La Mystification fatale/Deuxième Partie/III

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Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 113-118).
§ III. — Eugenius Bulgaris.


Dans son ouvrage, M. Laemmer signale en particulier Eugenius Bulgaris, comme adulateur des athées de France et des rationalistes d’Allemagne. Un autre confrère de M. Laemmer, le jésuite Martinow, dans la Revue des questions historiques (juillet 1816, page 310), le traite d’aventurier grec, de libre penseur et de vil flatteur. Eugenius ne pouvait-il donc, sans partager leurs idées, se trouver en des termes de civilité avec les grands littérateurs de son siècle ? Saint Basile se trouvait bien en des termes d’amitié et en correspondance avec Libanius et autres savants d’Athènes, quoiqu’ils fussent payens ; en quoi cela nuisait-il à sa foi ? Peu de temps avant Eugenius, le pape Benoît XIV ne se trouvait-il pas en correspondance, et dans les meilleurs termes de civilité, avec Voltaire qui alla jusqu’à lui dédier sa tragédie de Mahomet ou le fanatisme ? Ne les a-t-on pas vus même s’y occuper à scander certains vers de l’Énéide, à propos de la valeur métrique de hic ? Eugenius s’adonnait lui aussi à ce genre de travail, il traduisit toute l’Énéide en vers hexamètres homériques ; — s’il n’y a pas entièrement réussi, qu’on nous dise quelle autre traduction de ce genre a suffisamment répondu à son but ?

Mais Eugenius fit plus et mieux : il traduisit, en grec moderne, l’ouvrage de Voltaire intitulé Essai historique et critique sur les dissensions des Églises en Pologne. Ce sont ces dissensions — soit dit en passant — excitées et fomentées par les jésuites de cette époque et de celles qui l’ont précédée, qui ont définitivement produit l’affaiblissement de la Pologne, et qui ont, en même temps, donné prise et motif à ses puissants voisins de la démembrer. Voltaire, sur ce point, a mérité de l’histoire en signalant cette ingérence funeste des jésuites, comme il a mérité de l’humanité, en dénonçant le hideux fanatisme des assassins juridiques de Calas. Quelques années plus tard, ces jésuites trahissent ceux qu’ils ont poussé à leur ruine, et se rangent du côté du vainqueur. (Voir Krainski, Histoire religieuse des peuples slaves, pag. 327.) Joseph de Maistre, ministre du roi de Sardaigne près la cour de Saint-Pétersbourg et agent officieux des jésuites, proposait leurs services au gouvernement du Czar, pour opérer la russification des Polonais. Il demandait au gouvernement moscovite de licencier, des universités de Pologne, les professeurs polonais laïques et de les remplacer par des jésuites qui devaient y enseigner en langue russe. (Lettres et opuscules de Joseph de Maistre, 2de édition, pag. 338.)

À la suite de la traduction de cet opuscule, qu’Eugenius a enrichi de notes et d’éclaircissements complétant l’original, il ajoute une petite esquisse sur la tolérance évangélique qu’il sait très-bien distinguer de l’indifférence, aussi bien dans cet endroit que dans tout le reste de ses œuvres théologiques. — C’est là ce qui excite le plus la haine des jésuites contre Eugenius. — Je ne puis m’occuper ici des divers ouvrages théologiques ou littéraires d’Eugenius, j’en soulignerai pourtant un au passage : c’est celui qui porte le titre de Logique, mais qui est plutôt un cours de philosophie, vrai chef-d’œuvre pour l’époque où il parut, et dans lequel se trouvent les idées et les systèmes des anciens philosophes comparés avec ceux des philosophes modernes, des Leibnitz, des Wolf, des Bacon, des Locke, des Descartes, des Malebranche etc. C’est dans cet excellent ouvrage que le célèbre Coray, comme il le raconte lui-même, avait puisé ses premières connaissances et acquis les lumières qui l’ont dirigé dans sa noble carrière, non seulement de philologue, mais aussi de régénérateur de la nation hellénique.

M. Laemmer dit d’Eugenius, que dans la dédicace qu’il fait de sa traduction de Zernicavius à Catherine II, semblable à un prélat byzantin il confond le droit humain et le droit divin. Epistolam dedicatoriam Catharinæ Imperatrici nuncupatam haud indignam dixeris praesule Byzantino, qui humana divinaque jura confundit. Qu’on la lise, cette dédicace, qu’y trouve-t-on ? Le traducteur en des termes respectueux, semblables à ceux dont tous les savants se servaient, à cette époque, en s’adressant aux souverains, remercie la sérénissime Impératrice de la protection qu’elle accorde aux Églises Orthodoxes, et la supplie humblement de donner ordre à l’Imprimerie Impériale de procéder à l’impression de cet ouvrage, qui doit grandement contribuer à l’édification des fidèles des églises de Russie. Est-ce qu’en cela il confond les droits divin et humain ? Mais il fallait y lancer le mot sacramentel de Byzantin, qui est l’ingrédient obligé de tout béat écrivant sur ces matières. Mais que sont ces marques de gratitude exprimées avec dignité et pour une cause d’utilité publique, en comparaison de l’abjection de d’Ausson, archevêque d’Embrun, qui s’adressant à la reine Anne d’Autriche l’appelait : image vivante de la Divinité ? Et dans quel but ? Dans celui de la pousser à l’extermination des protestants. (Voir Revue des Deux Mondes du Ier septembre 1879, page 281.)

Eugenius Bulgaris, n’étant encore que simple diacre, se rendit en l’an 1768 à Leipsick, pour y publier divers de ses ouvrages, ainsi que pour y compléter ses études. Il y fut remarqué par le prince Jablonski, parent du roi Stanislas qui s’était retiré des troubles de la politique, et qui avait fondé, dans cette ville, une société scientifique qui porte encore son nom. Le prince y honora le jeune diacre d’une amitié vive et sincère, fondée sur l’estime qu’il lui portait. De là, Eugenius se rendit à Berlin, recommandé, par son protecteur sans doute, à Frédéric II, il y fut reçu avec toutes sortes de distinctions ; c’est là que Catherine II envoya son grand veneur Nariskin, pour proposer au diacre Eugenius de traduire en grec son projet de code civil, qu’elle désirait voir traduit dans toutes les langues de l’Europe. Il s’en acquitta parfaitement, et dédia, comme de raison, sa traduction à l’Impératrice. Elle l’en récompensa généreusement en l’invitant à se rendre à Saint-Pétersbourg, et en lui conférant la charge de bibliothécaire de son Palais, enfin sur sa présentation, le Saint-Synode ne tarda pas à l’élever à l’archevêché de Kherson. J’oubliais de dire que lorsque Nariskin s’était rendu à Berlin, pour faire Eugenius la proposition dont nous venons de parler, il s’attendait à voir quelque grand personnage de la cour de Prusse, et que grande avait été sa stupéfaction, en se trouvant devant un simple diacre, qui ne s’attendait nullement à être l’objet d’une telle distinction. Voilà l’homme auquel MM. Laemmer et Martinow donnent la qualification d’aventurier grec et de vil flatteur.