou que toi, Bruscambille ! Ah ! ah ! ah ! c’est toi qui seras volé !… ah ! tu fais des cachoteries aux camarades, ça te coûtera cher !… (Se penchant vers la cachette.) Voyons la tirelire, (il soupèse le sac.— Guignol le voit de sa fenêtre.) Bonne aubaine ! je comprends que l’ami tenait à se l’accaparer… mais pour savoir au juste ses intentions… cachons ailleurs notre magot… là… au pied de cet arbre… les plus simples cachettes sont toujours les plus sûres… (Il va l’enfouir au fond du théâtre.) Piétinons par dessus !… là ! là ! le tour est joué… À nous deux, Bruscambille, si tu es franc, dam, on verra ! Si tu mens, je te dénonce, et ton affaire est claire… il me semble l’apercevoir. (Il disparaît un instant.)
Quels filous ! nom d’un rat ! pour les mettre d’accord, j’emporte la sacoche ! (Il déterre le sac et rentre.)
Scène VIII
Diable ! diable ! on me poursuit ! j’entends des pas derrière moi… Filoutard ! que peut-il me vouloir ?
Eh ! dis donc, Bruscambille, est-ce que la maréchaussée est à tes trousses, pour filer comme ça ? Voilà une heure que je te cherche.
Le capitaine me demande ?
Non, c’est moi ! je voulais causer avec toi pour te demander l’explication.
De… ?
Parle ! (À part.) Dissimulons…
J’étais de garde cette nuit !… je rêvais, endormi près d’un chêne, que tu avais trouvé, en le promenant, un sac, ma foi, très-rondelet…
Il sait tout !…
Et tu me disais : « Mon vieux, nous sommes les plus anciens de la bande… partageons fraternellement et fuyons ce pays maudit !… » Hélas ! c’était un rêve !
Pas moyen d’esquiver… (Haut.) Eh ! mais, mon cher Filoutard ! si ton rêve se réalisait…
Comment ?
J’ai trouvé, en effet, un sac… un vrai sac, contenant, comme dans ton rêve, une somme assez grassouillette, et… comme dans ton rêve… je te dis : « Mon vieux Filoutard, partageons ! » — Je l’ai mis là… tiens ! (Il cherche) Sarpéjeu ! il n’y est plus… on me l’a pris… ah !
Ah ! ah ! ah ! tu n’as pas bien fermé ta caisse… par bonheur, on est bon camarade… tu avais mal caché le trésor, je l’ai mis en sûreté… Une retraite introuvable… (Il cherche.) Diantre ! il a disparu… Bruscambille, tu l’as déterré… donne-moi ma moitié, ou sinon !…
Des menaces… quand tu m’as volé ! Rends-moi mon sac, gredin !
Traître ! je te ferai rendre gorge ! (Ils se battent.)
Scène IX
Ce bruit !… qu’y a-t-il ?… mon dieu ! mon sac !… il est en sûreté… pourtant, je ne sais pas… mais je tremble… (Il regarde sa cachette.) La pierre est enlevée !… le trou… rien… plus rien… mon sac… mon or ! Ah ! ah ! ah ! à l’assassin !… je suis mort !… (Il tombe sur la rampe.)
Quels sont ces cris de canard en détresse ?… nom d’un rat ! le vieux que tourne de l’œil ! Madelon… va me chercher le pot à l’eau… (Tapant Harpagon sur la tête.) Voyons, voyons, pas de gognandises !… là ! là !
Où suis-je ? Ah ! courez !.. volez… on me l’a pris ; c’est vous ?… non… ah ! rendez-le-moi…
Quoi ? quoi ?…
Mon sac, mon bien, ma vie… Je suis ruiné !
Mais vous disiez tantôt que vous n’aviez pas de braise.
Je… j’ignorais… je suis puni… aidez-moi… courons… cherchons… Non, je ne puis… mes jambes flageollent… je vous payerai la course… — Oh ! oh ! oh ! mon sac…
Eh bien !… moi, j’en ai trouvé n-un…
Un sac !… c’est le mien, je le reconnais.
C’est un sac… un… un beau sac ! rond… tout doux, bien sonnant… attaché avec une ficelle.
C’est-y ça, par hasard ?
Oui, c’est lui !… c’est bien lui !… C’est toi ! (Il l’embrasse.) Pourvu que rien n’y manque ! (Il l’emporte.)
Tiens ! y n’dit pas seurement merci !
Que qu’ça fait, bah !… le voici.
Ah ! ah ! tout y est… je respire… le nœud n’a pas été défait… Guignol, Madelon… mes chers voisins, votre main… ce trait d’honnêteté…
On n’a fait que son devoir. — Adieu, m’sieu !
Permettez… dites-moi… où l’avez-vous trouvé ?
Bédam ! c’est deux filous qui l’avaient soupesé, mais j’ai tout vu de ma lucarne, et je leur ai repris le magot en leur cognant si fort le melon qu’ils courent encore.
Ils courent, mais ils peuvent revenir… forcer ma porte, m’assassiner, les gueux !… Guignol, ne me laissez pas seul… venez coucher chez moi.
Pas possible… j’ai affaire… Bonsoir !
Venez souper avec moi tous les deux, mes sauveurs !
Non, merci, y a pas assez d’beurre dans votre fricot !…
Attendez ! (Il rentre précipitamment chez lui.)
Que qu’il va faire ?… il est toqué ! il a une bardoire, c’est sûr !
Tenez, Guignol, vous êtes un homme de confiance… un brave cœur… il vous faut un cautionnement… le voici… prenez cet argent, je vous le prête… vous me le rendrez à votre aise… quant aux intérêts… nous en reparlerons… plus tard… (À part.) Il sera plus en sûreté chez lui que chez moi.
Merci, m’sieu !
Ainsi, c’est convenu, je vous garde cette nuit, nous la passerons joyeusement à faire bombance…
Vive la bombambance !
Scène X
La bombance ! moi, j’en éto !… je veno bère un coup avouaï vos… mossu Harpagon ! (Voyant Guignol.) Tiens, viquia lo sac !
Tartampion, nous te gardons aussi !
Et nos signero lo bail, sans ogmentement ?
Oui, mais à condition que tu nous chanteras une chanson.
Permettez… ça me regarde !… En avant le refrain du père Coquard !
« À vos chers parents,
Mes petits enfants,
Soyez soumis et dociles.
Le matin, le soir
À votre devoir.
Souvenez-vous d’être habiles.
Au Créateur
Que votre cœur
S’épanche.
Soyez gentils, vous aurez, en revanche,
(bis) | Le bien doux espoir, De venir nous voir Les Jeudis et le Dimanche. »
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