La Mort d’Artus/13
XII
Le lendemain, dit le conte, quand le roi eut fini de manger avec ses chevaliers, il se mit à l’une des fenêtres du palais, qui donnait sur la rivière, et demeura là longtemps, la tête basse, à songer que la reine n’aurait point de champion, puisque tous l’avaient bien vue donner du fruit à Gaheris. Soudain il aperçut une nacelle qui dérivait au fil du courant, couverte d’un grand et riche drap de soie dont les pans traînaient dans l’eau. Elle vint d’elle-même s’arrêter au pied de la tour ; alors le roi appela son neveu et tous deux descendirent pour la voir.
— Par ma foi, dit messire Gauvain, les aventures recommencent !
Il sauta dans la nacelle, souleva le drap et découvrit un lit sur lequel gisait le corps d’une demoiselle jeune et d’une grande beauté.
— Sire, s’écria-t-il, voici la pucelle que Lancelot aimait d’amour !
Ce disant, il tirait une lettre de l’aumônière qui pendait à la ceinture de la morte. Le roi remonta dans la salle pour se la faire lire : grâce à quoi la reine, ses dames, les prud’hommes qui étaient là, tout le monde l’entendit.
À tous les chevaliers de la Table ronde, salut ! Je, Passerose, la demoiselle d’Escalot, vous fais assavoir que je mourus d’amour, et, si vous demandez pour qui, je vous dirai que c’est pour le plus vaillant, mais aussi le plus cruel chevalier du monde, qui a nom Lancelot du Lac, car vainement je l’ai prié à pleurs et sanglots d’avoir merci de moi.
— Ha, demoiselle, fit seulement le roi, vous pouvez bien dire qu’il était cruel, celui pour qui vous expirâtes !
Et il commanda qu’on enterrât la pucelle à Saint-Étienne et qu’on gravât sur sa tombe en lettres d’azur et d’or qu’elle était morte pour Lancelot. Puis il demeura tout songeur.
— Malheureuse, se disait cependant la reine, comment ai-je osé penser que le plus loyal des chevaliers m’avait trahie ? Jamais homme mortel n’aima comme il m’a aimée et m’aime encore ! Et je sais bien que, s’il était ici, il me délivrerait une fois de plus de la mort. Mais il ne saura pas à temps la grande détresse où je suis et il me faudra vilainement périr. Hélas ! il mourra de deuil sitôt qu’il apprendra que j’ai trépassé du siècle !