La Mort de la Terre - Contes/La Mort de la Terre/VII

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VII

L’eau, mère de la vie

Au matin, Arva ne soupçonna point l’absence de Targ. Il s’était surmené la veille : sans doute, recru de fatigue, prolongeait-il son repos. Pourtant, après deux heures d’attente, elle s’étonna. Et elle finit par frapper à la cloison de la chambre que le veilleur avait choisie. Rien ne répondit. Peut-être était-il sorti alors qu’elle dormait ? Elle frappa encore, puis elle poussa sur le commutateur de la porte : celle-ci, en s’enroulant, découvrit une chambre vide.

La jeune fille y entra et vit toutes choses disposées en bon ordre : le lit d’arcum était relevé contre la muraille, les objets de toilette intacts ; rien n’annonçait la présence récente d’un homme. Et quelque appréhension serra le cœur de la visiteuse.

Elle alla trouver Manô ; tous deux interrogèrent les oiseaux et les hommes, sans obtenir une réponse utile. C’était anormal, et peut-être inquiétant. Car l’oasis, après le tremblement de terre, demeurait pleine de pièges. Targ pouvait être tombé dans une fissure ou avoir été surpris par un éboulement.

— Plutôt est-il sorti de grand matin, fit l’optimiste Manô. Comme il est homme d’ordre, il aura d’abord rangé sa chambre… Allons à la découverte !

Arva restait anxieuse. Les communications étant devenues incertaines et beaucoup d’ondifères ayant été renversés, les recherches n’avançaient point.

Vers midi, Arva errait tristement, parmi des décombres, aux confins de l’oasis et du désert, lorsqu’un essaim d’oiseaux parut, avec de longs cris : Targ était retrouvé !

Elle n’eut qu’à monter sur l’enceinte, elle le vit qui venait, lointain encore, d’un pas lourd…

Son vêtement était déchiré, des estafilades lui balafraient le cou, le visage et les mains ; tout son corps exprimait la fatigue ; le regard, seul, conservait sa fraîcheur.

— D’où viens-tu ? cria Arva.

Il répondit :

— Je viens de la terre profonde.

Mais il n’en voulut pas dire davantage.

Le bruit de son retour s’étant répandu, ses compagnons de voyage vinrent au-devant de lui. Et l’un d’eux lui ayant reproché d’avoir retardé leur départ, il repartit :

— Ne me le reprochez pas, car j’apporte de grandes nouvelles.

Cette réponse surprit et choqua les auditeurs. Comment un homme pouvait-il apporter des nouvelles qui ne fussent à la connaissance des autres hommes ? De telles paroles avaient un sens, jadis, lorsque la terre était inconnue et pleine de ressources, lorsque le hasard demeurait parmi les êtres, et que les peuples ou les individus opposaient leurs destins. Mais, à présent que la planète est tarie, que les hommes ne peuvent plus lutter entre eux, que toute chose est résolue par des lois inflexibles, que personne ne prévoit les périls avant les oiseaux et les instruments, ce sont des propos ineptes.

— De grandes nouvelles ! répéta dédaigneusement celui qui avait fait les reproches… Êtes-vous devenu fou, veilleur ?

— Vous verrez bientôt si je suis devenu fou ! Allons trouver le Conseil des Terres-Rouges.

— Vous l’avez fait attendre.

Targ ne répondit plus. Il se tourna vers sa sœur et lui dit :

— Va, et ramène celle que j’ai sauvée hier… Sa présence est nécessaire.

Le Grand Conseil des Terres-Rouges était réuni, au centre de l’oasis. Il n’était pas au complet, plusieurs de ses membres ayant succombé dans le désastre. Rien n’annonçait la douleur, à peine la résignation, dans l’attitude des survivants. La fatalité était en eux, présente comme la vie même.

Ils accueillirent les Neuf avec un calme presque inerte. Et Cimor, qui présidait, dit d’une voix uniforme :

— Vous nous apportiez le secours des Hautes-Sources et les Hautes-Sources sont frappées elles-mêmes. La fin des hommes paraît très proche… Les oasis ne savent plus même quelles sont celles qui pourront secourir les autres…

— Elles ne doivent même plus se secourir, ajouta Rem, le premier chef des Eaux. La loi le défend. Il est équitable, lorsque les eaux ont tari, que la solidarité disparaisse. Chaque oasis réglera son sort.

Targ s’avança au-devant des Neuf et affirma :

— Les eaux peuvent reparaître.

Rem le considéra avec un mépris tranquille :

— Tout peut reparaître, jeune homme. Mais elles ont disparu.

Alors, le veilleur, ayant jeté un regard au fond de la salle et aperçu la chevelure de lumière, reprit avec tremblement :

— Les eaux reparaîtront pour les Terres-Rouges.

Une réprobation paisible parut sur quelques faces ; tout le monde garda le silence.

— Elles reparaîtront, s’écria Targ avec force. Et je puis le dire, puisque je les ai vues.

Cette fois, une faible émotion, née de la seule image qui pût agiter les Derniers Hommes, l’image d’une eau jaillissante, passa de proche en proche. Et le ton de Targ, par sa véhémence et sa sincérité, fit presque naître un espoir. Mais le doute revint vite. Ces yeux trop vivants, les blessures, le vêtement déchiré, encourageaient les méfiances : quoique rares, les fous n’avaient pas encore disparu de la planète.

Cimor fit un signe léger. Quelques hommes cernèrent lentement le veilleur. Il vit ce mouvement et en comprit la signification. Sans trouble, il ouvrit sa boîte à outils, saisit son mince appareil chromographique et, déroulant une feuille, il fit apparaître les épreuves qu’il avait prises dans les entrailles du sol.

C’était des images aussi précises que la réalité même. Dès qu’elles eurent frappé les yeux des plus proches, les exclamations se heurtèrent. Un saisissement véritable, presque une exaltation, s’empara des assistants. Car tous reconnaissaient le fluide redoutable et sacré.

Manô, plus impressionnable que les autres, clama d’une voix retentissante. Le cri, répercuté par les ondifères, se répandit au-dehors ; une multitude rapide cerna le hall ; l’unique délire qui pouvait encore soulever les Derniers Hommes enivra la masse.

Targ se transfigura ; il fut presque dieu ; les âmes, pareilles aux âmes anciennes, élevaient vers lui un enthousiasme mystique ; des faces déferlaient, des yeux mornes s’emplissaient de feu, une espérance démesurée rompait le long atavisme de la résignation. Et les membres du Grand Conseil eux-mêmes, perdus dans l’être collectif, s’abandonnaient au tumulte.

Targ seul pouvait obtenir le silence. Il fit signe à la foule qu’il voulait parler ; les voix s’éteignirent, la houle des têtes s’apaisa ; une attention ardente dilatait les visages.

Le veilleur, se tournant vers cette lueur blonde qu’Érê mêlait aux chevelures sombres, déclara :

— Peuple des Terres-Rouges, l’eau que j’ai découverte est sur votre territoire : elle vous appartient. Mais la loi humaine me donne un droit sur elle ; avant de vous la céder, je réclame mon privilège !

— Vous serez le premier d’entre nous ! dit Cimor. C’est la règle.

— Ce n’est pas cela que je demande, répondit doucement le veilleur.

Il fit signe à la foule qu’on lui livrât passage. Puis, il se dirigea vers Érê. Quand il fut près d’elle, il s’inclina et dit d’une voix ardente :

— C’est entre vos mains que je remets les eaux, maîtresse de mon destin… Vous seule pouvez me donner ma récompense !

Elle écoutait, surprise et palpitante. Car de telles paroles ne s’entendaient jamais plus. Dans un autre moment, à peine si elle les eût comprises. Mais au milieu de l’exaltation des cœurs, et avec la vision féerique des sources souterraines, tout son être se troubla : l’émotion magnifique qui agitait le veilleur se refléta sur le visage nacré de la vierge.