La Pêcheuse d’âmes/01-02

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 8-13).

II

MÈRE ET FILLE

Le monde est un miroir qui montre à chacun son propre visage.
THACKERAY.

Le lendemain, à midi, Zésim renouvela sa visite à Bojary. Cette fois encore la porte resta fermée ; seulement la voix plaignarde de la veille au soir se fit encore entendre et déclara à l’officier qui frappait et refrappait que les maîtres étaient partis.

« Ouvre toujours, cria Zésim.

— Je ne dois laisser entrer personne.

— C’est ce que nous allons bien voir. »

Zésim s’élança sur le mur et sauta de l’autre côté. Au milieu de la cour se tenait une vieille bonne femme, en costume de paysanne, qui le regarda avec épouvante.

« Vous êtes donc un brigand ? balbutia-t-elle.

— Je suis officier de l’empereur, comme tu vois, répondit gaiement Zésim, et en outre un vieil ami de Mme Maloutine. Est-elle dans la maison ? »

La vieille haussa les épaules. Zésim, sans s’occuper d’elle plus longtemps, monta rapidement les marches de pierre couvertes de mousse.

Sur le seuil de la porte une grande et majestueuse personne vint à sa rencontre.

« Madame Maloutine ?

— C’est moi.

— Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Jadewski. »

Un sourire fugitif glissa sur le visage immobile et dur de la maîtresse de Bojary.

« Soyez le bien-venu, dit-elle, en lui tendant une main qu’il baisa à deux reprises, Dragomira sera heureuse de vous voir. Vous êtes changé, mais bien à votre avantage.

— Les apparences sont trompeuses, répondit Zésim, pendant que Mme Maloutine le conduisait à sa chambre de réception, — je crois bien que je suis toujours l’ancien garnement qui pillait vos pommiers et qui dérobait vos épis de maïs. »

La chambre où ils entrèrent était remplie d’une singulière odeur qui faisait penser à la fois à une église et à une pharmacie. La température était celle d’une cave ; depuis longtemps sans doute les fenêtres n’avaient pas été ouvertes ; les meubles et le lustre cachés dans des enveloppes de toile grise avaient l’air de porter le deuil avec un sac et des cendres. Évidemment dans cette maison on ne recevait pas de visites. Mme Maloutine ne faisait pas non plus supposer qu’on en reçût. C’était une dame imposante, d’une grande beauté, qui n’avait pas plus de quarante-cinq ans, mais dont les cheveux étaient déjà tout blancs. Avec son visage sévère, au teint délicat, et ses grands yeux sombres au regard jeune et vif, elle avait plutôt l’air d’une de ces amazones poudrées et à paniers du temps de Catherine que d’une vieille femme.

La porte s’ouvrit et une grande jeune fille d’un charme tout à fait singulier, presque glacial, entra dans la chambre.

« Dragomira !

— C’est vous ! »

Elle sourit et tendit la main comme sa mère ; puis s’assit près de la fenêtre et regarda dehors, sans s’occuper davantage du visiteur. Zésim put la considérer à son aise. Dragomira pendant son absence s’était épanouie dans toute la splendeur d’une virginale beauté. Sa taille haute et élancée dénotait une force souple et élastique ; et l’élégance vraiment royale des lignes de son corps s’harmonisait d’une façon étrange avec sa robe grise et plate comme celle d’une nonne. Ses cheveux blond-doré, d’une rare abondance, étaient simplement séparés sur son front blanc et pur et rattachés sur son cou de marbre par un grand nœud tout uni. Elle n’avait ni ruban, ni fleur, ni bijou d’aucune espèce.

« D’après ce que je vois, vous vivez toutes seules, dit Zésim.

— Oui, répondit la mère.

— Mais Dragomira… est-ce qu’elle s’arrange de cette solitude ?

— Je pense comme ma mère, répondit la belle jeune fille, et elle attacha ses grands yeux bleus froids sur Zésim.

— Nous savons comment vivent messieurs les officiers, continua la mère ; vous qui êtes toujours entraînés dans le brillant tourbillon du grand monde, vous devez trouver notre existence étrange, pour ne pas dire ridicule. Mais nous sommes heureuses ainsi. Le mal remplit le monde. On a assez à combattre pour se défendre contre le tentateur, quand on vit dans la solitude. Au dehors, parmi les hommes, là où mille bras nous saisissent, où mille voix chantent le chant des sirènes, il est presque impossible de ne pas succomber.

— Oh ! je vous jure que c’est tout à fait charmant à Kiew, reprit Zésim.

— Vous êtes maintenant a Kiew ? demanda Dragomira, devenue tout à coup attentive.

— Oui, je suis à Kiew.

— Et quand y retournez-vous ?

— Dans deux semaines, je pense. »

Dragomira regarda sa mère, puis Zésim, et enfin le sol.

Une pensée tenace l’occupait et s’emparait d’elle de plus en plus. Ses traits demeuraient immobiles et inanimés comme auparavant, mais ses énergiques sourcils se contractaient, et ses lèvres rouges laissaient un peu voir ses dents.

« Pourquoi ne me dites-vous plus tu ? demanda Zésim en se levant pour s’approcher de sa compagne d’enfance. M’avez-vous donc si complètement oublié ? Ne vous souvenez-vous plus des bons tours que nous jouions ensemble ? Vous suis-je devenu étranger à ce point ?

— Non, mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi. »

Il lui prit la main ; elle était froide et lisse, et lui échappa en glissant comme un serpent.

« Que vous ai-je fait, Dragomira ? Regardez-moi donc.

— Je ne suis plus la même.

— Si… pour moi.

— Comme vous voudrez. »

Dragomira regarda devant elle, dans le vide.

Zésim éprouvait une sensation singulière. Son cœur était ému par l’ancienne inclination de son enfance ; ses sens étaient de plus en plus charmés par cette énigmatique beauté, et, en même temps, il ne pouvait se défendre d’une sorte d’effroi devant ces deux femmes.

La mère et la fille étaient également étranges et inquiétantes.

Il revint bientôt et eut la chance de trouver la jeune fille seule. Comme il traversait la cour en se dirigeant vers la maison, Dragomira, qui était venue à la fenêtre, le regarda. Il remarqua en elle un mouvement d’impatience et en même temps de dédain.

« Ah ! vous voilà déjà de retour ! dit-elle avec une indifférence blessante.

— Je ne perds pas si facilement courage, répliqua Zésim, autrement pourquoi serais-je soldat ?

— Mais je suis seule et ne puis vous recevoir.

— Seule ? Tant mieux. Quant aux règles sévères de l’étiquette, vous pouvez bien les enfreindre pour moi.

— Entrez donc, » dit Dragomira après une courte hésitation.

Zésim traversa le vestibule. Au mur était suspendu un grand crucifix devant lequel brûlait une petite lampe. Il passa ensuite dans le corridor, plein de l’odeur de l’encens. Dragomira se tenait sur le seuil de sa chambre ; elle lui tendit la main.

« En vérité, je suis bien enfant, dit-elle, qu’ai-je à craindre de vous ?

— Voilà que vous parlez raisonnablement, reprit le jeune officier en souriant, et puisque vous avez fait le premier pas, je fais le second et je vous prie de m’appeler comme autrefois, quand vous étiez ma petite femme dans la tranquille petite maison de gerbes dorées.

— Oui, je le veux bien, à condition que vous promettiez de ne pas me faire la cour.

— Je vous en donne ma parole, répondit Zésim, mais ce que je ne peux pas vous promettre, Dragomira, c’est de forcer mon cœur à se taire ; il parle beaucoup trop haut. Rappelez-vous les vers de Pouschkine :

Mon cœur aimant encore brûle et palpite,
Parce qu’il lui est impossible de ne pas t’aimer.

— Je ne peux pas te défendre de sentir quelque chose pour moi, dit la belle jeune fille avec calme, mais je ne puis répondre à tes sentiments. Jamais je n’aimerai, jamais je n’appartiendrai à un homme.

— Veux-tu devenir la fiancée du ciel ?

— Il est plus méritoire de combattre dans le monde que derrière les murs, là où il n’y a pas de tentation.

— Je crois que tu me traites avec défiance, parce que je suis soldat.

— Pas du tout : la guerre est bonne ; grâce à elle beaucoup d’hommes à la fois gagnent le paradis, soit parce qu’ils souffrent cruellement, soit parce qu’ils meurent sur le champ de bataille. »

Zésim la regarda tout surpris. Elle s’était assise près de la fenêtre grillée, ses belles mains modestement jointes sur ses genoux. En ce moment, elle lui semblait une prisonnière, dans cette chambre blanchie à la chaux, dont tout l’ameublement consistait en un lit à baldaquin, une armoire, une table et deux chaises. Le seul ornement était une image du Sauveur couronnée de fleurs desséchées ; une discipline y était suspendue.

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Cette jeune fille autrefois si gaie, si aimable, poussait-t-elle l’austérité jusqu’au délire religieux ? Était-elle son propre bourreau.

De plus en plus il se sentait devant une énigme qui lui serrait le cœur.

Une autre fois encore il la trouva seule. Elle était dans le jardin et avait une robe blanche tout unie, qui la rendait encore plus charmante. Elle fit un brusque mouvement d’effroi, quand il apparut devant elle à l’improviste, et elle rougit. C’était le premier signe de vie, d’émotion humaine qu’elle donnât.

« Je te suis donc bien désagréable, dit-il, que tu tressailles à mon aspect ?

— Que t’imagines-tu là ? répondit-elle avec calme, il n’y a rien qui pourrait m’effrayer ; pourquoi aurais-je précisément peur de toi ? Je t’aime autant que je le peux et que je le dois, et je sais que je n’ai rien à craindre de toi. Tu aurais plutôt des motifs d’éviter ma rencontre.

— Tu as raison.

— Oh ! pas dans le sens où tu le prends.

— Dans quel sens alors ? »

Dragomira arracha une branche de rosier et passa rapidement les épines sur son bras blanc. Des lignes rouges apparurent et une goutte de sang tomba à terre.

« Que fais-tu là ? demanda Zésim.

— Ce qui me fait du bien, répondit Dragomira.

— Aimes-tu donc à te martyriser ?

— Comme tous ceux qui cherchent le ciel et méprisent la terre.

— Crois-tu que Dieu t’a créée pour le martyre ? Je crois que c’est bien plutôt pour donner la félicité et pour en jouir.

— C’est ainsi, répondit-elle, que parle l’homme dont l’esprit est emprisonné dans les lourdes et épaisses vapeurs de la terre. La femme est plus pure et plus sage que lui ; aussi est-elle moins l’esclave du péché.

— Si tu es un ange, répliqua Zésim avec un sourire qui la déconcerta un peu, alors sois le mien ; conduis-moi sur ces pures hauteurs où tu résides.

— Ne le souhaite pas, la route qui y mène est pénible et douloureuse. »

Elle attacha pour la première fois sur lui un regard de compassion et presque de prière. Puis elle eut comme un frisson soudain et elle lui saisit la main.

« Va-t-en, maintenant, va-t-en. On me cherche. »

Elle le salua encore d’un mouvement de tête et le quitta rapidement.

Pendant qu’elle s’éloignait et que sa taille élancée disparaissait avec un doux balancement entre les buissons de groseilliers et les arbres du verger, un sinistre et menaçant personnage se montrait à la porte du jardin. C’était un homme grand et fort, d’environ quarante ans, à la chevelure blonde et bouclée, à la barbe blonde, vêtu d’une longue robe noire à plis. Sur ses traits se lisait la conscience froide et impitoyable d’une puissance illimitée.

« Est-ce un prêtre ou un démon ? se demanda Zésim, et qu’est-ce que tout cela signifie ? »