La Nouvelle Emma/41

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 1-27).
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CHAPITRE XLI.

Ils eurent une très-belle journée pour leur partie de Box-Hill. Tout se réunissait pour la rendre très-agréable, les arrangemens, les préparatifs pour le repas, la ponctualité, tout alla à merveille. Le lieu du rassemblement fut fixé entre Hartfield et le Presbytère : tout le monde s’y trouva. Emma et Henriette étaient ensemble, mademoiselle Bates et sa nièce avec les Elton ; les Messieurs étaient à cheval, et madame Weston resta avec M. Woodhouse. Il ne leur manquait que de se trouver heureux à Box-Hill. On fit sept milles dans l’espérance de se bien divertir, et tout en arrivant on s’extasia sur la beauté du lieu ; mais le reste de la journée ne fut rien moins qu’agréable. On remarquait une langueur, un défaut d’union qu’il fut impossible de vaincre. On se sépara en petites parties. Les Elton se promenèrent ensemble ; M. Knightley se chargea de mademoiselle Bates et de sa nièce, et Emma, ainsi qu’Henriette échurent à Frank Churchill. M. Weston essaya en vain de les rassembler. Il semblait d’abord que cette division n’était qu’accidentelle, cependant elle continua à peu près de la même manière le reste du jour. M. et madame Elton, à la vérité, paraissaient assez portés à se réunir aux autres, et à se rendre aussi agréables que possible ; mais pendant tout le temps qu’on resta sur la montagne, la majeure partie de la compagnie maintint un principe de séparation que, ni le coup d’œil, ni la collation, ni la gaîté franche de M. Weston ne purent vaincre. Emma s’ennuya beaucoup au commencement. Elle n’avait jamais vu Frank Churchill si taciturne, ni si maussade. Le peu qu’il dit ne valait pas la peine d’être entendu. Il regardait sans voir ; admirait sans raison ; écoutait sans entendre ce qu’on disait. Tant que Frank Churchill fut d’une humeur sombre, il ne parut pas surprenant à Emma qu’Henriette le fût aussi. Elle les trouva tous les deux insupportables.

La scène changea lorsqu’ils furent tous assis ; car Frank Churchill commença à causer, devint gai peu à peu, et s’occupa principalement d’elle. Il eut pour elle les attentions les plus marquées. Il se fit une étude de l’amuser et de se rendre agréable à ses yeux : et Emma, charmée qu’on prît soin de la divertir, pas trop fâchée d’être flattée, recouvra toute son amabilité accoutumée, lui donna tous les encouragemens possibles d’être galant, plus qu’elle n’avait jamais fait depuis qu’elle le connaissait ; mais si, à ses propres yeux, cela ne signifiait rien du tout, il n’en fut pas de même aux yeux des spectateurs, qui ne trouvèrent pas d’autre mot propre à décrire sa conduite que celui de coquette. « Mademoiselle Woodhouse fait la coquette avec M. Frank Churchill. » Ils s’y étaient exposés, aussi on le sut à Maple-Grove, par les soins d’une personne, et en Irlande par ceux d’une autre. Ce n’est pas que la gaîté d’Emma vînt d’une félicité réelle ; c’était, au contraire, parce qu’elle se sentait moins heureuse qu’elle ne s’était attendue à l’être. Elle riait d’avoir été trompée dans ses espérances ; et quoiqu’elle lui tînt compte de ses attentions, et les crût bien placées, soit comme marques d’amitié, de passion, ou d’amusement, cela ne faisait aucune impression sur son cœur. Elle ne le regardait que comme un ami.

« Que je vous suis obligé, s’écria-t-il, de m’avoir dit de venir aujourd’hui. Sans vous je perdais le plaisir d’être de cette partie. Mon intention était de m’en retourner sur-le-champ. »

« Oui, vous étiez de très-mauvaise humeur ; j’en ignore la cause, à moins que ce ne fût parce que vous étiez arrivé trop tard pour cueillir des fraises. Je vous ai traité avec plus de bonté que vous ne le méritiez. Mais vous vous êtes humilié ; vous avez sollicité l’ordre de rester. »

« Ne dites pas que j’étais de mauvaise humeur ; j’étais fatigué, la chaleur m’avait accablé. »

« Il fait plus chaud aujourd’hui. »

« Je ne m’en aperçois pas, je me trouve à merveille. »

« À la bonne heure ; mais c’est parce que vous êtes sous commandement. »

« Sous le vôtre ? Oui. »

« J’avais peut-être l’intention que vous le dissiez, et cependant j’entendais parler du vôtre propre ; que vous étiez maître de vous-même. Vous étiez, de manière ou d’autre, sorti de votre assiette ordinaire, mais vous y êtes rentré aujourd’hui : et comme je ne puis pas toujours être avec vous, je vous conseille d’être toujours sous votre propre commandement plutôt que sous le mien. »

« C’est la même chose, je ne puis avoir le commandement de moi-même, sans motif. Je suis à vos ordres, que vous parliez ou non. Vous pouvez toujours être avec moi. Vous y serez éternellement. ? »

« À dater d’hier à trois heures mon influence peut avoir commencé, et pas plus tôt, autrement vous n’auriez pas été de si mauvaise humeur. »

« Hier à trois heures ! Je croyais avoir eu l’honneur de vous voir pour la première fois en février dernier. »

« Il n’y a certainement rien à répondre à un propos aussi galant, mais (baissant la voix) il n’y a que nous qui parlions, et c’est un peu trop fort, de dire des fadaises pour amuser sept personnes qui gardent le silence. »

« Je n’ai nulle honte de ce que je dis, répliqua-t-il avec une impudence rare. J’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois en février dernier. Je désire que tous ceux qui sont sur cette hauteur l’entendent s’ils peuvent. Je souhaite que ma voix puisse parvenir d’un bout du pays à l’autre. Je vous ai vue en février dernier, pour la première fois. » Ensuite il lui dit à l’oreille : « Nos compagnons paraissent engourdis, que ferons-nous pour les réveiller ? La première sottise venue en fera l’affaire. Ils parleront ! Mesdames et messieurs, il m’est ordonné par mademoiselle Woodhouse, (qui préside partout où elle se trouve) de vous dire qu’elle désire savoir ce que vous pensez. » Quelques-uns se mirent à rire, et répondirent d’une manière flatteuse. Mademoiselle Bates parla beaucoup ; madame Elton fut extraordinairement choquée de l’idée que mademoiselle Woodhouse présidât partout où elle se trouvait ; M. Knightley s’expliqua le plus distinctement.

« Mademoiselle Woodhouse serait-elle bien aise de savoir ce que tout le monde pense ? »

« Oh ! non, s’écria Emma en riant et affectant beaucoup de nonchalance, pour rien au monde. Je ne voudrais pas m’exposer à une pareille attaque. Dites moi toute autre chose que ce qui faisait l’objet de vos pensées. Mais ne dites pas tout. Il y en a une ou deux peut-être (jetant un coup-d’œil sur monsieur Weston et Henriette) de qui je n’aurais rien à craindre. »

« C’est une question, s’écria madame Elton avec emphase, que je ne me serais pas permis de faire. Quoique, peut-être, en qualité de chaperon de la partie… Je ne me suis jamais trouvée dans aucun cercle, à aucune excursion. Les jeunes demoiselles, les femmes mariées. »

Elle disait tout cela entre les dents, s’adressant particulièrement à son mari, qui répondit tout bas :

« Vous avez raison, mamour, c’est bien vrai, c’est exactement cela. L’on n’a jamais vu pareille chose. Mais il y a des dames qui se permettent de dire ce qu’il leur plaît, il faut en rire, tout le monde sait ce qui vous est dû.

« Ça ne réussira pas, dit tout bas Frank Churchill à Emma, ils se croient presque tous insultés. Je veux m’y prendre avec plus de dextérité. Mesdames et messieurs ! mademoiselle Woodhouse m’ordonne de dire qu’elle renonce au droit qu’elle a de savoir vos pensées, elle demande seulement de chacun de vous quelque chose d’amusant. Vous êtes sept, sans me compter, (elle a la bonté de dire que je la divertis passablement,) elle exige que tous en particulier disent quelque chose de très-spirituel ; ou récitent une ou deux choses en prose ou en vers, passablement spirituelles ; ou trois choses extrêmement stupides : elle promet d’en rire de tout son cœur. »

« Ah ! fort bien, cria mademoiselle Bates, cela ne me gênera guère. Trois sottises, c’est fort aisé pour moi. En ouvrant la bouche, j’en puis dire beaucoup plus, n’est-ce pas ? (regardant autour d’elle avec toute la gaîté possible.) Ne le croyez-vous pas tous ? »

Emma ne put y résister.

« Ah ! mademoiselle ; mais il y a une difficulté. Pardonnez-moi. Mais vous êtes bornée à trois seulement. »

« Mademoiselle Bates, trompée par son apparente politesse, ne la comprit pas sur-le-champ, mais aussitôt qu’elle fut au fait, sa rougeur n’annonça pas de colère, mais qu’elle était peinée.

« Ah ! fort bien, oui, je l’entends, (se tournant vers M. Knightley,) et je vais essayer de me taire. Il faut que je lui sois bien désagréable, autrement, elle n’aurait pas parlé ainsi à une ancienne amie. »

« J’approuve votre plan, s’écria M. Weston, appuyé, appuyé. Je fais un jeu de mots. Combien cela comptera-t-il ? »

« Peu de chose, Monsieur, répondit son fils, très-peu de chose ; mais nous serons indulgens en faveur de quelqu’un qui donne l’exemple. »

« Non, non, dit Emma, il comptera pour beaucoup. Un jeu de mots de M. Weston suffira pour lui et son voisin. Allons, Monsieur, voyons, commencez. »

« Je ne crois pas qu’il soit très-spirituel moi-même, car il est trop vrai. Quelles sont les deux lettres de l’alphabet qui expriment toutes les perfections ? »

« Quelles sont les deux lettres de l’alphabet qui expriment toutes les perfections ? ma foi, je n’en sais rien, dit le fils, et vous, mademoiselle Woodhouse, le devinerez-vous ? Je n’en crois rien. »

« Vous ne voulez donc pas le deviner, dit M. Weston : je vais donc vous nommer ces deux lettres. M — A — Emm — a. Me comprenez-vous à présent ? »

Ce jeu de mots fit un plaisir infini à Emma, ainsi qu’à Frank Churchill et à Henriette ; mais le reste de la compagnie n’en parut pas également satisfait ; et M. Knightley dit gravement :

« Ceci nous donne à entendre l’espèce de choses spirituelles qu’on désirait avoir. M. Weston s’en est très-bien acquitté ; mais s’il eût pris de meilleures informations, il aurait attendu un peu plus long-temps avant de prononcer perfection. »

« Quant à moi, je fais mes excuses, dit madame Elton ; je ne veux même pas essayer : ces sortes de jeux ne me plaisent pas. On m’envoya une fois un acrostiche sur mon nom, qui ne me plût nullement ; j’en connaissais l’auteur : un désagréable fat ! Vous savez qui je veux dire (faisant signe à son mari. Ces sortes de jeux sont passables aux fêtes de Noël, autour d’un bon feu ; mais pas du tout pendant une excursion pour reconnaître les beautés de la nature en été. Mademoiselle Woodhouse voudra bien m’excuser. Je n’ai pas des choses spirituelles à jeter à la tête de tout le monde. Je ne me pique pas d’avoir de l’esprit. J’ai beaucoup de vivacité, à ma manière ; mais je crois qu’il doit m’être permis de juger moi-même des circonstances où je dois parler, ou bien garder le silence. Passez-nous, M. Churchill, s’il vous plaît. Passez aussi M. E. Knightley, Jeanne et moi. Aucun de nous n’a rien de spirituel à dire. »

« Oui, oui, je vous prie, passez-moi, ajouta son mari, avec dédain. Je n’ai rien d’amusant à dire à mademoiselle Woodhouse, ni à aucune autre demoiselle. Je suis marié depuis long-temps ; ainsi, je ne suis plus bon à rien. Irons-nous faire un tour, Augustine ? »

« De tout mon cœur. Je suis fatiguée de reconnaître si long-temps dans le même endroit. Allons, Jeanne, donnez-moi le bras. »

« Jeanne s’y refusa cependant, et les époux, partirent seuls. Heureux couple ! dit Frank Churchill, aussi-tôt qu’ils furent hors de portée de l’entendre. Qu’ils se conviennent bien ! C’est un grand coup de fortune que la manière dont ils se sont mariés quelques semaines, je crois, après avoir fait connaissance à Bath. C’est très-heureux, en vérité ! car, comment peut-on juger du caractère d’une personne, à Bath, ou dans les lieux publics : c’est une chose impossible. Ce n’est qu’à la maison, dans leurs sociétés particulières, qu’on peut connaître les dispositions des femmes, et se former une juste idée de ce qu’elles valent. Hors de là, l’on ne peut former que des conjectures, ou s’en rapporter au hasard : et pour l’ordinaire, on rencontre fort mal. Combien d’hommes se sont aventurés après une courte connaissance avec une femme, et s’en sont repentis le reste de leur vie. »

Mademoiselle Fairfax, qui n’avait pas ouvert la bouche, excepté avec sa société particulière, prit alors la parole.

« Ce que vous dites là, arrive sans doute quelquefois : » La toux l’empêcha de continuer. Frank Churchill se tourna de son côté pour l’écouter.

« Vous disiez quelque chose, mademoiselle ? » La voix lui revint.

« Je voulais seulement observer que quoique des circonstances malheureuses, telles que celles dont vous venez de parler, arrivent quelquefois à des femmes et à des hommes, je ne crois cependant pas qu’elles soient fréquentes. Un attachement précipité et imprudent peut se former ; mais, par la suite, lorsqu’on s’en aperçoit, on peut aisément se dégager. Je désire être comprise ; je veux dire qu’il n’y a que des âmes faibles et irrésolues (dont le bonheur dépend toujours du hasard) qui puissent conserver une passion dont ils sentiraient l’inconvenance et le poids pour toujours. »

Il ne répondit rien, la regarda, la salua humblement ; et peu après il dit gaîment :

« J’ai si peu de confiance en mon propre jugement, que j’espère que, quand l’envie me prendra de me marier, quelqu’un voudra bien me choisir une femme. Voulez-vous (se retournant vers Emma) voulez-vous m’en choisir une ? Je suis persuadé que j’aimerais celle que vous me destineriez. Vous pourvoirez aux besoins de la famille, bien entendu. (À son père, en souriant) Trouvez-m’en une : je ne suis pas pressé ; adoptez-la, élevez-la. »

« Voulez-vous qu’elle me ressemble ? »

« Oh ! de tout mon cœur, si vous le pouvez. »

« Fort bien, je me charge de la commission ; vous aurez une femme charmante. »

« Je demande qu’elle soit très-gaie ; qu’elle ait les yeux gris-foncé : je me soucie peu du reste. J’irai voyager pendant deux ans ; à mon retour je viendrai vous demander ma femme. Souvenez-vous-en. »

Il n’y avait pas de danger qu’Emma l’oubliât. Cette commission caressait agréablement son imagination. Henriette ne serait-elle pas la femme qu’il lui faudrait ? Excepté des yeux gris-foncé, dans deux ans elle serait digne de lui : Il pensait peut-être à Henriette, lorsqu’il parlait d’une femme ; qui sait ? S’en rapportant à elle pour le soin de son éducation, semblait confirmer cette idée.

« Maintenant, Madame, dit Jeanne à sa tante, voulez-vous que nous allions rejoindre madame Elton ? »

« Comme il vous plaira, ma chère, de tout mon cœur, je suis prête. J’avais envie de la suivre lorsqu’elle s’est levée ; mais il est encore temps : nous la rejoindrons bientôt. La voilà ! Non, c’est une dame qui est venue dans le petit char irlandais. Elle ne lui ressemble pas du tout. »

Elles s’en allèrent, et furent suivies une minute après par M. Knightley. Il ne resta qu’Emma, Henriette, M. Weston et son fils : la vivacité de ce dernier augmenta au point de la rendre désagréable. Emma, elle-même, se fatigua de flatterie et de plaisanteries : elle eût préféré se promener avec d’autres personnes, ou s’asseoir seule pour jouir du charmant coup d’œil qui était au-dessous d’elle, La vue des domestiques et des voitures qui les attendaient, la rejouit infiniment ; jusqu’aux embarras du départ, et à la prétention de madame Elton d’avoir sa voiture la première : elle supporta tout cela patiemment, dans l’espérance de s’en retourner tranquillement à la maison, et de mettre fin à une partie dont le désagrément surpassait de beaucoup le plaisir. Elle se promit bien de ne plus se trouver désormais avec une compagnie composée de personnes aussi mal assorties. Tandis qu’elle attendait sa voiture, elle vit M. Knightley à côté d’elle. Il regarda tout autour de lui, comme pour s’assurer qu’il n’y avait personne à portée de l’entendre ; ensuite il lui parla ainsi :

« Emma, je vais vous parler encore une fois comme j’ai eu coutume de le faire, privilège que vous avez plutôt souffert que permis : je dois encore en faire usage. Je ne puis vous voir vous mal conduire, sans vous en prévenir. Comment avez-vous pu être si sévère envers mademoiselle Bates ? Comment vous êtes-vous permis d’insulter à une femme de son âge, de son caractère, et dans une situation comme la sienne ? Emma, je ne l’aurais jamais cru de vous ! »

Emma se recueillit, rougit, se reconnut coupable, mais affecta d’en rire.

« Et comment pou vais-je m’empêcher de parler comme je l’ai fait ? Personne n’aurait agi autrement ; d’ailleurs, il n’y a pas grand mal, car je suis sûre qu’elle ne m’a pas comprise. »

Je vous assure qu’elle a parfaitement entendu ce que vous vouliez dire. Elle en a parlé depuis, et je désirerais que vous l’eussiez pu entendre avec quelle candeur, avec quelle générosité elle s’exprimait. J’aurais souhaité que vous eussiez pu être témoin de la reconnaissance qu’elle exprimait envers vous. Qu’elle est bonne, disait-elle, d’avoir tant d’attentions pour une créature dont la société lui est si désagréable ! Que d’obligations nous lui avons ainsi qu’à son père !

« Oh ! s’écria Emma, je sais qu’il n’existe pas dans le monde une meilleure créature qu’elle ; mais vous savez aussi que la bonté et le ridicule forment la base de son caractère. » — « Cela est vrai, dit-il, je l’avoue ; mais si elle était heureuse, j’admettrais même que le ridicule surpasse la bonté ; si elle avait de la fortune, je ne trouverais pas mauvais que ses absurdités fussent pour vous un objet de dérision ; si elle était votre égale par sa position, je ne vous ferais aucun reproche. Mais, Emma, considérez la distance qu’il y a de vous à elle ; elle est très-pauvre ; elle est déchue de l’état de prospérité dans lequel elle était née, et si elle vit long-temps, son sort deviendra encore plus malheureux. Sa situation devrait exciter en vous de la pitié. En vérité, vous vous êtes mal conduite. Vous, qu’elle a vue enfant ; vous, qu’elle a vu croître lorsque ses attentions vous honoraient, vous venez maintenant, par étourderie, par un orgueil mal entendu, de vous moquer d’elle, de l’humilier devant sa nièce et devant des gens dont quelques-uns imiteront votre exemple. Ce que je vous dis, Emma, ne vous est pas agréable sans doute, et je vous assure que cela me l’est encore moins ; mais il est de mon devoir de vous faire ces représentations. Tant qu’il sera en mon pouvoir de vous dire la vérité, je le ferai. En vous donnant de bons conseils, je vous prouve la sincérité de l’amitié que j’ai pour vous ; et je me flatte qu’un jour ou l’autre, vous me rendrez plus de justice que vous ne le faites à présent. » Tout en parlant, ils s’approchaient de la voiture ; elle était prête, et avant qu’elle pût dire un mot, il lui avait donné la main pour y entrer. Il avait méconnu les sentimens qui l’avaient engagée à tourner la tête, et l’avaient empêchée de parler. C’était un composé de colère contre elle-même, de mortification et de chagrin. Elle n’avait pu ouvrir la bouche ; et, en se plaçant dans sa voiture, elle fut prête à se trouver mal. Elle se remit, se reprocha de n’avoir pas pris congé de lui, de l’avoir quitté d’un air de mauvaise humeur ; elle essaya avec la voix et les mains de réparer ces torts ; mais il était trop tard. Il était monté à cheval et avait disparu. Elle continua en vain de regarder derrière ; mais ce qui lui parut très-extraordinaire, elle allait très-vîte, et le reste de la compagnie ne l’ayant pu suivre en descendant la montagne, était demeuré loin derrière elle. Elle en ressentit un chagrin mortel ; elle eut peine à le cacher. Jamais, dans aucune circonstance, elle n’avait été si agitée, ni ressenti une pareille mortification. Elle était frappée au cœur. Ses représentations étaient justes ; elle ne pouvait le nier. Son propre cœur se joignait à M. Knightley. Comment avait-elle pu être si cruelle envers mademoiselle Bates ! comment avait-elle pu se compromettre devant des personnes pour lesquelles elle avait beaucoup d’estime ! et comment avait-elle pu le quitter sans lui témoigner sa reconnaissance, ou lui avoir donné des marques d’amitié !

Elle était inconsolable. Plus elle réfléchissait, plus elle se trouvait coupable. Jamais elle n’avait été si abattue. Heureusement qu’elle n’était pas obligée de parler. Elle n’avait dans sa voiture qu’Henriette, qui ne semblait pas très-satisfaite elle-même, très-fatiguée et disposée à garder le silence.

Emma sentit couler ses larmes pendant presque toute la route, et elle ne fit aucun effort pour les retenir.