La Nouvelle Emma/42

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 28-46).
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CHAPITRE XLII.

Pendant toute la soirée, Emma ne s’occupa que des regrets que lui causait la condescendance qu’elle avait eue d’aller à Box-Hill. Elle ignorait ce que le reste de la compagnie en pensait. Il était possible que, rentrés chez eux, ils se rappelaient cette partie avec plaisir ; mais, suivant elle, c’était une journée mal employée, pendant laquelle l’on n’avait joui d’aucun agrément, et dont le souvenir lui était extraordinairement désagréable. Une soirée entière passée à jouer au trictrac avec son père, lui paraissait bien préférable. En cela, au moins, elle avait le plaisir de passer, en amusant son père, les heures les plus agréables de la journée, et de sentir que, bien qu’elle ne méritât pas toute l’affection, tout l’attachement qu’il avait pour elle, sa conduite envers lui était exempte de reproches. Elle se flattait d’avoir pour son père le cœur d’une fille reconnaissante et sensible ; elle espérait que personne n’aurait osé lui dire : comment pouvez-vous manquer à votre père ? « Je dois, je veux vous dire la vérité tandis que je le puis. » Mademoiselle Bates n’aura jamais ; non, jamais… Si, à l’avenir, les attentions les plus suivies peuvent faire oublier le passé, elle espérait obtenir son pardon. Elle l’avait négligée long-temps ; sa conscience le lui reprochait ; cette négligence, à la vérité, venait plutôt de l’esprit que du cœur ; elle n’en était pas moins peu gracieuse et méprisante. Mais cela n’arriverait plus. Dans la ferveur de sa contrition, elle se proposait d’aller la voir le lendemain matin, et d’entretenir avec elle un commerce suivi et amical.

Le lendemain la trouva inaltérable dans la résolution de la veille ; et, pour que rien ne s’opposât à son dessein, elle partit de bonne heure. Elle pensa que, peut-être, elle rencontrerait M. Knightley en chemin, ou qu’il la trouverait chez madame Bates. Elle ne le craignait pas ; elle n’aurait pas eu honte de l’avoir pour témoin de la pénitence qu’elle s’était imposée. Ses yeux se tournèrent vers Donwell en marchant ; mais elle ne le vit pas.

Ces dames étaient à la maison ; chose qui ne lui avait jamais causé de plaisir auparavant. Dans ses précédentes visites, son intention ne fut jamais de leur en donner ; lorsqu’elle se rendait chez elles, c’était pour les obliger, ou pour s’amuser de leurs ridicules.

À son approche, il se fit beaucoup de bruit ; on se remuait, on parlait. Elle entendit la voix de mademoiselle Bates. Il paraissait qu’il y avait beaucoup d’agitation ; la domestique semblait effrayée et dans un grand embarras. Elle la pria d’attendre un instant ; enfin elle l’introduisit un peu trop tôt. La tante et la nièce entrèrent précipitamment dans une chambre voisine. Elle entrevit Jeanne, qui lui parut incommodée, et avant qu’on eût fermé la porte, elle entendit mademoiselle Bates dire à sa nièce : Je dirai que vous vous êtes jetée sur le lit ; vous êtes assez mal pour en avoir besoin. La pauvre madame Bates, polie et humble suivant sa coutume, avait l’air d’ignorer ce qui se passait.

« Je crains que Jeanne ne soit indisposée, dit-elle ; on m’assure qu’elle se porte bien. Mademoiselle Woodhouse, vous avez trouvé un fauteuil. Je voudrais que ma fille fût ici. Je ne suis guère en état de… Avez-vous un fauteuil, mademoiselle ? J’espère qu’elle viendra bientôt. »

Emma le désirait aussi ; car elle craignait que cette pauvre fille ne cherchât à éviter sa présence. Elle arriva enfin. — « Quel bonheur ! vous avez bien de la bonté, mille grâces. » — Mais Emma s’aperçut qu’elle n’avait pas sa volubilité ordinaire ; qu’elle était gênée dans ses regards et dans ses actions. Elle se flatta de faire revivre l’ancienne intimité, en s’informant avec empressement de la santé de mademoiselle Fairfax. Cela lui réussit à merveille.

« Oh ! mademoiselle Woodhouse, que vous êtes bonne ! je présume que vous avez appris… et vous venez sans doute nous féliciter. Je n’ai cependant pas l’air joyeux (essuyant une larme ou deux). Nous aurons bien de la peine à nous en séparer, après avoir joui de sa compagnie si long-temps. Elle a un furieux mal de tête, ayant écrit pendant toute la matinée de longues lettres au colonel Campbell et à madame Dixon. Je lui ai dit : Ma chère, vous perdrez la vue ; car elle n’a cessé de pleurer. Cela n’est pas étonnant. Un tel changement, et cependant c’est un coup du ciel, elle a une place telle qu’aucune jeune personne n’eût osé espérer obtenir en commençant sa carrière. Ne nous soupçonnez pas capables d’ingratitude, mademoiselle Woodhouse : ce bonheur inespéré ne nous fera pas oublier les obligations que nous vous avons, ainsi qu’à monsieur votre père (essuyant ses larmes de nouveau). Mais la pauvre fille, quel mal de tête elle a ! Lorsqu’on souffre beaucoup, on ne sent pas le bonheur qui nous arrive comme on le devrait. Elle est on ne peut pas plus abattue. À la voir, on aurait peine à croire combien elle a de satisfaction d’être parvenue à se procurer une situation agréable. Vous aurez la bonté de l’excuser, mademoiselle, si elle ne paraît pas ; elle est dans sa chambre. Je l’avais engagée à se jeter sur son lit, l’assurant que j’aurais l’honneur de vous en prévenir ; mais elle n’a pas voulu ; elle se promène dans sa chambre. Maintenant que toutes ses lettres sont écrites, elle se remettra. Elle regrettera beaucoup, mademoiselle Woodhouse, de n’avoir pas eu l’honneur de vous voir ; mais votre bonté ordinaire me fait espérer que vous l’excuserez. On vous a fait attendre ; j’en suis bien fâchée. Nous n’avions pas entendu qu’on avait frappé, et nous n’avons su que vous veniez, que lorsque vous montiez les degrés. Ce ne peut être que madame Cole ! ai-je dit ; personne autre ne viendrait si matin. Hé bien, dit-elle, puisqu’il le faut supporter plus tôt ou plus tard, autant vaut-il que ce soit à présent. Mais alors Marthe vint nous dire que c’était vous. Oh ! c’est mademoiselle Woodhouse, je suis persuadée que vous serez bien aise de la voir. — Je ne puis voir qui que ce soit ; elle se leva, et voulut entrer dans sa chambre ; c’est ce qui nous a forcé de vous faire attendre ; j’en suis honteuse, et vous en fais mes très-humbles excuses. Si vous voulez vous en aller, ma chère, lui dis-je, à la bonne heure ; je préviendrai mademoiselle Woodhouse que vous êtes couchée.

Emma fut sensiblement touchée de ce récit. Il y avait quelque temps que son cœur s’attendrissait en faveur de Jeanne, et le détail de ses souffrances la guérissait de tous ses soupçons ; la pitié seule les remplaça ; le souvenir du passé la força de convenir que Jeanne pouvait recevoir madame Cole ou une autre de ses sincères amies, et refuser de la voir. Elle parla comme elle pensait, avec intérêt et bienveillance : désirant de cœur et d’âme que les circonstances qu’elle recueillait de mademoiselle Bates, fussent aussi avantageuses qu’agréables à mademoiselle Fairfax. « Cette séparation vous sera bien cruelle à toutes. Elle avait ouï dire qu’avant de se décider, on attendrait le retour du colonel Campbell. »

« Vous êtes si bonne, répliqua mademoiselle Bates ; mais vous êtes toujours la même. »

Emma sentit le poids de ce toujours la même. Pour éviter les témoignages de reconnaissance qui la faisaient souffrir, elle s’empressa de dire :

« Me permettez-vous de vous demander dans quelle maison entre mademoiselle Fairfax ? »

« Chez une dame Smallridge, charmante femme, très-distinguée, pour faire l’éducation de ses trois petites filles, jolis enfans. Il est impossible de trouver une situation plus agréable, excepté peut-être chez madame Suckling, ou chez madame Bragge. Mais madame Smallridge est très-liée avec elles, et ne demeure qu’à quatre milles de Maple-Grove. »

« Madame Elton est sans doute la personne qui a procuré à mademoiselle Fairfax. »

« Oui, notre bonne madame Elton, la meilleure de nos amies, elle n’a pas voulu être refusée. Elle n’a pas permis à Jeanne de dire non ! Car lorsque Jeanne en eut la première nouvelle (c’était avant-hier, le jour que nous étions à Donwell) son intention était de ne pas accepter, et pour les raisons que vous venez de donner, le retour des Campbell, elle ne voulait contracter aucun engagement pour le présent : c’est ce qu’elle dit vingt fois à madame Elton. Je ne m’attendais pas à lui voir changer de résolution sitôt ! Mais cette bonne madame Elton, dont le jugement est si sûr, vit plus loin que moi. Tout le monde n’aurait pas agi comme elle ; elle s’est bien gardée d’écouter Jeanne, d’accepter son refus ; mais au contraire, elle n’a pas voulu répondre hier, comme Jeanne le voulait ; elle a attendu, et hier au soir il a été arrêté que Jeanne partirait pour se rendre chez madame Smallridge. J’en fus extrêmement surprise, je n’en avais pas la moindre idée. Jeanne prit madame Elton à part et lui dit qu’ayant considéré l’éligibilité de la place qu’on lui offrait chez madame Smallridge, elle s’était décidée à l’accepter. Je n’en ai pas su le moindre mot que lorsque l’affaire fut arrangée. »

« Vous avez passé la soirée chez madame Elton ? »

« Oui, madame Elton a voulu que nous allassions tous chez elle. L’invitation en fut faite sur la montagne, lorsque nous nous y promenions avec M. Knightley. Vous viendrez tous passer la soirée avec moi, je le veux ainsi. »

« M. Knightley s’y est-il rendu ? »

« Non, M. Knightley la remercia, et quoique je crusse qu’il y viendrait, parce que madame Elton lui déclara positivement qu’elle ne recevait pas ses excuses, cependant nous ne le vîmes pas ; mais ma mère, Jeanne et moi nous y fûmes et y passâmes une soirée délicieuse. On doit toujours s’amuser beaucoup avec des amis sincères ; cependant tout le monde paraissait fatigué de l’excursion du matin. Vous savez, mademoiselle Woodhouse, que le plaisir même ennuie à la longue. »

« Aucun d’eux ne parut s’être beaucoup amusé dans cette partie. Quant à moi je l’ai trouvée délicieuse, et je suis reconnaissante de ce qu’on ait bien voulu m’y admettre. »

« Quoique vous ne vous en soyez pas aperçue, je suppose néanmoins que c’est seulement dans la journée d’hier que mademoiselle Fairfax a pris la résolution de partir. Je le crois. »

« Ce sera une terrible chose pour vous tous quand le jour de la séparation arrivera. Mais il faut espérer que cet établissement lui sera avantageux et agréable, je veux dire par le caractère et les manières de la famille où elle va entrer. »

« Mille grâces, mademoiselle Woodhouse. Oui, en vérité. Parmi les connaissances de madame Elton, excepté les Suckling et les Bragge, il n’y a pas de place comparable à celle qu’offre la famille Smallridge. Madame Smallridge elle-même est une femme infiniment aimable. Quant à ses enfans, excepté les petites Suckling et Bragge, il est impossible d’en trouver de plus charmans. Jeanne sera traitée avec bonté, on aura pour elle tous les égards possibles ; elle y mènera une vie douce et agréable, et ses honoraires… Je n’oserais vous en parler, car quoique vous soyez accoutumée aux grosses sommes d’argent, vous auriez peine à comprendre qu’on puisse en donner une si forte à une jeune personne comme Jeanne. »

« Ah ! mademoiselle Bates, s’écria Emma, si tous les enfans sont tels que je me souviens d’avoir été, une somme quintuple à celle qu’on donne ordinairement, serait bien gagnée. »

« Vous pensez si noblement. »

« Et quand est-ce que mademoiselle Fairfax doit vous quitter ? »

« Très-promptement, voilà le mal, dans quinze jours. Madame Smallridge est très-pressée de l’avoir. Ma pauvre mère ne pourra jamais supporter cette séparation ; je fais tous mes efforts pour la lui ôter de l’idée, je lui dis souvent qu’il n’y faut pas penser. »

« Tous ses amis déploreront sa perte, il n’y a pas de doute ; mais M. et madame Campbell ne trouveront-ils pas mauvais qu’elle se soit décidée à accepter une place avant leur retour ? »

« Certainement Jeanne s’y attend bien ; mais c’est une situation telle qu’elle aurait été blâmée de n’avoir pas accepté. Rien n’est comparable à la surprise que j’ai éprouvée lorsqu’elle m’en fit part, et que madame Elton vint me faire ses complimens ! Nous prenions le thé. Non, car nous allions nous mettre au jeu. Oh ! je m’en souviens à présent, il arriva quelque chose avant le thé ; mais ce n’était pas cela. On vint appeler M. Elton, c’était le fils de l’ancien clerc. Pauvre Jean ! Il avait été clerc de mon père pendant vingt-sept ans, maintenant il est malade au lit d’un rhumatisme goutteux, et son fils venait demander à M. Elton quelques secours de la paroisse pour son père. Étant premier domestique et valet d’écurie à la Couronne, il est assez bien, mais cependant il ne peut pas, sans ce secours, pourvoir à tous les besoins de son père. M. Elton nous dit tout cela en rentrant, ensuite il ajouta qu’on avait conduit une chaise de poste à Randalls, pour M. Frank Churchill, qui voulait se rendre sur-le-champ à Richemont. Voilà ce qui arriva avant le thé, et ce ne fut qu’après l’avoir pris que Jeanne parla à madame Elton. »

Mademoiselle Bates donna à peine à Emma le temps de dire combien cette circonstance était nouvelle pour elle. Sans savoir si elle en était informée ou non, elle continua à raconter tout ce qu’elle en avait appris.

Tout ce que M. Elton savait par le valet d’écurie, venait de ce qu’il avait entendu dire lui-même au domestique de Randalls, savoir, qu’il était arrivé un exprès de Richemont, qui avait apporté un petit billet à M. Frank Churchill, qui donnait des nouvelles de la santé de madame Churchill, et qui le priait de se rendre à la maison le lendemain matin, au plus tard ; mais que M. Frank voulait partir le jour même, sans attendre au lendemain ; qu’en conséquence, il avait envoyé chercher une chaise de poste, parce que son cheval était malade. Il était parti.

Dans tout cela il n’y avait rien de bien intéressant : Emma n’y fit attention que par le rapport qu’il y avait entre ce récit et ce qui se passait dans son esprit. C’était le contraste de l’importance de madame Churchill avec la nullité de mademoiselle Fairfax ; l’une était tout dans ce monde, et l’autre rien. Elle infléchissait sur la destinée des femmes ; ses yeux étaient fixés sans rien voir, jusqu’à ce qu’elle fût tirée de cet état par mademoiselle Bates, qui lui dit :

« Je vois ce que c’est, vous pensez au piano. Qu’en fera-t-on ? Vous avez raison. Il n’y a qu’un instant que Jeanne en parlait. Nous devons nous séparer. Vous êtes inutile ici. Qu’il y reste cependant jusqu’à ce que le colonel Campbell revienne. Je lui en parlerai, Il arrangera cette affaire ; il surmonte toutes les difficultés qui se présentent devant moi. »

Emma fut alors forcée de penser au piano. Comme cela la fit souvenir de ses premières idées à ce sujet, des conjectures désagréables qu’elle en avait tirées, elle s’aperçut que sa visite avait été assez longue, et en répétant tous les souhaits qu’elle formait pour le bonheur de la famille, elle prit congé.