La Pêcheuse d’âmes/01-03

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 14-19).

III

DRAGOMIRA

Une douleur puissante est attachée
à la vie.
MAHABHARATA.

On était aux premiers jours de septembre. Les riches campagnes de la Petite-Russie étalaient toute la splendeur d’une végétation luxuriante. Le ciel sans nuage ressemblait à une immense pierre précieuse ; l’air vermeil était calme et embaumé ; le soleil étendait sur tout comme un réseau étincelant. Le feuillage prenait les couleurs de l’automne, et les gazons avaient des teintes d’or mat. Les branches des arbres fruitiers se courbaient jusqu’à terre, jonchant le sol de leurs fruits. Dans les jardins, les reines-marguerites et les dahlias aux nuances variées faisaient penser aux éclatantes broderies de l’Orient, et, au-dessus des haies vives, se dressaient les tournesols au cœur noir. Les troupeaux de moutons erraient dans les chaumes, et tout en haut, dans les airs, volaient des bandes de grues et de cigognes. Autour des gracieux villages on sentait l’âcre parfum du thym et de l’absinthe ; le bruit rythmé des fléaux tombant sur l’aire retentissait, et, dans chacune des auberges situées sur la route, se faisait entendre le grincement du violon et la voix des joyeux chanteurs. Zésim était sorti avec son fusil et son chien canard anglais, pour tirer des bécasses, ces fugitifs feux-follets, qui se moquent si volontiers du chasseur. Quand il eut rempli sa carnassière, il s’assit pour se reposer sur l’herbe touffue de la berge, et écouta l’antique et mystérieux langage des éléments, le murmure des roseaux et des arbres, la plainte des eaux, toutes ces voix enfin qui semblent parler à travers les airs. Devant lui, les flots brillants jetaient des flocons d’une écume scintillante ; l’on entendait au loin le cri mélancolique de quelque oiseau.

Tout à coup un bruit de rames retentit ; sur un petit bateau arrivait Dragomira, vêtue d’une longue robe blanche, comme une fée. Elle avançait à travers le jardin enchanté d’algues, de lis d’eau et de nénuphars, qui venait jusqu’à la rive. Quand elle aperçut Zésim, elle resta d’abord interdite, puis elle approcha et lui tendit la main.

« Tu chasses ici ?

— Oui, j’ai brûlé un peu de poudre, répondit Zésim, et maintenant je me repose en rêvant à toi. Veux-tu me prendre, ange charmant ?

— Pourquoi pas ? Mais je ne suis pas un ange. »

Elle aborda. Il sauta dans la barque et saisit les rames, après avoir appuyé son fusil et solidement attaché son chien à ses pieds.

« Le monde est pourtant bien beau ! dit-il, pendant qu’ils descendaient lentement la rivière ; la nature est une grande cathédrale où toutes les prières ont leur place et où chacun se sent porté au recueillement.

— C’est là ton idée, dit Dragomira, et au premier coup d’œil il semble qu’il en soit ainsi ; la terre nous paraît un immense et magnifique autel, d’où ne montent vers le ciel que de suaves parfums. Mais quand nous y voyons mieux, nous découvrons bientôt que ce sont nos propres pensées, nos sentiments, nos fantaisies que nous introduisons dans la nature pour la poétiser, et que tout cet univers n’est qu’une gigantesque pierre de sacrifice sur laquelle les créatures souffrent et versent leur sang pour la gloire de Dieu.

— Quel épouvantable tableau !

— Moi aussi, Zésim, je me suis réjouie de la vie et j’ai regardé dans l’avenir comme dans un pays merveilleux ; mais j’ai vu un jour que j’avais été aveugle. Quand on m’a ôté le voile de devant les yeux et que j’ai pu voir les choses comme elles sont, je me suis senti au cœur une pitié profonde et un silencieux effroi pour moi-même. C’était comme si le soleil s’éteignait, comme si la terre et mon cœur s’engourdissaient dans la torpeur d’une glace éternelle. Tu es heureux, tu peux encore être gai ; pour moi, il n’y a plus ni joie ni espérance. Je ne puis plus m’abuser sur la valeur de la vie ; je sais que l’existence est une sorte de pénitence, un purgatoire qui purifie ; elle n’est pas un bonheur, mais plutôt un perpétuel martyre.

— En vérité, ce sont là des rêveries de l’Inde, reprit Zésim, de plus en plus surpris, elles sont parvenues avec les caravanes jusqu’au cœur de la Russie, et se retrouvent modifiées chez différentes sectes de l’Église russe. Appartiens-tu décidément à l’une d’elles ?

— Non ; quelle idée ! s’écria Dragomira, en essayant de sourire. De quoi t’avises-tu de me croire capable ? On n’a qu’à ouvrir les yeux pour découvrir ce que je viens de te faire voir. »

Ils débarquèrent et continuèrent leur route à pied à travers les prairies et les bois. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent une fourmilière qui s’élevait comme un château fort. Il en sortait de longues rangées de petits travailleurs noirs qui se répandaient sur l’étroit sentier, pendant que d’autres revenaient chargés d’œufs.

« Vois cette petite merveille, dit Zésim en s’arrêtant ; comme l’organisation de cette petite république est sage et bonne ! C’est un vrai Lilliput sorti du pays fabuleux des contes et parvenu à la réalité. Ne crois-tu pas que ces petits êtres laborieux et prudents sont heureux ?

— Non, dit Dragomira, car ils ont parmi eux des maîtres et des esclaves comme nous, et même ils ne peuvent vivre qu’en faisant souffrir et mourir d’autres êtres. Vois, cette limace qui se tortille avec les plus affreuses contractions, tes républicaines l’ont tuée ; non, elle vit encore, et ils la dévorent toute vive. Et leur pitoyable bonheur ? Un coup de pied peut le détruire. »

Elle s’avança d’un pas rapide vers la fourmilière en pleine activité. Il n’y avait chez elle ni colère, ni désir fiévreux et diabolique d’être cruelle, et elle ensevelit sous des ruines la petite cité tout entière, écrasant et broyant du pied des milliers de créatures.

Zésim baissa la tête et garda le silence. Ils continuèrent à marcher. Elle aussi resta muette jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un petit bois, où elle découvrit un nid de rouge-gorge dans un arbre creux.

« Qu’il est joli, dit-elle, n’est-ce pas ? Une idylle ! Mais regarde cette charmante petite bête, qui revient à tire-d’ailes pour nourrir ses petits ! Qu’a-t-elle dans le bec ? Quelque insecte qui se tord douloureusement. Crois-tu que cet insecte soit bien heureux ? »

Ils avancèrent encore. Ils avaient à peine fait une centaine de pas qu’un autour s’abattit du haut des airs sur le pauvre petit oiseau sans inquiétude et l’emporta dans ses serres.

Dragomira montra du doigt le ravisseur sans dire un mot. Zésim le visa et tira. Au moment où la fumée se dissipait, l’autour mourant tombait à terre, les ailes étendues, et près de lui gisait le rouge-gorge palpitant.

« Et toi, s’écria Dragomira avec un rire effrayant, que viens-tu de faire, homme, toi, le maître et l’honneur de la création ? Tu as tué comme les autres ! Ce n’est partout que souffrance, sang versé, mort et anéantissement ! »

Ils arrivèrent à Bojary, sans s’être dit un mot de plus. À la porte, Zésim, étrangement ému, prit congé de sa compagne, et pendant qu’il regagnait la propriété de sa mère, à travers la brume du crépuscule du soir, des pensées troublantes voltigeaient autour de lui, comme de sombres chauves-souris. Le lendemain, dans l’après-midi, attiré comme par une force magique, il revint chez Mme Maloutine, et pour la première fois il trouva la porte ouverte. Une voiture, recouverte d’une bâche de toile et attelée de trois chevaux maigres, était dans la cour. Un petit juif en caftan noir était assis sur le banc, devant le fournil, au soleil, et comptait rapidement sur ses doigts crochus.

Zésim fit le tour de la maison en se glissant et regarda par la fenêtre ouverte dans la petite salle de réception. Il ne fut pas peu surpris de voir Dragomira devant la glace, Dragomira richement parée comme une jeune sultane, dans tout l’éclat éblouissant de sa beauté.

Une jupe à traîne, en soie d’un bleu mat, enveloppait sa personne, aux lignes d’une distinction royale, et laissait voir ses petits pieds chaussés de pantoufles rouges, brodées d’or. Une jaquette en velours cramoisi, digne d’une princesse et toute garnie de zibeline dorée, s’ajustait élégamment avec son cou orné de perles d’ambre jaune, avec ses bras magnifiques chargés de bracelets d’or, avec ses hanches élancées comme celles d’une amazone.

Ses cheveux blond doré, rassemblés en larges nœuds entrelacés de rangées de perles, faisaient comme un diadème sur cette tête admirable.

« Ah ! comme tu es belle ! » s’écria Zésim. Dragomira eut peur, rougit, puis pâlit, et jeta sur lui un long regard de reproche.

« Tu fais donc de la toilette quelquefois, continua-t-il, il n’y a que pour moi que tu n’en fais pas.

— J’essayais seulement quelque chose, dit Dragomira qui avait rapidement reconquis son calme, tu vois là-dedans le tailleur juif qui attend. Ce n’est pas autre chose que cela.

— Oui, mais tu ne t’es pas fait faire cette magnifique toilette pour la donner à manger aux mites dans une armoire.

— Es-tu curieux !

— Je ne suis qu’étonné, Dragomira ; cette magnificence et ce luxe me semblent en contradiction avec le masque de sainte que tu portes.

— Je te montre mon vrai visage, répliqua Dragomira avec un douloureux sourire.

— Mais le costume d’une despote et d’une conquérante ne va pas avec ce visage.

— On pare aussi la victime, répondit doucement Dragomira, et la prêtresse déploie également une pompe royale quand elle brandit le couteau du sacrifice.

— Laquelle es-tu des deux ?

— Peut-être l’une et l’autre.

— Pour moi, tu es seulement la bien-aimée de mes charmants rêves de jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas ; il n’y a que les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales de Titien et de Véronèse qui pourraient être tes rivales ! »

Entraîné par un mouvement subit de passion, le jeune officier sauta dans le salon par la fenêtre, entoura Dragomira de ses bras et lui donna un baiser.

Ce qu’il y eut de remarquable, c’est qu’elle ne montra ni colère, ni dédain ; elle ne le repoussa même pas, et se borna à attacher sur lui un regard calme et glacial.

« Je t’avertis, Zésim, dit-elle d’une voix tranquille, presque douce, reste loin de moi. Je ne crois pas que tu m’aimes, car un feu qu’on ne nourrit pas doit s’éteindre ; mais si tu m’aimes, à plus forte raison éloigne-toi. Si je veux, tu m’appartiendras ; je le sais mieux que toi-même et je pourrais te pétrir comme une cire molle, mais je ne le veux pas.

— Pourquoi ne le veux-tu pas ? C’est toi, précisément toi, qui as été créée pour moi, aussi dois-tu devenir ma femme. »

Dragomira secoua la tête.

« Tu en aimes un autre ?

— Non.

— Alors je ne puis te comprendre.

— Ne souhaite pas de pénétrer dans les ténèbres de mon âme, répondit-elle, je te le répète, reste loin de moi, dans ton propre intérêt. J’ai encore pitié de toi et de la gaîté de ta jeunesse, peut-être parce que mon cœur est encore libre, parce que je ne m’intéresse que peu à toi. Mais si tu réussissais à gagner enfin mon amour, alors tu serais perdu, Zésim. Fuis-moi, pendant qu’il est encore temps.

— Et quand il sera trop tard ?

— Alors ce sera ta destinée, et je l’accomplirai.

— Tu me donnes donc de l’espoir. »

Dragomira s’était assise dans l’un des petits fauteuils et semblait plongée dans des réflexions profondes.

« Je suis courageux, continua Zésim, la peur ne me fera reculer devant rien. Pour te conquérir, pour te conduire dans ma maison comme maîtresse, j’accepte le combat avec l’enfer tout entier.

— Oui, mais pas avec le ciel, Zésim. Il y a des puissances mystérieuses, plus fortes que nous. Le chemin que je suis conduit à la lumière à travers des tourments et des douleurs, à travers des souffrances indicibles, à travers des ténèbres pleines d’angoisse. Ne désire pas marcher sur cette route, même à côté de moi. Ah ! si je pouvais seulement parler !… Mais je n’en ai pas le droit, mes lèvres sont fermées.

— Dis-moi seulement que tu m’aimes.

— Non, je ne t’aime pas, et tu peux remercier Dieu de ce que je ne t’aime pas. »