La Mort d’Artus/12

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Plon (4p. 130-133).


XII


Trois jours plus tard, Mador de la Porte arriva à la cour. On le savait de grand cœur, et il n’y eut personne assez hardie pour lui donner des nouvelles de Gaheris, qu’il aimait de bon amour et comme un frère doit aimer son frère. Un matin, cependant, qu’il était allé à Saint-Étienne entendre la messe, il aperçut une tombe nouvelle et s’en approcha ; ah ! quand il eut lu les lettres qui y étaient inscrites, c’est alors que vous eussiez pu voir un homme ébahi et éperdu ! il ne pouvait croire que ce fût vrai ! En se retournant, il avisa un chevalier d’Écosse qui le regardait et le conjura de répondre à ce qu’il lui demanderait.

— Mador, fit l’autre, je sais bien ce que vous voulez me demander. Il est vrai que la reine a occis votre frère, comme l’écrit le raconte.

— Je le vengerai selon mon pouvoir ! s’écria Mador.

Et il se rendit sur-le-champ dans la salle où le roi Artus était à son haut manger, et là il dit à si haute voix que tout le monde l’entendit :

— Roi Artus, si tu es loyal comme un roi doit l’être, fais-moi droit en ta cour !

— Dites ce qu’il vous plaira : je vous ferai droit selon mon pouvoir et le jugement de mes barons.

— Sire, reprit Mador en laissant tomber son manteau, j’ai été durant quarante-cinq ans votre homme : je reprends mon hommage et me dévêts de votre terre, car il ne me plait plus de rien tenir de vous. La reine Guenièvre a occis par trahison mon frère Gaheris ; si elle veut le nier, je suis prêt à le prouver par mes armes et mon corps contre tel chevalier qu’elle choisira. Et je vous requiers de me faire justice.

Bien dolent, car il craignait fort pour la reine, le roi la fit appeler devant la cour. Et elle entra dans la salle, dont on avait ôté les tables, le front baissé et faisant bien mine de femme inquiète, escortée à sa droite par monseigneur Gauvain, à sa gauche par Gaheriet, les deux chevaliers les plus prisés de la parenté du roi Artus. Mais, quand le roi lui eut dit que Mador l’accusait d’avoir occis par trahison son frère Gaheris, elle releva la tête et demanda :

— Où est ce chevalier ?

— Me voici ! fit Mador en s’avançant.

— Comment, Mador, vous prétendez que j’ai tué votre frère volontairement ?

— Je dis que vous l’avez fait mourir déloyalement, en trahison, et s’il y a ici un chevalier qui vous en ose défendre, je suis prêt à le rendre mort ou recréant ce soir même, ou demain, ou tel jour que la cour désignera.

La reine regarda tout autour d’elle, cherchant quelqu’un qui s’offrît à la soutenir ; mais elle ne vit que des yeux baissés et des chefs inclinés, car tous savaient bien qu’elle avait tort et Mador droit, et que, si même ils vainquaient, on dirait que c’était contre justice et loyauté. Elle en fut tout éperdue ; pourtant elle répondit au roi malgré son angoisse :

— Sire, je vous prie en nom Dieu de me faire connaître la décision de votre cour.

— Dame, ma cour dit que, si vous niez le méfait dont on vous accuse, vous avez quarante jours de répit pour prendre conseil et chercher quelque prud’homme qui soutienne votre cause par ses armes et son corps.

— Sire, ne trouverai-je en vous quelque autre conseil ?

— Nenni, car ni pour vous ni pour autrui je ne sortirai du droit et du jugement des prud’hommes qui sont céans.

— Sire, je vous demande donc le répit de quarante jours. D’ici là, s’il plaît à Dieu, je trouverai un chevalier pour me défendre ; sinon, vous pourrez faire de moi ce que la cour décidera.

Le roi accorda le délai, qui devait expirer le lendemain du tournoi de Camaaloth.

— Sire, dit Mador, est-ce me faire droit que d’octroyer un si long répit ?

— En vérité, oui, sachez-le.

— Je me présenterai donc au jour dit, à moins que la mort ne me détienne.

Là-dessus, il quitta la salle, menant si grand deuil du trépas de son frère, qu’il n’était personne qui le vit sans en avoir pitié. Et la reine demeura toute dolente et angoissée, car elle craignait de ne trouver aucun chevalier pour faire sa bataille en dehors des parents du roi Ban. Ceux-là, sans doute, ne lui eussent pas manqué s’ils eussent été à la cour ; mais elle les avait éloignés en chassant Lancelot et ils avaient disparu sans laisser ni voie ni vent, aussi parfaitement que s’ils se fussent jetés en quelque abîme. Ah ! sachez qu’elle se repentait durement !