La Pêche de la sardine en Bretagne/II

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R. Le Bour
(p. 5-11).
II. — Les appâts.

Nous ne saurions mieux faire que d’emprunter à M. Rivoal, directeur de l’École de pêche à Douarnenez, les renseignements qu’il a déjà publiés dans le bulletin de la Société de l’Enseignement professionnel et technique des Pêches maritimes. Il a traité la question de telle façon que nous ne pourrions rien ajouter.

« La sardine est attirée dans les filets au moyen d’appâts naturels et d’appâts artificiels dont nous allons étudier les principaux.

« En tête des premiers vient la « gueldre », composée de crevettes et de toutes sortes de poissons infiniment petits. Elle est pêchée en eau très peu profonde sur les plages sablonneuses, dans une serpillière que deux femmes laissent traîner derrière elles tout en marchant.

« Cet appât, dont la sardine est très friande quand on le lui jette tout frais, coûte fort cher. Son prix élevé est dû à sa rarelé relative : deux femmes, en effet, n’en prennent que quelques poignées pendant les heures de marée auxquelles se fait la pêche.

« Il est à souhaiter, pour le repeuplement de nos baies, qu’on interdise le plus tôt possible la capture et la vente de la « gueldre » ; elle ne constitue, après tout, qu’un appât insignifiant, étant données les petites quantités qu’on en peut avoir. Il n’en est pas de même de la rogue, cet autre appât naturel, composé d’œufs de poissons et que l’on trouve abondamment dans tous les pays.

« Il est à remarquer que l’époque de la pêche d’un grand nombre d’espèces de poissons correspond avec l’époque du frai. Nous allons passer en revue les principales pêches qui entrent dans le cadre de notre sujet et nous étudierons les différentes sortes de rogues en indiquant leur pays d’origine, leurs qualités particulières, leur mode de préparation et leurs prix.

« Rogues de morue. — La pêche de la morue se pratique surtout dans la mer de Norvège et sur les bancs de Terre-Neuve. Dans la mer de Norvège, elle se fait à Tromsœ, aux îles Lofoten, Yttersiden, Vikten, etc., ainsi que sur les côtes d’Islande et aux îles Féroë. L’époque pendant laquelle la morue contient de la rogue va de la mi-janvier à la fin d’avril pour la côte de Norvège, de mars à mai pour l’Islande et de mai à juillet pour Terre-Neuve.

« Avant le frai, l’ovaire, que les pêcheurs appellent la poche ou la folle, est énorme et contient des œufs par millions ; il mesure souvent cinquante centimètres de long et plus de quarante de circonférence. Les grandes folles constituent la rogue de première qualité ; la deuxième qualité est faite de folles qui ont commencé à se vider, et la troisième, de folles aux trois quarts vides. En volume, sur 100 unités, les trois qualités sont respectivement représentées par 25, 50 et 25. Voici un tableau donnant pour Bergen, avec la production totale, les prix moyens des trois qualités pour les huit dernières années.

Rogues de Norvège

ANNÉES PRIX MOYEN PRODUCTION
totale
Barils de 125 kg
1ère qualité 2ème qualité 3ème qualité
1900 80 fr. 70 fr. 60 fr. 24 100 barils
1901 85 75 65 32 400  —
1902 105 95 85 31 700  —
1903 92 82 72 23 000  —
1904 101 91 81 24 600  —
1905 105 95 85 34 100  —
1906 65 55 45 44 300  —
1907 (15 juin) 58 45 32 34 700  —

« Les pêcheurs norvégiens salent leurs rogues dans de vieux barils ; les trois qualités y sont mélangées. Arrivées à Bergen, on les met dans une saumure de densité telle qu’une pomme de terre y doit flotter. Quand elles y ont séjourné deux ou trois semaines, on les trie pour les mettre dans des barils percés de plusieurs trous par lesquels la saumure non absorbée peut s’écouler. Ce mode de préparation, qui est le plus simple du monde, est aussi le meilleur. Malheureusement on ne le pratique ni en Islande ni à Terre-Neuve. Dans le premier pays, nos pêcheurs se contentent de saler leurs rogues et de les mettre en vrac dans la cale pour les transporter en France. Arrivées à Boulogne, Saint-Malo ou Bordeaux, elles sont mises pêle-mêle en barils. Ces rogues constituent un appât inférieur et le pêcheur sardinier ne les achète qu’en désespoir de cause. Malgré l’infériorité de ces rogues, nos armateurs touchent pour elles une prime exorbitante de 20 francs aux 100 kilos, payée par le gouvernement. Disons, en passant, que plusieurs armateurs de Boulogne, Fécamp, Saint-Malo, Binic et Bordeaux se sont décidés cette année, sur les instances de la Fédération des pêcheurs du Finistère, à saumurer leurs rogues à l’arrivée en France. Nous en avons vu dernièrement plusieurs centaines de barils dont l’odeur et l’aspect révèlent un bon appât.

« Rogues de Terre-Neuve. — À Terre-Neuve, les rogues sont mises en barils sans avoir été préalablement triées. À leur arrivée à Bordeaux, elles sont quelquefois repaquées, mais les trois qualités ne sont pas séparées.

« Si les armateurs voulaient bien les saumurer à Terre-Neuve ou même à Bordeaux, elles deviendraient de fort bons appâts. Pour l’instant, c’est une marchandise de qualité et d’apparence très variables : sur un lot de 100 barils, il n’est pas rare de trouver 20 ou 25 barils très défectueux. Ces rogues, ainsi préparées, sont donc pour le pêcheur des marchandises qu’il hésite à acheter par crainte d’être trompé.

« Usage. — Quoi qu’il en soit, la rogue de morue bien conservée est un appât de premier choix pour la pêche de la sardine. Au moment d’en faire usage, le pêcheur met quelques folles dans une baille contenant un peu d’eau de mer ; la rogue y est délayée de manière à former une bouillie de laquelle on a soin d’extraire toutes les peaux ou poches vides. Cette bouillie est jetée à poignée par le patron du bateau sur l’endroit du filet où il veut attirer la sardine.

« Rogue de maquereau. — L’Irlande et le Nord de la France récoltent de la rogue de maquereau pendant deux mois environ, mai et juin. C’est l’appât préféré des pêcheurs du golfe de Gascogne. Comme cette rogue est relativement rare, son prix est plus élevé que celui de la rogue de Bergen ; la différence est d’environ 15 %.

« On la prépare et on l’emploie comme la précédente et, d’ailleurs, comme toutes les autres rogues.

« Rogue de hareng. — Depuis quelques années, l’usage de la rogue de hareng tend à se généraliser. Elle est récoltée de septembre à janvier dans la Manche, la Baltique, la mer du Nord et la mer de Norvège. Généralement pour la préparation de la rogue de hareng on se contente de la saler, bien que le saumurage soit préférable.

« Cette rogue est plus dense que les rogues de morue et de maquereau ; son odeur est également plus forte. Dans une mer agitée ou dans un courant c’est elle qui réussit le mieux, parce qu’en coulant vite elle se disperse beaucoup moins.

« Il est rare que les pêcheurs bretons fassent une journée de pêche d’un bout à l’autre en se servant exclusivement de la rogue de hareng : quelquefois ils la mélangent à la rogue de morue ; le plus souvent ils l’emploient pour « lever » le poisson quand celui-ci stationne au fond de l’eau. Dès qu’il est levé et qu’il monte vers le filet, on lui jette de la rogue de morue à des intervalles plus ou moins espacés jusqu’au moment où il convient de haler le filet à bord ; cela s’appelle boëtter, d’un mot breton qui signifie donner à manger. Ces deux opérations, lever et boëtter, constituent les deux phases ou les deux temps de la pêche.

« La rogue de hareng, dont la récolte est généralement abondante, coûte plus cher, environ les 3/5 du prix de la rogue de Bergen.

« Elle a malheureusement un défaut : la peau de ses folles adhère aux mailles du filet, ce qui nécessite un lavage ou un nettoyage supplémentaires.

« Rogues artificielles. — À Douarnenez, plusieurs appâts artificiels furent inventés et expérimentés. Ils étaient pour la plupart composés de farines, de déchets de poissons, de résidus d’huiles et de légumes broyés ensemble. Plusieurs pêcheurs très dignes de foi m’ont affirmé que ces appâts donnaient des résultats satisfaisants, surtout quand on y ajoutait une poignée de bonne rogue. En somme, leur valeur propre n’était pas très grande ; mais ils offraient le précieux avantage de diminuer la consommation de la rogue dont le prix était très élevé.

« J’ai acquis la conviction que ces divers appâts, dont les plus estimés furent ceux d’Hispa et de Renot, ont été abandonnés parce que les expériences furent faites sans suite ni méthode et aussi parce que les industriels n’ont pas su profiter des premiers résultats acquis pour lancer leurs produits.

« Quoi qu’il en soit, la tentative ne réussit pas et l’idée fut reprise par M. Boutard, de Rouen, qui essaya de tirer parti de l’invention délaissée. Il composa, suivant les formules de Renot, un appât connu sous le nom de morphirogue Boutard. Il a l’apparence du pain de seigle émietté ; son odeur rappelle celle de la rogue naturelle, et, comme celle-ci, il s’égraine dans l’eau. La morphirogue Boutard possède une propriété très précieuse, celle de se conserver en parfait état pendant de longues années, ce qu’on ne peut obtenir des rogues naturelles qui, au bout d’un an, perdent déjà de leurs qualités.

« La morphirogue Boutard connut le succès, comme ses devancières ; comme elles aussi, et pour les mêmes raisons, elle fut vite abandonnée. L’inventeur n’en fabrique plus depuis 1903.

« Roguelle ou rogue Foulon. — Un ingénieur nantais, M. Foulon, reprit sur d’autres bases la fabrication de la rogue artificielle.

« Sous le nom de roguelle, il présenta au Congrès des Pêches maritimes de Bordeaux une rogue ayant l’odeur et l’aspect de la rogue de morue de première qualité.

« Des essais faits à Concarneau, en 1904 et en 1905, donnèrent d’excellents résultats. Aux Sables-d’Olonne et à l’île d’Yeu, la roguelle a aussi été utilisée par quelques pêcheurs.

« Malheureusement la crise sardinière n’incitait pas les marins à faire de nombreux essais ; ils s’en tenaient à la rogue de morue qu’ils considèrent toujours comme le meilleur appât. Son prix de 25 à 30 francs les 100 kilos la rend abordable, sa conservation est presque indéfinie et la fabrication peut être faite au fur et à mesure des besoins.

« Notons que le poisson pêché avec cette rogue se conserve plusieurs jours, sans traces de fermentation.

« Simili-rogue Fabre-Domergue. — En 1905, M. Fabre-Domergue, inspecteur général des pêches maritimes, ému de la détresse des marins-pêcheurs sardiniers à qui les commerçants vendaient la rogue à des prix excessifs, composa un appât ayant la forme, la densité et l’apparence des œufs de morue.

« C’est un mélange de farine de froment, de farine de seigle, de caséine, d’albumine et d’huile de poisson.

« Une expérience incomplète a, dit-on, été tentée à Camare en 1906. Cette année, il conviendra que les pêcheurs en fassent un essai loyal. L’usage d’un tel appât, dont le prix sera à peu près constant sans dépasser 30 francs les 100 kilos, fera infailliblement baisser le coût des rogues naturelles.

« La simili-rogue offre d’ailleurs un grand avantage, c’est qu’on en peut fabriquer autant qu’il en faut, et au fur et à mesure des besoins.

« Farine d’arachide. — Depuis quelques années, la cherté de la rogue a poussé les marins-pêcheurs à employer certaines farines en mélange. Une seule, celle d’arachide, est encore en usage. Son prix moyen est de 20 francs les 100 kilos. La sardine la mange, bien qu’elle n’en soit pas friande. D’ailleurs, la farine d’arachide, que nos marins emploient telle quelle, est un mauvais appât, en ce sens qu’elle fermente dans le tube digestif du poisson et le fait même parfois éclater. On constate, en ouvrant les sardines, que celle qui a mangé de la farine d’arachide n’a pas la chair blanche et parfumée de celle qui a été boëttée à la rogue.

« Il est à souhaiter que cet appât ne soit plus employé, sinon dans les années d’extrême cherté de la rogue ».