La Nouvelle Emma/37

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 209-225).
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CHAPITRE XXXVII.

La vanité de madame Elton eut lieu d’être satisfaite, quoique son intention fût de commencer avec le fils au lieu du père, qui était cependant peut-être le meilleur danseur des deux. Emma, malgré la petite mortification de n’être que la seconde, la supporta avec résignation, et résolut de s’amuser de son mieux. La chose qui lui faisait le plus de peine, c’était de voir que M. Knightley ne dansait pas. Il était au milieu des spectateurs ; il ne devait pas y être. Pourquoi ne dansait-il pas ? Pourquoi restait-il avec les vieillards, les joueurs de wist qui ne pensent aux danseurs qu’à la fin d’un rubber ; jeune comme il était. Il est vrai que la place dans laquelle il s’était mis le faisait paraître avec avantage. Sa stature haute, ferme et élégante au milieu de figures difformes par leur grosseur et leurs épaules proéminentes, devait attirer sur lui les regards de tout le monde, et parmi les jeunes gens, il n’y avait que son partener qui pût lui être comparé. Il fit quelques pas pour s’approcher. On pouvait juger à sa démarche qu’il danserait bien, s’il voulait s’en donner la peine.

Chaque fois qu’elle le fixait elle le forçait à sourire ; il reprenait ensuite sa gravité ordinaire. Elle désirait qu’il aimât plus une salle de bal qu’il ne faisait, et qu’il ait plus d’amitié pour Frank Churchill. Il paraissait l’observer avec attention. Elle ne se flattait pas qu’il s’occupât de sa danse, mais elle ne craignait pas qu’il pût trouver à redire à sa conduite. Il n’y avait pas la moindre apparence de coquetterie dans ses manières avec son partener. Ils avaient plutôt l’air d’amis que d’amans. Il était indubitable que Frank n’avait plus pour elle le même attachement qu’il avait montré auparavant.

Le bal fut très-agréable, et pendant sa durée il mérita les complimens que l’on ne fait ordinairement qu’à la fin. Les soins de madame Weston ne furent pas perdus ; tout le monde parut heureux et satisfait. Il n’y arriva rien d’extraordinaire, excepté une circonstance qui chagrina beaucoup Emma. On avait commencé les deux dernières danses qui devaient terminer le bal avant souper, et Henriette n’avait pas de partener, elle était la seule demoiselle assise ; il était étonnant qu’il ne s’en trouvât pas, car le nombre des danseurs avait toujours été égal à celui des danseuses. Mais la surprise d’Emma cessa lorsqu’elle vit M. Elton courir çà et là : il ne voulait pas s’offrir à Henriette s’il pouvait faire autrement. Elle était sûre qu’il ne le ferait pas, elle s’attendait même à le voir entrer dans la salle de jeu.

Cependant ce n’était pas son intention. Il vint joindre les spectateurs, passa devant eux pour montrer qu’il n’était pas engagé, eut la grossièreté de rester quelque temps devant mademoiselle Smith, et de parler à ceux qui étaient à côté d’elle.

Emma le vit. Elle remontait la colonne et ne put les regarder plus long-temps, mais elle entendit partie d’une conversation qui eut lieu entre madame Weston et Elton, qu’elle avait appelé.

« Vous ne dansez pas, M. Elton ? »

— « Très-volontiers, Madame, si vous voulez me faire l’honneur de danser avec moi. »

« Moi, oh ! non, je veux vous donner une meilleure partener que moi, je ne sais pas danser. »

« Si madame Gilbert voulait m’accepter j’en serais enchanté. Quoique je sois déjà vieux marié, et que mes jours de danses soient passés, je me ferais toujours un vrai plaisir d’offrir la main à une ancienne amie comme madame Gilbert. »

« Madame Gilbert ne danse pas ; mais voici une jeune demoiselle que je voudrais bien voir danser, mademoiselle Smith. — Mademoiselle Smith, oh ! je n’y avais pas fait attention. Vous êtes bien bonne, mais mes jours de danses sont passés. Vous m’excuserez. »

Madame Weston ne le pressa pas davantage. « Voilà ce M. Elton si aimable, si obligeant, si doux ! » Elle regarda de côté et d’autre, et vit M. Elton joindre M. Knightley, pour converser avec lui. Elle se détourna le cœur bouillant de colère, et craignant que ce feu ne se fût communiqué à sa figure.

Un instant après, un autre spectacle qui lui causa la plus vive joie, ce fut celui de voir M. Knightley donnant la main à Henriette, et joindre les danseurs. Pleine de satisfaction et de reconnaissance, elle mourait d’envie de le remercier. Trop éloignée pour lui parler, ses yeux, aussitôt qu’elle put le fixer, furent les interprètes de son cœur.

Elle ne s’était pas trompée, M. Knightley dansa très-bien, et Henriette, sans le désagrément de la scène qui s’était passée auparavant, aurait été trop heureuse. Au reste, son aimable figure, son sourire enchanteur, le bonheur dont elle semblait jouir annonçaient qu’elle était sensible et reconnaissante de l’honneur que lui faisait M. Knightley.

M. Elton s’était retiré dans la salle des joueurs, ayant l’air assez sot (d’après l’observation d’Emma), avec d’autant plus de raison, qu’elle l’avait vu faire à sa femme des signes de satisfaction au moment où il insultait si cruellement la pauvre Henriette. Elle ne lui croyait pas le cœur aussi mauvais que celui de sa femme ; mais il semblait qu’il prenait exemple sur elle. Elle ne put s’empêcher de dire tout haut à son partener :

« Knightley a eu compassion de la pauvre petite Henriette ! C’est bien généreux de sa part. »

On annonça que le souper était servi. On commença à défiler vers la salle à manger, et mademoiselle Bates ne cessa de parler que lorsqu’elle fut assise et la cuiller à la main.

« Jeanne, Jeanne, ma chère, où êtes vous ? Madame Weston vous dit de mettre votre palatine. Quoiqu’on ait cloué une porte, qu’on ait mis des tapisseries partout, on peut attraper un coup d’air. Le beau bal ! Oui, ma chère, j’ai été à la maison, sans rien dire à personne, pour mettre au lit la grand’maman. Elle a passé une agréable journée avec M. Woodhouse. Elle m’a demandé de vos nouvelles, avec qui vous avez dansé. Je lui ai dit que votre premier partener avait été M. Elton, ensuite M. Otway, et puis M. Cox. Mais j’ai voulu vous laisser le plaisir de lui détailler tout cela. Monsieur, vous êtes trop bon. Attendons un peu, laissons passer madame Elton. Qu’elle est belle ! Quelles superbes dentelles ! Les riches perles ! C’est la reine du bal ! Nous voici au passage. Jeanne, prenez garde aux deux marches, non, il n’y en a qu’une, et je croyais qu’il y en avait deux. Je vous parlais de votre grand’maman, Jeanne ! Elle a eu un petit désagrément. Il y avait à dîner des asperges et une délicieuse fricassée de riz de veau ; rien au monde ne lui plaît tant que ces deux plats. Mais les asperges ne paraissant pas assez cuites à M. Woodhouse, il a tout renvoyé. Il n’en faut rien dire, de peur que cela ne lui soit rapporté. En vérité, tout est surprenant ici. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Où nous assoirons-nous ? — Peu m’importe, pourvu que Jeanne soit bien. — Oh ! M. Churchill, vous êtes trop bon, nous nous placerons ici. Ma chère Jeanne, comment nous ressouviendrons-nous de tous les plats pour en faire le détail ? De la soupe ! Je ne puis m’empêcher de commencer. »

Emma ne put parler à M. Knightley qu’après souper ; mais lorsqu’ils furent rentrés dans la salle du bal, ses yeux l’invitèrent à venir la trouver pour recevoir des remercîmens. Il censura amèrement la conduite de M. Elton et de son épouse.

« Leur intention, dit-il, n’était pas de manquer à Henriette seule. Emma, pourquoi sont-ils vos ennemis ? À cette question, il ne reçut pas de réponse. Avouez-le, votre intention était qu’il épousât Henriette. »

« Cela est vrai, et ils ne peuvent me le pardonner. »

Il fit un signe de tête ; mais un sourire d’indulgence accompagna ce signe, et il se contenta de dire : « Je ne veux pas vous gronder ; je vous laisse à vos réflexions. »

« Pouvez-vous m’abandonner à de pareils flatteurs ? Mon vain esprit me dit-il jamais que j’aie tort ?

« Non, votre esprit vain, mais votre esprit sérieux. Si l’un vous conduit dans un mauvais chemin, l’autre vous en avertit. »

« J’avoue que je me suis lourdement trompée sur le compte de M. Elton. Il y a une petitesse en lui qui ne vous a pas échappé ; et j’ai cru fermement qu’il était amoureux d’Henriette : je suis tombée d’une erreur dans une autre. »

« Pour vous récompenser de l’aveu que vous me faites, je vous rends la justice que vous méritez : je confesse que vous aviez beaucoup mieux choisi pour lui qu’il n’a fait lui-même. Henriette Smith possède des qualités essentielles que madame Elton n’a pas. Sans prétentions, sans art, cette jeune fille serait préférée, par un homme de sens, à une femme comme madame Elton. J’ai trouvé Henriette plus sensée que je ne m’y attendais. »

Emma ressentit une joie inexprimable de l’entendre parler ainsi. Ils furent interrompus par M. Weston, qui appelait tous les danseurs.

« Allons, mademoiselle Woodhouse, mademoiselle Otway, mademoiselle Fairfax, que faites-vous ? Allons, Emma, montrez l’exemple à vos compagnes. Tout le monde est paresseux : on dort. »

« Je suis prête quand on voudra, dit Emma. Avec qui comptez-vous danser, demanda M. Knightley. »

« Elle hésita un moment, et répondit : Avec vous, si vous voulez. »

« Y consentez-vous, dit-il, en lui offrant la main ? »

« De tout mon cœur. Vous m’avez montré que vous saviez danser, et vous savez que nous ne sommes pas tellement frère et sœur, qu’il ne nous soit pas permis de danser ensemble. »

« Frère et sœur ! non, en vérité. »

Celle explication avec M. Knightley, fit un sensible plaisir à Emma : c’était un des plus agréables souvenirs qu’elle emportât du bal. Elle était enchantée qu’ils se fussent si bien rencontrés au sujet des Elton, et que leur opinion du mari et de la femme fût la même. Ce qui lui faisait surtout le plus grand plaisir, c’était les louanges qu’il avait données à Henriette. L’impertinence des Elton, qui, pendant quelques minutes, avait manqué de la rendre malheureuse pour tout le reste de la soirée, l’avait, au contraire, infiniment réjouie par le résultat qui devait en arriver ; la guérison d’Henriette. De la manière dont elle parlait de cette circonstance après le bal, il paraissait que l’espoir d’Emma était bien fondé. Il semblait qu’à la fin ses yeux s’étaient ouverts, et qu’elle reconnaissait que M. Elton n’était pas l’homme supérieur comme elle se l’était imaginé. Sa fièvre était passée ; et elle comptait sur le mauvais génie des Elton pour cicatriser sa blessure. Trouver Henriette raisonnable, Frank Churchill peu amoureux, et M. Knightley n’ayant plus envie de se quereller avec elle, lui présageaient un été charmant. Elle ne devait pas voir Frank de la journée, parce qu’il devait être avant midi à Richemont : elle n’en fut pas fâchée.

Ayant arrangé toutes ces choses en se promenant, elle allait rentrer à la maison pour s’occuper de ses neveux et de son papa, elle aperçut deux personnes qu’elle ne s’attendait pas de voir, Frank Churchill et Henriette, à qui il donnait le bras. Elle vit de suite qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Henriette était pâle et effrayée ; il essayait de la rassurer. Ils entrèrent tous les trois ensemble dans le salon ; et Henriette tomba évanouie dans un fauteuil.

Une jeune personne qui se trouve mal, revient avec quelques secours. On lui en donna ; et Emma fut mise au fait de l’aventure qui lui était arrivée.

Mademoiselle Smith, et mademoiselle Bickerton, autre pensionnaire de madame Goddard qui s’était trouvée au bal, avaient été se promener ensemble sur la route de Richemont, qui, quoiqu’assez fréquentée pour s’y croire en sûreté, leur causa de vives alarmes. Environ à un demi-mille d’Highbury, à l’endroit où la route fait un coude, et est couverte par des ormes touffus, pendant un espace assez considérable, ce qui rend ce lieu très-solitaire, ces jeunes demoiselles virent sur leur droite, sur une petite pelouse, une bande de Bohémiens. Un enfant, en sentinelle, vint leur demander la charité ; mademoiselle Bickerton, effrayée, poussa un grand cri, et disant à Henriette de la suivre, monta une côte rapide, franchit la haie qui la couronnait, et s’enfuit par un sentier qui menait à Highbury ; mais la pauvre Henriette ne put la suivre : elle avait souffert de la crampe après le bal ; et en essayant de grimper la côte, la crampe revint, et lui ôta les forces. Elle fut forcée de s’asseoir. Bientôt, environnée par une demi-douzaine d’enfans conduits par une femme jeune et forte, et un grand garçon, qui, tous ensemble, poussaient de grands cris, avec un air menaçant ; effrayée de plus en plus, Henriette leur promit de l’argent : elle tira sa bourse, leur donna vingt-quatre sous, les priant de ne lui pas faire de mal. Elle commença à marcher très-doucement. Mais la terreur quelle montrait, ainsi que sa bourse, tentaient les Bohémiens de profiter de l’occasion ; ils l’environnèrent, et lui demandèrent encore de l’argent. Tremblante comme la feuille, elle ne savait à quel saint se vouer. Frank Churchill, qui, heureusement, avait été retardé à Highbury, la trouva dans cette situation. La beauté de la matinée l’avait engagé à partir à pied. Il avait envoyé ses chevaux par une autre route, avec ordre à son domestique de l’attendre à un mille ou deux de l’autre côté d’Highbury. Il avait été obligé de s’arrêter chez madame Bates, pour lui remettre des ciseaux qu’elle lui avait prêtés la veille ; c’est ce qui, heureusement, le fit arriver à point nommé au secours de la pauvre Henriette. À sa vue, les Bohémiens s’enfuirent ; Henriette, qui pouvait à peine parler, s’accrocha fortement à son bras, et eut la force de se rendre à Hartfield.