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La Pêcheuse d’âmes/01-11

La bibliothèque libre.
Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 66-72).

XI

ANGE OU DÉMON ?

Quand les diables veulent faire commettre les pires péchés, ils attirent d’abord par des apparences innocentes.
SHAKESPEARE.

Dragomira s’était trouvée bien seule dans les derniers temps. Elle n’avait fait aucun pas vers son but, et l’inactivité à laquelle elle était provisoirement condamnée lui rendait d’autant plus sensible le manque de connaissances et de relations. Un soir elle était assise dans son petit salon, auprès de la cheminée, se chauffait les pieds et songeait.

De pensée en pensée, elle était arrivée à une espèce d’émotion assez agréable, lorsqu’elle entendit sonner. On ouvrit la porte de la rue. Peut-être était-ce la juive qui venait ; on avait besoin de son bras.

Cirilla se glissa dans la chambre, et l’avertit qu’il y avait là un monsieur qui désirait parler à Dragomira.

« Qui est-ce ?

— Je ne le connais pas, répondit la vieille, pourtant c’est un des nôtres. Il m’a donné le signe ; c’est le prêtre qui l’envoie.

— Introduis-le donc. »

Quelques instants plus tard entrait un homme fait pour imposer à toute femme, sauf à celle qui était là. Lui et Dragomira restèrent quelque temps debout et muets l’un devant l’autre, les yeux dans les yeux, se considérant réciproquement avec une sorte de curiosité et d’admiration. La belle jeune fille reprit sa première place et indiqua à l’étranger une chaise qu’il ne prit pas. Il se contenta d’appuyer une main sur le dossier, et remit une lettre à Dragomira. Cette lettre venait de l’apôtre et contenait ce qui suit :

« Je t’envoie Karow, qui nous a déjà rendu de grands services ; il se mettra à ta disposition. Tu peux te confier à lui sans réserve. »

Dragomira parcourut de nouveau du regard le jeune homme qui se tenait debout devant elle avec la modestie de la force et du courage. De moyenne grandeur, taillé en athlète, dans la fleur de la beauté et de la santé, il avait de hautes bottes, un pantalon collant et une courte tunique de velours qui le faisaient paraître encore plus à son avantage. Son visage, bien dessiné, était légèrement bruni ; son nez, fin, était un peu retroussé ; il avait la bouche bien accentuée, les cheveux foncés, et des yeux bleus dont le regard vous pénétrait avec une sorte de puissance diabolique. Une autre aurait frissonné sous le calme rayon de ces yeux ou se serait sentie subjuguée pour toujours. Dragomira se dit : « Enfin ! voilà donc un homme, un associé, comme il m’en faut un. »

« Vous demeurerez maintenant à Kiew ? dit-elle.

— Oui, mademoiselle, et je vous prie de me donner vos ordres pour quoi que ce soit.

— Je vous remercie. Et… vous êtes… ?

— Je suis dompteur, attaché à la ménagerie Grokoff, qui est arrivée hier dans cette ville.

— Ah ! ça se trouve bien. Et quels animaux avez-vous dressés ?

— Je crois que je les dompterais tous. J’ai ici pour le moment un lion, deux lionnes, une tigresse, un léopard, deux panthères et un ours.

— Puis-je les voir une fois ?

— Certainement.

— Mais il faudrait que ce fût dans un moment où il n’y a personne.

— Le soir, alors, quand la représentation est finie et la ménagerie fermée.

— Je vous préviendrai par écrit. »

Karow s’inclina silencieusement.

Un hasard particulier voulût que, le soir même où Dragomira avait annoncé sa visite à la ménagerie, Sessawine vint la voir. Il avait dans l’intervalle fait la connaissance de la jeune fille. Elle lui, tendit la main et le pria de l’excuser pour quelques instants.

« J’ai deux mots à écrire au dompteur Karow, dit-elle, il m’attend ce soir à la ménagerie.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Pour me faire voir ses bêtes.

— C’est très intéressant, dit Sessawine, je vous prie de ne pas vous gêner du tout pour moi. Je serais au contraire très heureux de pouvoir vous accompagner.

— Bien ; alors prenons le thé ensemble ; nous irons ensuite voir les bêtes. »

Cirilla vint pour tenir compagnie aux jeunes gens. Elle jouait son rôle de vieille tante vénérable avec beaucoup d’habileté, et avait tout à fait bon air dans sa robe de soie et sa jaquette de fourrure. Barichar prépara la table et apporta le samovar. Pendant que Dragomira faisait le thé, Sessawine lui donnait des détails sur la société de Kiew et exprimait ses vifs regrets de ce que Dragomira n’en fit pas partie.

« Je n’ai pas le sens du monde comme les autres jeunes filles de notre temps, dit-elle, et je me fais une idée très sérieuse de la vie.

M. Jadewski m’a parlé de cela ; il vous appelait une philosophe. »

Dragomira sourit.

« C’est ce que je suis le moins ; je suis plutôt une personne d’un cœur pieux et je cherche à vivre conformément aux commandements de Dieu. Je considère cette existence comme un temps d’expiation.

— Pouvez-vous, créée comme vous l’êtes pour le triomphe et la joie, pouvez-vous nourrir d’aussi sombres pensées ?

— Tout homme voit le monde avec ses yeux ; probablement, les miens sont faits de manière à voir partout la désolation.

— Voilà pourquoi vous devriez sortir de chez vous, vous distraire.

— Je ne dis pas non, répondit Dragomira, mais qui me présentera ? Ma tante est toujours souffrante et, depuis bien des années déjà, vit tout à fait retirée.

— Vous n’avez qu’à apparaître et l’on vous accueillera à bras ouverts. En attendant, si vous voulez bien me le permettre, je parlerai de vous à Mme Oginska ; elle se hâtera de vous conquérir pour son cercle.

— Ce serait un honneur pour moi d’être reçue chez elle.

— Nous ferons tout pour vous rendre votre séjour à Kiew aussi agréable que possible, dit Sessawine ; vous devriez aussi faire la connaissance de Soltyk ; c’est un homme dangereux, mais intéressant.

— J’ai entendu beaucoup parler de lui.

— On vous en a dit beaucoup de mal ?

— Oui, beaucoup de mal.

— Et pourtant, vous précisément, ce me semble, vous sympathiseriez avec Soltyk. Si différents que vous soyez tous les deux, vous avez un trait commun de caractère, l’orgueil et le mépris du monde.

— Je ne suis pas orgueilleuse.

— Pourtant…

— Oh ! vous ne vous doutez pas combien je puis être humble.

— Devant Dieu, peut-être.

— Devant les hommes aussi, quand ils vivent et agissent selon l’esprit de Dieu.

— Vous croyez donc sérieusement que l’on peut forcer la destinée par le sacrifice, le renoncement, les bonnes œuvres ?

— Non, je ne le crois pas ; on peut seulement obtenir la grâce de Dieu et la vie éternelle. Tant que dure notre pèlerinage sur cette terre, nous devons accomplir la destinée pour laquelle nous sommes faits.

— Vous êtes fataliste.

— Oui et non. Je ne crois pas que rien arrive sans la volonté de Dieu.

— Alors, le sang qui coule à torrents n’est versé que parce que c’est la volonté de Dieu.

— Oui.

— Vous ne pouvez pas penser cela sérieusement.

— Je veux vous le prouver et entrer aujourd’hui même au milieu des animaux féroces, quoique je ne sache pas comment on les dompte. Je suis sûre qu’ils ne me déchireront que si ma destinée est d’être déchirée.

— Ce serait défier Dieu. »

Cette fois Dragomira ne répondit pas, et la conversation prit un autre tour. Quand il fut temps de partir, Sessawine s’empressa d’envelopper Dragomira dans son vêtement de fourrure. Il lui prit ensuite le bras pour la conduire, à travers les rues éclairées et animées, sur le champ de foire. C’est là que se trouvait la célèbre ménagerie dans une vaste construction en bois. La représentation était finie. Il ne restait plus que quelques rares flâneurs et gamins arrêtés devant l’entrée, admirant les tableaux suspendus comme enseignes. Un nègre habillé de rouge conduisit Dragomira et Sessawine dans l’intérieur, et Karow vint avec empressement à leur rencontre pour leur donner, avec beaucoup d’amabilité, toutes les explications nécessaires. Quand on eut vu tous les animaux, Dragomira revint à la cage des lions.

« Les fières, les magnifiques bêtes ! dit-elle. Avec quoi vous protégez-vous contre leur férocité, monsieur Karow ? Avec quoi les maîtrisez-vous ?

— Avec le regard et la voix, répondit Karow ; si vous le désirez, je vais vous donner une petite représentation de mon savoir faire.

— Non, je vous remercie, répondit Dragomira d’une voix calme, pendant qu’elle dévorait des yeux les superbes animaux, mais permettez-moi d’entrer dans la cage.

— Quelle idée ! dit Karow, vous ne savez pas manier les bêtes, et, à coup sûr, vous seriez mise en pièces.

— Je voudrais pourtant essayer.

— Mais vous plaisantez, mademoiselle, dit Sessawine.

— Non, c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Je vous en conjure… continua Sessawine, ce serait affreux si, bien malgré moi, j’étais l’occasion de…

— Je voudrais voir, interrompit Dragomira, si Dieu ne m’a pas réellement réservée pour quelque grande tâche, ou si je ne suis plus qu’une feuille inutile de l’arbre de la vie.

— On ne doit pas faire des essais de cette sorte, dit Karow, en regardant fixement Dragomira, ce ne serait pas du courage, mais de la démence.

— Moi, je dirais que c’est de la confiance en Dieu, répliqua Dragomira.

— Si Dieu veut vous faire mourir, il n’a pas besoin de ces lions.

— Peut-être, murmura Dragomira. Une force mystérieuse me pousse à entrer dans cette cage. Qu’est-ce ? Ou ma destinée est de finir maintenant, ou Dieu me donnera un signe, et accomplira un miracle en moi. Laissez-moi entrer, Karow.

— Non, je ne le peux pas.

— Vous ne le pouvez pas ? même si je le veux, même si je l’ordonne ?

— Voulez-vous donc absolument mourir ? dit Karow d’une voix basse et oppressée.

— Je vous ordonne de m’ouvrir la cage.

— Soit, donc ! venez, nous allons entrer ensemble.

— Non, dit Dragomira, moi seule. »

Karow la regarda. Un rude combat se livrait dans son âme.

« Pour l’amour de Dieu, dit Sessawine en la suppliant, n’allez pas plus loin ! Quelle bizarre fantaisie ! Vous nous torturez le cœur. Venez, quittons ce lieu.

— Je veux entrer dans la cage, répéta encore une fois Dragomira, comprenez-vous bien ? toute seule. Donnez-moi votre cravache, et puis ouvrez !

— Non, non, vous ne devez pas ouvrir, monsieur Karow ! » s’écria Sessawine ; mais ses paroles n’eurent aucun effet.

En cet instant, Karow était complètement sous l’influence de Dragomira. Elle l’immobilisait et le dirigeait, avec son regard, comme bon lui semblait. Elle tendit la main et il lui donna la cravache. Elle posa le pied sur l’escalier menant à la galerie de bois qui régnait derrière les cages, et il lui présenta la main et la conduisit ; elle lui fit signe d’ouvrir la porte de la cage, et il l’ouvrit. Mais, à peine était-elle entrée, que, se plaçant derrière elle, il tira un revolver de chaque poche de sa tunique de velours, et, son regard dominateur fixé sur les bêtes, il resta là, prêt à faire feu au moindre danger.

Sessawine, muet et pâle, semblait cloué devant la cage par la contemplation de cette belle jeune fille, audacieuse jusqu’à la folie. Elle s’était avancée, fière et calme, au milieu des bêtes assoupies.

« Debout ! cria-t-elle, en poussant le lion avec son pied. En avant ! Déchirez-moi en morceaux ! »

Alors elle se mit à fouailler de sa cravache les trois animaux, le lion et les lionnes. La cravache sifflait en fendant l’air. Les bêtes reculèrent d’abord et grondèrent, en montrant les dents ; puis le lion se mit à battre le sol de sa queue et se prépara à bondir.

« Allons ! viens donc ! » s’écria Dragomira.

Karow était prêt à agir ; mais, au moment où le lion s’élançait sur Dragomira, elle se plaça entre la bête et l’homme, si bien qu’il ne pouvait plus faire feu. Cependant, elle avait jeté au loin la cravache et se tenait debout, les bras étendus, comme une martyre chrétienne dans l’arène.

« Je suis dans la main de Dieu ! » s’écria-t-elle.

Le lion s’arrêta soudain devant elle, leva la tête, la regarda longtemps et se coucha ensuite paisiblement à ses pieds.

Karow ouvrit alors en toute hâte et tira Dragomira hors de la cage. Elle lui sourit.

« Je vous admire, dit le dompteur.

— C’était effrayant, mais beau, dit Sessawine ; cependant, ne tentez pas le ciel une seconde fois.

— Je voulais avoir un signe, dit Dragomira tranquillement, maintenant je suis satisfaite ; je sais que Dieu a encore besoin de moi. Quand mon heure sonnera, il m’appellera à lui ; pas plus tôt. »

Elle tendit la main à Karow.

« Je vous remercie ; ne soyez pas fâché contre moi.

— Ah ! cela a été l’heure la plus affreuse de ma vie, répondit-il, je ne l’oublierai jamais.

— Eh bien, demanda Dragomira en prenant le bras de Sessawine, croyez-vous maintenant que rien n’arrive sans avoir été décidé auparavant ?

— Si vous aviez seulement l’intention de faire un prosélyte, répondit-il, vous avez entièrement réussi. »